Un tableau fascinant de la mégalopole américaine au seuil de l’époque moderne.
Un « aliéniste » peut en cacher un autre, et sans doute celui de Joaquim-Maria Machado de Assis, paru en 1881 et sur lequel nous nous répandîmes en éloges naguère, n’a-t-il rien à voir avec celui de Caleb Carr, roman policier édité aux Presses de la Cité en 1995, avant sa reprise chez Pocket. Reste que The alienist est d’aussi bonne qualité que L’aliéniste, à ceci près que l’histoire enlevée de Carr s’étire sur presque 600 pages.
Nous voici donc à New York, en 1896. Dans la cité aussi corrompue que la police, un meurtrier sème les cadavres de jeunes garçons prostitués sur son passage, tous émigrés. Le docteur Laszlo Kreizler, éminent aliéniste très critiqué par ses pairs, et John Moore, journaliste criminologue un brin has been, Sara Howard, première femme à travailler au sein de la police et les deux frères Isaacson (policiers "scientifiques" avant l’heure) se voient confier par le nouveau préfet (Theodore Roosevelt !) la mission de constituer une équipe chargée de démasquer le tueur.
Le défi est colossal : l’assassin frappe visiblement au hasard, et jamais au même endroit. La police de l’époque ne connaît pas le concept de serial killer et ne sait pas recouper les pistes entre les divers services...
Ainsi débuta le profiling
Pour les cinq membres de l’équipe commence une surprenante plongée au cœur des bas-fonds de New York. Mais l’intérêt du roman de Caleb Carr, au-delà de la visite des quartiers sombres de Big Apple remarquablement rendus, s’inscrit plutôt dans l’analyse de la société new-yorkaise de la fin du XIXe siècle et dans l’innovation que constituent les nouvelles techniques d’investigation ici déployées (détermination du profil psychologique de l’assassin, graphologie/dactyloscopie, anthropométrie judiciaire/relevé des empreintes). Car ce sont surtout les rouages d’un esprit malade qu’explorent Kreizler et consorts.
Ce tableau fascinant de la mégalopole américaine au seuil de l’époque moderne permet de suivre pas à pas la démarche intellectuelle du premier précurseur de la psychologie, qui cite volontiers les Principes de William James. La curiosité de notre aliéniste - selon le vocabulaire de l’époque - a en effet été éveillée par le corps horriblement mutilé d’un jeune garçon, qui travaillait dans l’un des bordels sordides des quartiers pauvres de la ville. Le spécialiste des maladies mentales n’a de cesse dès lors de traquer l’être humain capable de commettre de tels crimes afin d’en exposer pour la science les raisons. Mais bientot chasseurs et proie semblent bien difficiles à distinguer.
Face à l’indifférence toute politique des pouvoirs publics, l’approche révolutionnaire de l’équipe de Kreizler dérange et le roman restitue de façon très documentée et maîltrisée les enjeux historique de cette crise que traverse une New York chahutée par la révolution industrielle qui le dispute aux mœurs parfois inhumaines de certains de ses habitants.
Mené d’une main de maître, le roman de Carr parvient à rendre originale une enquête sur un assassin maintes fois rebattue par ailleurs. Les monstres, nous dit-il, existent depuis l’aube de l’humanité : ils sont le nécessaire corrolaire, moins du progrès technologique mutatis mutandis ou des media en faisant toujours leurs choux gras, que d’une propension inhérente à l’homme même à s’autodétruire.
Cet Aliéniste se lit d’une traite et ne laissera personne indifférent.
frederic grolleau Caleb Carr, L’aliéniste (traduit de l’américain par R. Baldy & J. Martinache), Pocket, janvier 2004, 574 p. - 7,10 €. Première publication : Presses de la Cité, mars 1995, 490 p. - 19,80 €.
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