L’adage le proclame les platanes redevenus verts : en mai chacun fait ce qu’il lui plaît. Raison de plus pour lire alors ces oeuvres qui évoquent la nostalgie ensoleillée d’un ailleurs où l’on se dit qu’il ferait bon vivre. Assez naturellement le Sud vient à l’esprit ; et l’on imagine sans peine de longues palabres en terrasses de cafés tandis que d’incessantes preuves de l’existence de Dieu défilent sous vos yeux. Un qui voyageait et marchait beaucoup, dans Lisbonne, c’est Pessoa, et l’ouvrage symposium que vient le lui consacrer Angel Crespo aux éditions du Rocher, La vida plural de Fernando Pessoa, n’aura échappé à personne. A notre tour donc de mettre nos pas dans ceux du poète et de ses doubles.
On ne rêve ni ne vit :
C’est une errance sans fin.
On a l’air de revivre
C’est si doux de vivre ainsi
Dans l’impossible jardin.
L’ouvrage est d’importance. Non pas tant par son épaisseur dûment mesurable de somme critique que par la volonté de l’auteur d’épuiser les moindres faits et gestes de Pessoa afin d’éclairer à nouveaux frais, autrement dit aux dépens des commentateurs, expéditifs parfois qui ont précédé Crespo dans cette voie, ce qu’il en fut de la polyvalence biographique du poète lisboète qui compta pas moins d’une centaine d’hétéronymes (Alberto Caeiro, Alvaro de Campos et Bernardo Soares pour les plus connus) au cours de son oeuvre, anthume ou posthume.
En passant au scalpel toutes les participations de Pessoa à la vie littéraire, culturelle et politique d’une Lisbonne provinciale et cosmopolite en plein bouleversement(s) en cette charnière de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, le méticuleux Crespo s’applique à montrer en quoi ces "autres" - le fait de outrar-se, « s’autrer » - correspondent ici moins au dédoublement répété d’un personnalité malade sur le plan psychique qu’à un besoin de pluralité, de « révélation d’âmes » consubstantiels à l’art poétique. A fortiori chez celui qui appelle de ses vœux rien moins que l’avènement du « supra-Camoens », entendez la venue d’un providentiel Poète lisutanien capable de promouvoir une « nouvelle religiosité », autre que catholique, et un nouvel ordre politique.
Voilà comment l’ami Pessoa formé à l’école anglaise fait ses premières armes dans des revues de « nationalisme mystique » qui, encore sous l’emprise de la nostalgique et mythique saudade, proche en cela de l’idéaliste littérature romantique, entendent bien rompre en visière avec certain symbolisme français (« et son versant décadentiste »). L’intérêt de ces Vies de Pessoa consiste alors à montrer, à l’aune des années de formation et d’engagement de Fernando, tant dans les revues littéraires naissantes que dans ses activités commerciales sans cesse remises sur le métier, combien le poète orthonyme Pessoa, en voie de développer via notamment la poésie avant-garde de « l’intersectionnisme » ce qu’il convient de nommer un « néopaganisme littéraire », était lucide et habité par une passion de l’hermétisme et des sciences occultes. C’est sa tendance à la mystification et au mensonge artistique, son attrait pour l’inquiétude spirituelle - accrus par un exil de 5 ans dans le sud du Mozambique pendant l’enfance - qui expliquent aussi bien le génie créatif de Pessoa ele mesmo (lui-même), son appétence pour le drama em gente, le déploiement de ce théâtre héréonymique, que son inaptitude à la vie sociale : « Ma vie toute entière a été de passivité et de rêve » reconnaissait lui-même l’intéressé.
Au fil d’une remarquable enquête, des citations et extraits de poèmes, mais aussi de propos tenus par ses correspondants et amis, Crespo dégage de Fernando Antonio Nogueira Pessoa, « le poète qui se distribue pour se reconstruire », un portrait quasi à l’eau-forte qui pose bel et bien celui-ci en « habitant d’un monde avec lequel il n’était pas d’accord, peut-être parce qu’il l’analysait avec une excessive minutie. » Un Pessoa aristocrate des métiers de l’import-export en vogue dans le port de la capitale du Portugal et maître de ses heures de travail, non point un quelconque vassal rivé au seul piquet de l’appât du gain. Un homme de son temps mais qui rêvait d’un Quint-Empire portugais au paroxysme de ses potentialités culturelles. Un individu seul mais qui ne répugnait pas à mettre en pratique cette formule de la sagesse ésotérique : « Sois pluriel comme l’univers ».
Etre "un créateur d’anarchies m’a toujours paru le rôle le plus digne d’un intellectuel (étant donné que l’intelligence se désintègre et que l’analyse échoue)" affirmait le créateur de Fausto et du Livro do desassosego (livre de l’intranquillité). Dont acte.
frederic grolleau Angel Crespo, Vies de Fernando Pessoa, La vida plural de Fernando Pessoa 1988, trad. M-H Piwnik, Le Rocher, Anatolia, 2004, 415 p. - 27,00 €. |
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