Commentaire de texte
Raison, Vérité, Histoire de Hilary Putnam
par m. carrère, Saint-Cyr, 2007.
Supposons qu'un être humain (vous pouvez supposer qu'il s'agit de vous-même) a été soumis à une opération par un savant fou. Le cerveau de la personne en question (votre cerveau) a été séparé de son corps et placé dans une cuve contenant une solution nutritive qui le maintient en vie. Les terminaisons nerveuses ont été reliées à un super-ordinateur scientifique qui procure à la personne cerveau l'illusion que tout est normal. Il semble y avoir des gens, des objets, un ciel, etc. Mais en fait tout ce que la personne (vous-même) perçoit est le résultat d'impulsions électroniques que l'ordinateur envoie aux terminaisons nerveuses.
L'ordinateur est si intelligent que si la personne essaye de lever la main, l'ordinateur lui fait "voir" et "sentir" qu'elle lève la main. En plus, en modifiant le programme, le savant fou peut faire "percevoir" (halluciner) par la victime toutes les situations qu'il désire. Il peut aussi effacer le souvenir de l'opération, de sorte que la victime aura l'impression de se trouver dans sa situation normale. La victime pourrait justement avoir l'impression d'être assise en train de lire ce paragraphe qui raconte l'histoire amusante mais plutôt absurde d'un savant fou qui sépare les cerveaux des corps et qui les place dans une cuve contenant des éléments nutritifs
qui les gardent en vie.
Hilary Putnam, Raison, vérité et histoire, Paris, Minuit, 1984.
Le monde dans lequel nous vivons est celui que nous percevons grâce à nos sens : ce sont les sensations qui nous y rattachent, elles sont les liens permettant les rapports entre nos esprits et le monde. Hilary Putnam imagine dans son ouvrage Raison, Vérité, Histoire (1981) un système pour isoler l’esprit du monde qui l’entoure. C’est une actualisation, une variante moderne du système cartésien dans lequel « un mauvais génie, non moins rusé et trompeur » rend illusoires toutes les choses autour de nous. Le système diffère quelque peu néanmoins : l’entité abusant les hommes, bien qu’elle soit supérieure par son savoir, est elle-même, dans un premier temps, un homme. De plus, alors que pour Descartes, le génie, entité surnaturelle, ne faisait que plaquer une illusion sur le monde, que les hommes percevaient d’eux-mêmes, la nature et l’existence du monde n’étant pas remises en cause directement, chez Putnam, la manipulation va jusqu’à la création d’un monde alternatif, et non une simple déformation. Les hommes sont réduits à l’état de cerveaux afin d’empêcher toute fuite hors du système. La problématique de Putnam est alors la suivante : puisque les sensations nous relient à un monde, il faudrait connaître leur valeur : sont-elles une source d’informations infaillible ? Peuvent-elles nous induire en erreur ? Nous sont-elles bénéfiques ou au contraire nuisibles ? Et en conséquence, faut-il renforcer ou supprimer ces liens avec le monde ? Quel est leur rapport à la vérité, c’est-à-dire l’exactitude ?
Afin d’y répondre, Putnam élabore une situation de test : des « cerveaux dans une cuve » des lignes 1 à17 où il développe son test, en tire quelques premières conclusions, le perfectionne afin de créer une illusion de la réalité aussi parfaite que possible. Il explicite ensuite la valeur pratique de son test de la ligne 18 à 22. Enfin, il généralise le test et le pousse jusqu’à la perfection, ligne 23 à 37, avant de conclure sur la validité et la valeur des sensations.
L’auteur présente tout d’abord le but de sa démarche au travers d’une « histoire de science-fiction discutée par des philosophes […] ». L’histoire de science-fiction est un récit, fruit d’une imagination, qui s’appuie sur la science telle qu’elle est supposée exister dans un avenir plus ou moins proche, ce qui lui confère, de par ce pseudo caractère scientifique, une certaine crédibilité dans la mesure où l’on considère que cette science, cette connaissance, bien que fictive à l’heure actuelle, soit un jour réalisable. Sa discussion par des philosophes animés par la quête de vérité ou sagesse, l’éros, revient à vérifier sa validité et à juger sa pertinence. L’histoire est alors une hypothèse que l’on cherche à vérifier ou à réfuter par une démarche philosophique, en étudiant ses divers aspects grâce au langage, c’est-à-dire un ensemble conventionnel de significations précises associées à des mots pour permettre un échange. On s’attache donc à la dimension discursive de ce langage afin de valider ou réfuter une hypothèse. Cette hypothèse est la suivante : il est possible qu’un être humain, doté d’un corps, d’organes dont le cerveau que l’on considère comme le siège de la pensée, soit « soumis à une opération par un savant fou », opération qui consiste en l’ablation, l’extraction, du cerveau ; c’est-à-dire qu’un être, humain peut-être, qui dispose d’un savoir, donc de connaissances logiques, rationnelles, les utilise sur un autre être humain dans un but illogique, irrationnel. Malgré cette supériorité que lui confère cet accès au vrai qu’il serait seul à posséder, c’est un être irrationnel et de ce fait contradictoire par nature. Le même problème fut évoqué par la philosophe Hannah Arendt dans Le Totalitarisme, fruit de ses études sur le totalitarisme nazi et plus particulièrement les procès de Nuremberg entre le 20 novembre 1945 et le 1er octobre 1946, au cours desquels les responsables du système durent répondre de leurs actes face aux vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale. Il s’agissait de la mise en place d’un système logique au service d’un projet idéologique irrationnel : la destruction mentale et physique de peuples jugés inférieurs sur des critères raciaux et d’opposants au régime d’Hitler part l’utilisation de moyens techniques de pointe à l’époque et à une échelle industrielle, la destruction d’hommes par d’autres hommes qui prétendirent leur retirer leur humanité par des traitements soi-disant légitimés par une croyance basée, entre autres, sur une mauvaise interprétation des travaux du philosophe Nietzsche sur l’eugénisme.
Ici, Putnam imagine une situation semblable à ceci près que les motivations du savant restent inconnues, de même que l’objectif visé, et que ce n’est pas la destruction totale de la personne qui est atteinte : malgré la disparition du corps, il subsiste toujours l’organe considéré comme le plus important et qui, parce qu’il est le siège de notre pensée, est caractéristique de l’homme. Néanmoins, le fait que le savant soit fou permet d’éluder la question du but recherché, mais on peut tout de même supposer qu’il ne s’agit que d’un abus lié au pouvoir conféré par le savoir, du sadisme pur, la volonté de plier autrui à ses moindres désirs et plus particulièrement dans une situation de souffrance, ou encore un amour de la performance technique par exemple. Dans tous les cas, le savant fou est un personnage amoral, car hors de la morale commune : les valeurs auxquelles il s’attache ne sont pas les mêmes que celles de la plupart des êtres humains, ce qui remet en cause leur nomination même puisqu’une valeur est une chose désirable universellement. Encore faudrait-il que le « savant fou » en question puisse agir en toute impunité, ce qui est possible dans certaines conditions aujourd’hui. La première partie de l’hypothèse est donc réalisable. L’ablation du cerveau, c’est-à-dire son retrait hors du corps, revient, puisque l’on peut considérer par réduction le cerveau comme la personne en tant qu’être pensant, à simplifier la personne, un individu ou représentant d’une espèce doté d’une pensée, à sa plus simple expression : une pensée et un centre de commande pour le corps. Ce cerveau « séparé de son corps » (ligne 3) est gardé en vie : on le place dans une cuve de liquide nutritif. On remarque que dans un sens, la cuve est comme un nouveau corps : elle joue un des rôles de l’enveloppe charnelle désormais décérébrée, à savoir l’alimentation du cerveau en énergie. Cette analogie avec le corps est encore poussée : dans la deuxième phase (ligne 4 à 6) on apprend que les «terminaisons nerveuses ont été reliées à un super-ordinateur scientifique qui procure à la personne cerveau l’illusion que tout est normal.» Par un procédé scientifique, donc rationnel, au moyen d’une machine de haute technologie, on manipule les éléments du cerveau au niveau desquels transitent toutes les informations relatives à un quelconque échange avec le monde extérieur ou réalité, dans le but de produire de fausses perceptions, de créer un simulacre de monde qui soit vraisemblable à la réalité, le monde d’échange commun, dont est issue la personne. Le terme de « normal » renvoie ici à l’aspect habituel de ce monde qui est recréé pour entretenir l’illusion du monde d’origine de la personne cerveau. Généralement, la norma étant une règle servant à tracer des angles droits, la normalité désigne l’ensemble des règles communes et des choses qui y sont soumises. Cela présuppose donc l’existence d’une unique normalité. Or les règles sont évidemment changées dans la cuve, on a une autre normalité, ou plutôt plus de normalité. Putnam développe ce simulacre à la ligne 6 ; il fait croire à l’existence d’éléments du monde de départ : « des gens, des objets, un ciel […] ». L’opération complète consiste donc à rompre les attaches d’avec le monde originel, ces attaches étant les perceptions sensorielles, soit l’ensemble des informations perçues par le biais de nos cinq sens, odorat, goût, toucher, mais surtout vue et ouïe qui comptent parmi les sens que, en général, nous utilisons le plus. Nos sens nous renseignent sur les événements de la réalité et sur son aspect. On peut donc considérer que supprimer ces sens revient à couper du monde de la réalité, à détacher de ce monde. Cela arrive naturellement si l’on peut dire, lors d’accidents graves ou de maladies. Paradoxalement, alors que l’on pourrait penser que si supprimer les sensations coupe de la réalité, une hypersensibilité, une perception accrue de la réalité et de ses éléments constitutifs, peut également conduire à un détachement relatif, comme dans le cas de l’autisme, où la personne atteinte, bien qu’évoluant physiquement dans le même espace que les autres personnes, se trouve isolée de son entourage de par sa perception différente et de son comportement conséquent. Ensuite, la connexion à l’ordinateur permet de proposer un monde alternatif par la création de nouvelles sensations, fausses, qui attachent à une illusion. Ces sensations sont fausses car entièrement artificielles ; concrètement, chacune de ces perceptions n’est que la résultante d’un processus électronique contrôlé par l’ordinateur, à savoir l’envoi « d’impulsions électroniques » donc de messages semblables en nature aux messages nerveux véhiculant les ordres envoyés au corps et les informations, donc aptes à créer des informations dans le cerveau. Cela signifie donc que notre esprit, notre partie pensante, n’est pas capable de distinguer les vraies perceptions des fausses et de ce fait les perceptions sont un facteur d’erreur. Peut-être les êtres humains, dans le doute, devraient-ils ignorer les sensations afin d’éviter tout risque d’erreur ? L’illusion créée par les sensations artificielles est ici explicitée plus en détail par le processus qui la génère. Seulement, si cette illusion se limitait à faire percevoir un monde alternatif, elle serait incomplète et la personne cerveau pourrait prendre conscience de sa situation. Il semble également que cela soit contraire à la volonté du savant fou qui a créé le système ainsi décrit, ce qui est une fois de plus analogue au système totalitaire nazi, qui, malgré son but avoué de l’extinction des peuples soi-disant inférieurs, tentait d’entretenir l’illusion auprès des détenus des camps d’extermination, d’une survie et d’un espoir. Mais le système nazi n’a pu cacher l’extermination de masse et le traumatisme qui en a résulté a abouti à la disparition pure et simple de son héritage, excepté au sein de groupuscules. Dans cette logique, le savant a donc intérêt à maintenir son illusion et pour cela à la rendre en tous points semblable au vrai, au monde originel. L’ordinateur est donc capable de recevoir aussi les impulsions nerveuses émises par le cerveau lorsque ce dernier a pris la décision d’une action, « lever la main » par exemple. Ces impulsions sont des directives à l’usage des organes concernés par l’action choisie, ici, les muscles du bras. La personne « essaye de lever la main », elle a l’intention de l’action mais n’ayant plus de corps, elle ne peut rendre cette action effective. Les messages nerveux sont alors ce qui sépare l’intention de l’action, l’acte en droit de l’acte en fait, c’est-à-dire qu’ils différencient le savoir considéré indépendamment de son objet d’application et son application concrète, ainsi que la légitimité (le caractère de ce qui est décrété comme juste par la conscience, la capacité de l’esprit à se saisir lui-même et à se juger, « l’instinct divin » selon Rousseau) d’un acte et ce qui en est en réalité. La personne cerveau s’attend, puisqu’elle perçoit toujours un monde qu’elle croit être son monde originel, à percevoir des sensations liées à l’élévation de sa main telles que le mouvement des muscles ou l’effort contre la force de pesanteur. L’ordinateur fait alors preuve d’ « intelligen[ce] » en s’adaptant à la situation comme le ferait une personne douée d’une certaine capacité de réflexion. Le terme d’intelligence renvoie aussi, dans un sens plus courant, à la grande capacité de traitements des données de l’ordinateur et l’association d’un programme à chaque situation. Il « fait « voir » et « sentir » [à la personne] qu’elle lève la main. » Il associe des impulsions nerveuses artificielles conséquentes pour maintenir l’illusion. Jusque là, l’ordinateur suit seulement la logique du monde originel : il créé des sensations en fonction de ce monde et de la personne qui y vivait et comme les sensations sont notre moyen d’interaction premier avec le monde dans lequel nous vivons ou réalité, l’illusion de l’existence de ce monde est réussie. Cette hypothèse n’a pas encore été appliquée à l’homme mais des expériences semblables ont été réalisées sur des cerveaux de rats, ce qui autorise à la croire réalisable dans un futur indéfini mais peut-être proche. L’ordinateur fait face à une nouvelle difficulté : les événements peuvent se produire au hasard dans la réalité. Le savant fou l’adapte alors : à la phrase 7, on découvre un autre niveau de l’illusion, la création de toutes pièces de situations, par la modification du programme informatique. La personne cerveau perçoit ou hallucine au sens large toutes les situations que le savant désire. L’auteur prend position : la personne cerveau devient, ligne 10, une « victime », c’est-à-dire qu’elle subit les traitements nuisibles sous divers aspects (par la perte du corps d’abord puis la vie dans le simulacre ensuite) du savant fou qui agit selon sa pleine et entière volonté, au gré de ses envies ou « désir[s] ». L’être pensant ainsi réduit est maintenu dans le faux-semblant, le traitement subi lui barre l’accès à la vérité, qui nécessite selon le philosophe grec Platon d’interagir avec la réalité, comme il en donne l’exemple dans l’ « Allégorie de la caverne » au livre VII de La République, (514a-517a), où les hommes qui sont prisonniers de leurs sens qui les empêchent d’accéder à la vérité ont néanmoins besoin de comprendre que les sens les aveuglent pour pouvoir progresser. Il y a nécessité d’un échange avec l’extérieur, donc, et malgré le fait que l’ordinateur créé un échange, la personne est maintenue dans l’illusion par la réception et l’émission de messages électroniques. A la phrase suivante, lignes 11 et 12, on apprend que le savant peut aussi « effacer le souvenir de l’opération » : en éliminant les traces dans la mémoire de l’opération, il est capable de faire croire à la personne qu’elle est dans sa situation normale, habituelle. Il lui fait perdre la conscience du fait qu’elle a été arrachée à son monde originel et que celui dans lequel elle vit est la réalité. La victime est donc totalement impuissante face à son bourreau, il semble de plus en plus improbable qu’elle puisse se rendre compte de la manipulation dont elle fait l’objet. Même en supposant qu’elle parvienne à reprendre conscience de ce qui lui est arrivé, le savant pourrait manipuler sa mémoire et effacer toute souvenance de la prise de conscience. La personne qui croirait ainsi avoir toujours vécu de cette manière s’interrogerait encore moins, de fait, sur la vérité du monde qu’elle perçoit, elle ne le remettrait pas forcément en question. De plus, la prise de conscience n’entraînerait-elle pas une forte perturbation de la personne, au point d’entraîner une folie, un traumatisme ? Il serait alors préférable de ne pas prendre conscience de la supercherie, pour le bien-être de la personne. Cela remet en cause la quête même de vérité. Enfin, la prise de conscience de l’irréversibilité de l’opération peut provoquer le même genre de traumatisme, à moins, bien entendu, que la personne ne se complaise dans sa nouvelle condition. L’auteur clôt cette première partie en prenant le lecteur comme exemple précis, comme il a été incorporé dans l’hypothèse depuis le début, et, avec une pointe d’humour, expose la situation illusoire du lecteur lisant son texte. Putnam prête tout de même au lecteur quelques opinions, à savoir que l’histoire décrite est « amusante mais plutôt absurde », soit drôle parce que peu commune, mais inconcevable, ridicule, ce qui est encore renforcé par une marque de scepticisme, « sont censées », à valeur dubitative, pour évoquer la possibilité de l’existence de cette histoire. En effet, le système du savant est encore faillible : une personne externe au programme pourrait sortir le cerveau abusé de son illusion, lui en faire prendre conscience. Ce serait le même cas que l’ « Allégorie de la caverne » de Platon, où une entité supérieure arracherait le prisonnier à sa condition, c’est-à-dire le sortirait du monde trompeur des sensations et de l’opinion ou doxa pour le mettre sur le chemin de la vérité. Le cerveau est lui aussi prisonnier et à plus d’un titre : on ne crée pas des illusions qu’il perçoit par lui-même, on lui fait percevoir des sensations artificielles et on manipule sa mémoire. Il semble bien que sans l’aide d’une intervention extérieure il ne puisse prendre conscience de sa vraie situation. Mais s’il le fait, le savant, via l’ordinateur, peut-il connaître la pensée de ce cerveau ? A l’heure actuelle, on ne sait pas de quels processus physiques ou chimiques résultent les réflexions. A moins que le savant ne le sache, il ne peut agir directement sur la pensée, mais il peut tenter de le faire sans connaître le résultat, par la création de situations aptes à provoquer certaines situations. Encore faudrait-il que toutes les personnes réagissent de façon identique, ce qui suppose des schémas mentaux de réflexion identiques. Or l’on sait que tout un chacun porte un regard et par là même, un jugement, sur ce qui l’entoure, qui lui est propre ; c’est ce que Sartre, auteur existentialiste, appelle la phénoménologie. Les êtres humains ne seraient donc pas égaux dans leur analyse du monde, et de fait, ils ne seraient pas dotés des mêmes chances de découvrir la supercherie.
Putnam interrompt le récit de cette hypothèse pour effectuer une digression : afin de démontrer la pertinence de cette histoire, dont il reconnaît qu’elle peut paraître « absurde », il explicite sa fonction, son aspect pragmatique et concret, des lignes 18 à 22. Ainsi, dans un cours (une séance de didactisme, d’enseignement) sur « la théorie de la connaissance », c’est-à-dire la considération d’un savoir sur le savoir, l’exactitude, la vérité, cependant indépendante de l’objet auquel ce savoir s’applique, ce genre d’hypothèse dont il existe plusieurs variantes a pour but de « soulever en des termes modernes le problème classique du scepticisme vis-à-vis du monde extérieur ». Cela revient à actualiser un sujet de réflexion récurrent qui est celui de la remise en question du monde qui nous entoure, la réalité telle que nous la percevons. Il s’agit de s’interroger sur la validité de tout savoir, à commencer par celui basé sur les perceptions sensibles : est-il exact ou faux ? S’il est faux, alors comment reconnaître le vrai ? Le vrai présupposé comme unique existe-t-il ou est-il pluriel ? On remarque que s’il s’avère que le vrai est pluriel, alors il n’existe plus, puisque l’on peut aboutir à des vérités, de fait, contradictoires, ce qui est impossible. Vient ensuite la problématique de ce problème du scepticisme, la formulation du manque ressenti dans le problème : « Comment savez-vous que vous ne vous trouvez pas dans cette situation ? » Cela équivaut à réclamer une preuve concrète et irréfutable qui contredirait l’existence du monde supposé par la « situation ». L’auteur critique ici le scepticisme en tant que culte du doute : il paraît en effet impossible ou quasi impossible pour une personne soumise au traitement du savant fou d’en prendre conscience. Comment pourrait-elle, dès lors, s’interroger sur la réalité, et ensuite prouver que cette réalité est fausse, puisque toutes ses perceptions seraient orchestrées par une machine, à volonté ? De même, puisque les perceptions sont artificielles, comment la personne peut-elle prouver quoi que ce soit, puisqu’elle se basera sur les informations qu’elle reçoit par le biais de ses sens ? On aboutit alors à un problème de méthode, évoqué par Descartes en 1637 dans son Discours sur la méthode dans lequel il recherche une règle de démarche pour élaborer de façon certaine le savoir, en écartant tout risque d’erreur, chose qu’il tenta de faire sans y parvenir. A la phrase suivante, lignes 21-22, on rencontre une autre application concrète de l’histoire de Putnam : elle permet de poser, peut-être plus facilement, certaines questions philosophiques, celles sur « les rapports entre l’esprit et le monde », c’est-à-dire sur les interactions entre l’esprit, ou pensée, soit, par simplification, l’essence même d’un être pensant, et le monde extérieur, la réalité. Quels liens permettent ces rapports ? Quels sont ces rapports ? Quels est la valeur de ces liens, sont-ils un avantage ou une contrainte ? Peuvent-ils induire l’esprit en erreur ? Peut-on les renforcer ou les affaiblir, voire supprimer, selon qu’ils avantagent ou contraignent ? Et si l’on peut agir sur ces liens, le faut-il ? On retrouve la problématique centrale de l’auteur, sur les sensations : sont-elles un avantage, ou un inconvénient, une contrainte ? Quelle est leur valeur ? dans le cas évoqué jusqu’ici, les sensations n’induisent que l’illusion et c’est par elles que l’esprit est abusé. Leur valeur est donc pour l’instant négative : elles font obstacle à l’esprit vers la vérité et maintiennent le simulacre.
Le cas évoqué n’était qu’un cas individuel. Putnam complexifie le problème en deux étapes :
Le problème est généralisé : le même traitement est appliqué à « tous les êtres humains » et afin d’éviter toute intervention externe qui pourrait conduire en tant que rencontre avec l’altérité à l’alêthéia, l’éveil à la conscience et à la réflexion des cerveaux- victimes, à « tous les êtres pensants ».(lignes 23-24) L’ensemble des êtres pensants est donc réduit à un ensemble de « systèmes nerveux » plus ou moins développés flottant dans une cuve de liquide nutritif et connectés à un ordinateur qui les abuse par de fausses sensations. On étend le traitement au maximum pour éviter toute alêthéia, en supposant que la tâche n’est pas matériellement impossible, ce qui reste discutable. On émet même l’hypothèse suivante : « Il n’y a peut-être pas de savant fou », ligne 27. Le rôle de ce dernier est alors joué par la machine seule : le système est totalement déshumanisé et, si l’on se base sur le proverbe « errare humanum est », infaillible. La machine résume alors l’univers, l’ensemble du monde réel et de celui des essences. Il devient encore plus dur pour les victimes d’échapper à ce système : la rencontre avec l’altérité est de plus en plus improbable. Cependant, l’existence de la machine, du programme, de l’idée même du système présuppose un inventeur : il resterait donc une entité pensante externe au système qui en serait à l’origine ? Quelle serait la nature de cette entité ? Serait-ce une entité semblable aux êtres pensants prisonniers ou bien très supérieure, d’essence divine par exemple, puisque la capacité de création d’un monde est souvent associé à la divinité ? On peut soulever le problème que l’homme, défini comme une création divine par toutes les religions, en remodelant le monde dans lequel il évolue, pourrait alors être un dieu à l’échelle de son monde, de par la toute-puissance que lui confère son intelligence et son inventivité ; le problème de la définition et de l’existence du divin se pose alors. L’existence d’une entité externe pourrait aussi supposer une possible rencontre avec l’altérité ou l’existence d’une faille dans le système si cette entité n’est pas infaillible.
Enfin le système subit encore une deuxième complexification : la machine est capable de créer des « hallucinations collectives plutôt que des hallucinations individuelles » ligne 31, qui, « sans rapport entre elles », c’est-à-dire sans interaction entre les différents êtres de la cuve, pourraient mener à un étonnement, le thaumazein, et à la prise de conscience de l’illusion. Le caractère collectif des nouvelles sensations permettrait de créer un monde commun d’échange comme l’auteur l’explicite de la ligne 32 à la ligne 37 à travers l’exemple de lui-même parlant au lecteur. Bien que les organes sensoriels aient disparus, comme les messages nerveux sont relayés par la machine, l’interaction avec un autre que soi reste possible, il y a bien un échange que les cerveaux croient oral.
Le système a été perfectionné pour donner l’illusion de la réalité et ainsi, de par la perfection de l’illusion, éliminer toute chance d’y échapper. Il permet des échanges avec le monde externe et des échanges abstraits, d’idées, d’opinions, par exemple, avec les autres êtres pensants de la cuve. Puisqu’il y a persistance d’échanges, comment les êtres pensants peuvent-ils savoir s’ils sont artificiels ou non ? Un échange artificiel a-t-il une valeur, moindre, égale ou supérieure à celle d’un échange réel, si ce dernier a une valeur ? Tous les échanges, qu’ils soient artificiels ou réels, ont-ils la même valeur ? Un échange concret, physique par exemple, vaut-il plus ou moins qu’un échange abstrait pour parvenir à la vérité ? Pour Platon, c’est la succession d’échanges abstraits, sous forme de questions notamment, nommée dialectique, qui permet l’élévation vers la vérité. Il faudrait donc abandonner tout aspect physique de l’échange et s’attacher à la réflexion et à la confrontation des pensées. L’ordinateur ne peut cependant intervenir sur l’échange avec soi-même, l’auto réflexion d’un être pensant, à l’image de Socrate et de son daïmon intérieur, qui est lui aussi une forme d’altérité, placée selon Socrate par le dieu Apollon pour lui permettre de dialoguer en étant physiquement seul, et qui symbolise le retour sur soi du philosophe. On se retrouve dans un système qui n’est pas sans rappeler la matrice de la trilogie des frères Wachovski dans le film Matrix, dans lequel les humains vivent dans un monde créé de toutes pièces par un gigantesque programme informatique, la matrice, monde qu’ils tiennent pour vrai et qui symbolise leur asservissement par les machines, et dont ils ne peuvent échapper à moins, comme le héros Néo, de trouver une faille au système, de rencontrer des êtres humains échappant à son contrôle pour guider la sortie hors du système.
L’auteur conclut et adopte une position sur la valeur et l’utilité des sensations, lignes 37 à 43. A travers l’exemple du dialogue, échange abstrait d’idées entre deux êtres qui « communiqu[ent] effectivement », d’un certain point de vue, c’est-à-dire qu’ils ont un réel échange d’idées, d’opinions… l’auteur démontre que les sensations, bien qu’elles maintiennent dans une illusion, n’empêchent pas ce type d’échanges, d’interactions avec un autre, elles ne trompent pas totalement donc. Il n’y pas d’illusion sur « l’existence réelle » de l’interlocuteur puisqu’il appartient au même monde mais sur celle du « corps », l’enveloppe charnelle qui représente à nos yeux l’interlocuteur et que nous croyons percevoir, ainsi que l’aspect du « monde extérieur ». Le corps n’a pas seulement la fonction représentative dans un dialogue, il est aussi le moyen, supposé ici, d’émissions et de réceptions des messages grâce aux sens et organes. D’ailleurs, il semble que notre esprit ne puisse se passer de ce support matériel ; aussi réduit soit-il, il demeure indispensable, car même la personne réduite à une pensée est constituée d’un organe, le cerveau. Les sensations illusoires n’entravent donc pas l’échange, et celui-ci a lieu avec ou sans leur intervention. Elles ne sont donc qu’un support supplémentaire servant à véhiculer des informations complémentaires, telles que l’expression du visage qui renseigne sur l’état d’esprit de l’interlocuteur. Elles facilitent alors l’échange, par la représentation d’un interlocuteur, ou peuvent aussi permettre un type d’échanges très différents, purement sensibles, entre les entités elles-mêmes et le monde. Dans le cas de l’échange abstrait, « peu importe que le monde entier ne soit qu’une hallucination collective […] ; le mécanisme [du dialogue] n’est pas celui que nous croyons ».(lignes 40-41) Le système a simplement pris la place de l’ensemble des organes sensoriels qui permettaient l’interaction. L’illusion ne touche que la forme de l’échange mais pas son fond. Dans une dimension philosophique, le fond doit prévaloir sur la forme, mais on ne peut cependant écarter cette dernière totalement dans un dialogue, surtout si ce dialogue se fait part le biais de perceptions sensorielles : l’aspect, par exemple, peut jouer un certain rôle, de même que si l’on le néglige, la forme sous laquelle se présente l’énoncé est encore importante. Ainsi, si les énoncés sont de l’ordre de la doxa, soit purement affirmatifs et auto exclusifs face aux autrees propositions, il ne pourra pas y avoir de réel échange. L’échange suppose donc tout de même une certaine mise en forme donnée par la réflexion. Putnam émet cependant une restriction à la persistance de l’échange dans la cuve avec l’exemple des « amants en train de faire l’amour » : il s’agit ici d’un échange concret, d’une interaction physique relevant de la sensation pure. Comme la sensation est illusoire, l’échange n’a pas lieu dans ce cas d’amour charnel puisque les amants n’ont plus de corps. Cette idée est qualifiée d’ « inquiétante » puisqu’elle évoque l’idée d’un échange souhaité mais inexistant, purement illusoire, qui serait le même dans le cas de tout échange non abstrait, ce type d’échange constituant notre principal moyen d’interagir avec d’autres êtres ou avec le monde. Or si toute interaction avec autre que soi devient impossible ou illusoire, cette interaction étant la première étape vers le thaumazein puis vers la vérité, comment un être pensant peut-il réussir dans cette démarche ? La seule possibilité devient alors le retour sur soi, le dialogue avec soi-même, mais qui est très difficile à réaliser dans une dimension philosophique, en étant très objectif et logique, alors que nos pensées sont bien évidemment souvent constituées de nos opinions. Mais si les sensations sur lesquelles se base la démarche sont fausses, alors il est également difficile d’atteindre la vérité car elles peuvent induire des raisonnements erronés. Elles deviennent de ce fait des inconvénients qui empêchent d’accéder à la vérité ou tout du monde qui en entravent la recherche, et entretiennent le simulacre. A nouveau se pose la question, donc, de la validité des sensations, et de la méthode pour juger avec exactitude de leur validité.
Par la réduction d’un être humain à sa seule pensée contenue dans le cerveau, Putnam teste la fonction des sensations en tant que liens avec le monde et leur valeur, de même que les chercheurs essayent de comprendre la fonction d’organes par leur ablation puis leur greffe. Il aboutit à la conclusion que les sensations n’altèrent pas un échange abstrait, de paroles, d’idées, entre deux êtres mais qu’en créant l’illusion de l’échange concret elles nous maintiennent dans le faux-semblant. Il est donc nécessaire, pour accéder à la vérité, de pouvoir juger de la validité des sensations. Peut importe qu’elles soient vraies ou fausses, dans l’absolu, l’attribution d’une valeur exacte permet une progression par rapport à elles. Elles sont donc indispensables à la démarche, à condition de ne pas être l’esclave de ses sens ; il faut faire preuve d’un certain détachement, comme le préconise Hegel, lorsqu’il dit que « la chouette de Minerve ne prend son envol qu’à la tombée de la nuit », il explique la nécessité d’un temps de latence pour le philosophe pour pouvoir porter une réflexion et ensuite un jugement sur ce qui l’entoure. Ce détachement de monde sensible et de la doxa reste limité, non absolu, mais s’avère douloureux, comme le montre Platon pour celui qui a réussi à s’arracher : il fait face à la solitude dans sa démarche, et le monde des Idées dont il se rapproche l’éblouit, induit chez lui une certaine souffrance. La démarche peut donc échouer à tout moment, et même en cas de réussite, il est difficile de rester dans le monde des Idées, on de la vérité, du fait, notamment, de la solitude. De plus, si le philosophe qui a atteint la vérité revient vers ses semblables humains, il fait face à leur rejet, leur incompréhension, à une forme de condamnation qui peut aller jusqu’à la mort comme ce fut le cas pour Socrate. La démarche doit donc être collective pour réussir, or, elle n’est le fait que des personnes isolées. Les sensations sont donc bien aux yeux de Putnam des contraintes, de même que pour Platon. Cependant, Putnam souligne le fait qu’elles n’entravent pas une certaine forme d’échange, les échanges abstraits. On peut même dire que les échanges physiques comme dans le cas des amants, même s’ils n’ont pas réellement lieu, restent une forme d’échange car il y dans ce cas un intention commune d’interagir ; l’échange est ensuite inabouti car il manque le support nécessaire à réalisation. Si l’on considère maintenant la possibilité que le monde originel n’a jamais existé, que nous n’avons jamais été que des cerveaux dans une cuve, donc des pensées, la connexion au monde sensible permet de découvrir un nouveau domaine d’échanges ; même s’ils sont illusoires, ces échanges permettent l’interaction avec d’autres que soi dans un monde commun alors l’abstraction totale conduit à un certain isolement. La seule interaction possible est dès lors le dialogue avec le daïmon. Dans ce cas les sensations sont un avantage . Dans le cas du dialogue de deux cerveaux connectés, le dialogue s’effectuant grâce à la machine sous forme d’impulsions électroniques, elles suppriment même la barrière de la langue. De même, elles facilitent l’échange par la modélisation d’une entité interlocutrice, comme le prouve le phénomène des avatars (ou représentations, ou incarnations au sens étymologique du terme) virtuels sur le réseau Internet, des représentations numériques formées par des personnes pour mieux communiquer ou interagir. L’aspect de l’avatar peut être prédominant et influencer, par exemple, le choix du contact, avant de développer l’échange par la discussion, le jeu… les deux derniers exemples de l’auteur mettent également en valeur l’opposition entre la doxa fausse, ici l’interaction des amants, avec la doxa orthothès ou orthodoxa, qui touche à la vérité car elle en contient des indices, ici dans le cas du dialogue. On peut enfin supposer que les cerveaux-êtres pensants ont été arrachés du monde des Idées ou des Essences pour être pour être emprisonner dans le monde trompeur de la doxa. Dans ce dernier cas, les sensations sont de nouveau une contrainte.
Cette réflexion sur les sensations et les rapports esprit-monde s’inscrit dans une réflexion plus large sur le statut de la vérité.
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