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Alien Quadrilogy, Partie 2

Publié le 16 Juillet 2012, 15:05pm

Catégories : #Philo & Cinéma

La série des Alien permet objectivement de pointer la dimension négative de la toute-puissance technique...

 

 

Alien Quadrilogy, Partie 2

 

 

2) L’utilité monstreuse des outils ou de l’art stellaire d’accoucher de monstres antihumains

 

La série des Alien permet ainsi objectivement de pointer la dimension négative de la toute-puissance technique - ces expédients par lesquels des individus déterminés, ordonnant l’univers à leur guise, cherchent à remplacer Dieu. Interprétation qui incite également à penser que le monstre vaut surtout en tant que prétexte, en tant que repoussoir du progrès des sciences et des savoir-faire de l’humanité. On peut même affirmer dans cette optique qu’il n’est sans doute que le fruit du développement insensé des aptitudes humaines à s’inscrire dans le milieu extérieur. Chacun connaît la phrase de Goya selon laquelle « le sommeil de la raison engendre des monstres pendant son sommeil » : elle semble pleinement applicable à ce qui se passe dans ces films. Alien sonne le réveil de celui qui ne contrôle plus ses propres créations. Telle est la créature, é-norme, échappant à toutes les conventions du genre horrifique, telle que l’a conçue en 1979 le scénariste du premier volet (cf bonus Le 8ème passager).

 

 

A cela on peut objecter, au sens premier, que Ripley n’est pas responsable de ce qui se produit sur le vaisseau spatial lors de chacune de ses rencontres avec l’Alien. Ne serait-ce pas cependant oublier que le propre de la technique consiste à engager chacun de nous à être responsable (devant les autres) de tout ce qu’implique l’utilisation de machines ou d’ordinateurs censément parfectionnés ? Une conception qu’induit la définition même de toute technique, quelque soit son degré. Sur le modèle de l’art, son lointain parent, la technique évoque d’emblée un procédé de fabrication orienté vers une fin. Toutefois, alors que l’art se caractérise par une fin esthétique désintéressée, la technique vise avant tout une certaine « utilité ». La réussite de la technique se mesure ainsi au degré d’efficacité des moyens mis en oeuvre pour améliorer les capacités d’une machine, la gestion d’une entreprise, ou encore étendre la maîtrise de l’homme sur la nature.

 

 

Cela explique que l’opinion commune soit amenée à juger de manière contradictoire le développement technique : elle estime en effet que le progrès technique peut libérer l’homme, mais elle craint que les machines puissent un jour soumettre leurs créateurs à leur logique. Si ces deux films Alien s’interprètent à la lumière des conséquences morales qu’entraîne le développement immodéré de la technique dans la civilisation humaine, une question de fond se fait jour, par où l’approche philosophique rejoint la science-fiction cinématographique : à l’aune d’Alien, l’humanité est-elle menacée par ses propres inventions si le développement technique devient facteur d’esclavage au lieu de libérer les hommes ?

 

 

3) Le projet d’une technique libératrice

 

Le problème est d’autant plus crucial que l’on saisit mal comment un tel effet pervers se produit, faisant en sorte que ce qui était destiné à créer néantise. Contemporaine de l’apparition et du développement de l’humanité, la technique désigne des procédés, outils, instruments, savoir-faire, par lesquels s’accomplit un certain travail, une modification ou une transformation consciente de la nature. Possession d’un savoir-faire, le mot technique renvoie à une pratique efficace acquise par un apprentissage. L’origine de la technique vient de ce qu’elle fournit à l’homme les moyens d’adaptation à un environnement hostile. La technique, du grec tekhnê (qui signifie : « fabriquer, construire, produire quelque chose »), se définit bien comme un savoir-faire dont le but est un comportement efficace et approprié aux circonstances.

 

 

 

 

La tare prométhéènne
Platon indique dans le Protagoras que c’est parce qu’il est dépourvu, à la différence des autres animaux, des facultés qui permettent d’affronter les périls naturels, que « l’homme nu » doit s’emparer du feu et des « sciences propres à conserver sa vie ». Selon ce mythe, lors de la création du monde, les dieux chargent Epiméthée d’attribuer à chacune des espèces animales des qualités appropriées. Il donne « aux uns la force sans la vitesse, aux autres la vitesse sans la force » et à tous les moyens nécessaires à leur survie. Prométhée, venu examiner le travail de son frère, est surpris de constater que celui-ci a oublié de pourvoir la race humaine. L’homme est « nu, sans chaussure, ni couverture ni arme ». Alors, Prométhée, ne sachant que faire, vole à Héphaïstos et à Athéna le feu et la connaissance technique, puis en fait don à l’homme pour lui permettre de survivre. Ce mythe signifie explicitement que l’être humain est originairement nu et qu’il ne réussit à se protéger qu’en ayant recours aux artifices de l’intelligence technique.

 

 

Les animaux eux-mêmes ne disposent pas d’un tel savoir-faire, plus adapté à leurs fins, car cette capacité d’adaptation est spécifique à l’humanité - qui use du corps comme d’un instrument naturel puis lui confère des prolongements techniques. Aristote a établi que la tekhnê est une « disposition tournée vers la création » et « accompagnée de raison » qui, de ce double point de vue, oppose l’homme et les autres animaux. Du fait de ce talent, l’homme n’est donc pas un être particulièrement démuni, bien au contraire. La nature qui, selon la formule d’Aristote, « ne fait rien en vain », a donné à l’homme des mains et une intelligence, réquisits d’une adaptation réussie. Elle repose principalement sur l’usage des outils. L’homme se définit ainsi ultérieurement comme un « Homo Faber » (l’homme fabricateur d’outils), ce qui tend à faire de l’intelligence - la faculté de fabriquer et d’utiliser des objets artificiels - un attribut proprement humain. L’homme est donc un artisan dont les procédés supposent la mise en oeuvre d’instruments au service d’une fin qui est la fabrication d’objets techniques.

 

 

 

 

L’outil et l’action : le robot, allié ou ennemi technologique ?

 

Par la médiation de cet objet fabriqué qu’est l’outil, construit en vue d’une fonction déterminée, l’homme multiplie les capacités de ses propres organes et asseoit sa domination sur les autres espèces. L’outil ne saurait donc être réduit à « la continuation, la projection au-dehors de l’organe », dont il serait le simple « membre prolongé » (1). En effet, à la différence de l’animal, qui met son corps en avant au risque de la mort, l’homme économise sa puissance corporelle en utilisant l’outil, « condition de la pensée, qui est l’essai sans risque » (2). La technique des outils permet à l’intelligence humaine de façonner son environnement au lieu d’y être soumise. Elle autorise une extension maximale des pouvoirs naturels de l’homme. La création ultérieure de machines sans cesse plus sophistiquées se comprend ainsi comme l’acmé du dépassement des limites imparties physiquement au simple corps (3). Alien met ainsi en avant des robots sophistiqués, censés agrémenter l’existence humaine.

 

 

Lorsque Ripley et la troupe de mercenaires parviennent à gagner la sortie du vaisseau où se déroule l’action dans Alien IV, le docteur emprunte son arme à Cole et l’abat soudain, bloquant la porte afin de s’enfuir seul vers la Betty. Cole réapparaît cependant et Ripley découvre qu’il est un robot de la seconde génération : un robot conçu par un robot. Précisément, le gouvernement a fait disparaître ce type de robots parce que, produits pour augmenter la productivité des usines, ils s’étaient révoltés. Seul un petit groupe a pu en réchapper, dont Cole qui a eu connaissance dans les dossiers secrets du gouvernement de l’histoire des Aliens. Or, en dépit du fait que les hommes aient détruit son espèce, le robot continue à les défendre, puisque c’est sa « mission », sa programmation initiale. « Seul un robot peut avoir le coeur aussi sensible », lui lance Ripley, qui n’hésite pas à se servir de lui pour faire sauter le vaisseau, étant donné qu’il est capable de remplacer l’ordinateur central défaillant, Le Père.

 

 

 

 

On voit que, pour une fois (le fait est suffisamment grave dans la série Alien pour être souligné), une des inventions techniques de l’homme ne se retourne pas contre lui. De fait, Ripley, réticente à s’appuyer sur un androïde (en souvenir de la trahison du robot Ash dans Alien I) est amenée à faire la part des choses : certains androïdes sont plus fiables que les hommes de la Compagnie, pour qui les vies humaines comptent peu eu égard aux innovations technologiques et donc à la richesse que représentent les Aliens.

 

 

Machinisme, révolution industrielle et sciences expérimentales

 

Voilà bien le signe, pour qui l’aurait oublié, que le « développement technique » ne doit pas s’entendre de manière unilatéralement réductrice : ce terme ne désigne pas seulement les lentes évolutions des techniques artisanales au cours des siècles mais renvoie à l’extension essentielle du machinisme depuis le XVIIIe siècle. Et à l’application croissante des sciences aux techniques par lesquelles s’effectue la transformation de la réalité. Une application autorisée a partir du XVIIIe siècle par la naissance du mécanisme et le développement de la science expérimentale. Rappelons que la révolution industrielle s’accomplit en trois étapes. Le développement de la machine à vapeur ouvre l’ère du machinisme qui substitue la machine-outil à l’outil et les forces naturelles à la force musculaire humaine. Puis, la diffusion de l’industrie électrique permet le passage de la technique des outils à la science appliquée ou technique scientifique. Enfin, la libération de l’énergie atomique contribue à l’essor de la « société industrielle ».

 

 

Cette extension du règne des techniques fait en sorte que l’homme qui commande la machine libère son corps de la fatigue, fruit de gestes difficiles et répétés. La production en grande série caractérise cette civilisation industrielle où le travail devient moins pénible mais plus intensif. Mais, en contrepartie, on assiste à la multiplication des tâches répétitives et parcellaires, à l’annihilation de tout esprit d’initiative chez l’ouvrier qui n’est qu’un simple exécutant, au développement du chômage. C’est un fait que la consommation de masse est une nécessité pour une société de production dont le problème essentiel est d’écouler cette production ou plutôt de la « vendre ». Exigence que l’on retrouve dans Alien, via les manœuvres subversives de la Compagnie (nous y reviendrons), jusqu’aux confins de l’espace. D’où les incitations de la publicité qui excitent les consommateurs à acheter (4). Selon G. Friedmann, la civilisation technicienne pose pour nos sociétés le « problème des problèmes », qu’il énonce ainsi : « Dans quelles conditions concrètes le progrès technique peut-il aboutir à un progrès moral, c’est-à-dire à l’accession d’un nombre toujours plus grand d’individus à la dignité personnelle, à l’épanouissement de leurs virtualités physiques et spirituelles, à leur culture ? » (5).

 

 

De ce creuset où le travail humain élabore chaque jour de nouveaux moyens pour s’adapter à son milieu, satisfaire ses besoins (voire ses désirs) se dégage un progrès parallèle des sciences et des techniques. À compter de ce moment, la machine, qui utilise diverses formes d’énergie, se distingue des outils, associés aux forces musculaires humaines. Le propre de la machine, dont le fonctionnement est autonome, est d’exister par soi-même et donc de pouvoir se substituer presque entièrement à l’homme. Cela n’empêche pas qu’en droit même la plus « intelligente » des machines demeure sous la dépendance de l’homme pour sa conception, sa fabrication et sa réparation. Elle ne peut à ce titre viser l’autonomie propre à l’organisme, même le plus primaire. Par exemple, dans Alien I, lorsque le Nostromo s’éloigne de la planète, emmenant avec lui la créature qui a réussi à quitter sa planète et devient « le huitième passager » à bord, l’Alien se voit reconnaître un formidable « mécanisme de défense » (l’acide moléculaire lui tient place de sang) puisque les hommes ne peuvent apparemment pas le tuer. Analysant les tissus cellulaires de la créature, le Docteur Ash conclut que la chose a l’habitude de perdre ses cellules et de les remplacer par du « silicone polarisé », ce qui lui donne une résistance plus forte pour affronter son environnement et s’en défendre. Or, par la suite, libérée du corps de Kane - qu’elle a parasité lors de la sortie de l’équipage du Nostromo pour visiter un vaisseau abandonné - la créature disparaît dans les entrailles du vaisseau avant d’exterminer un à un les membres de l’équipage.

 

 

 

 

Cependant, lorsque le chef de bord, Dallas, demande à Mother la marche à suivre pour éliminer l’étranger, l’ordinateur estime les données insuffisantes. La machine, aussi perfectionnée soit-elle, ne peut plus désormais secourir les hommes, qui doivent affronter seuls leur destin. Ayant accès à Mother suite à la mort du commandant du vaisseau, Ripley apprend ultérieurement que l’ordinateur ne répond qu’aux ordres de Ash, qui a reçu la consigne d’aller chercher l’organisme étranger sur la planète et de le ramener sur Terre, quitte à sacrifier l’équipage. Telles sont les limites des machines auxquelles il convient de préférer l’intelligence humaine dès qu’il s’agit de survivre. Cas limite exemplaire, Alien est un film (un ensemble de films) idéal pour toute réflexion philosophique sur le thème de la technique en ce qu’il discrédite d’emblée l’efficacité d’une technologie fruit de millions d’années de labeur humain.

 

 

De nouveau, face à la Bête, l’homme est nu et désemparé, sommé de recourir aux ressources de son intelligence s’il veut survivre et entraver la prolifération du Mal. Utilité et libération Il est vrai malgré tout que les limites constatées ne cessent d’être repoussées. Tout ce que permettent les machines n’est certes pas uniquement négatif (Ripley ne réchappe du monstre que grâce à un minimum d’artefacts, faute de quoi son instinct de survie ne lui serait d’aucun secours). Ce « progrès » relatif se produit parce que l’acquisition des connaissances scientifiques requises par le développement technique participe de l’utilité que l’on espère en retirer - un « utilitarisme » qui n’a cessé de gagner du terrain dans nos civilisations. Comme le souligne Descartes au XVIIe siècle, la technique doit à terme libérer l’humanité de la souffrance du travail (6). La naissance des sciences expérimentales est mise en relief par le philosophe qui se prend à rêver des applications pratiques qu’elles autorisent. Certaines inventions techniques « feraient que l’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent ». Elles devraient permettre d’éviter autant que possible les affres de la maladie et du vieillissement : d’assurer « la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ».

 

 

 

 

En affirmant que le développement de la technique passe par la substitution des « forces et actions du feu, de l’eau, de l’air » aux forces musculaires des hommes ou des animaux, Descartes annonce les futures révolutions industrielles. Il pointe que par ses inventions et le perfectionnement de son savoir l’homme s’affranchira de la nature en général. S’élèvera en quelque sorte à la puissance divine en rivalisant avec le maître de la nature. C’est un fait aujourd’hui clairement établi que nous sommes bien moins dépendants de la nature « brute » que nos ancêtres. Le machinisme a bel et bien multiplié les produits du travail humain dans lequel chacun de nous peut se reconnaître et repousser l’étrangeté du milieu extérieur. Il est incontestable que les progrès accomplis en matière de transport ou de communications rendent le monde plus accessible à tout citoyen.

 

 

À l’heure du réseau Internet mondial, les contraintes liées aux séparations dans l’espace et le temps ne signifient plus grand chose. Encore convient-il de déterminer si les révolutions pointées par Descartes ont bien réalisé ce projet libérateur ! En effet, cette maîtrise « technique » s’est rapidement accompagnée d’une connotation négative. A la différence de l’art et de la science, la technique ne se contente pas de transfigurer la nature mais aspire à la modifier. D’où l’effroi suscité par la puissance quasi divine qu’elle attribue à l’homme. La technique ressort ainsi pour beaucoup d’une transgression qui menace la vie de l’homme lui-même, être orgueilleux et insatiable. De crainte de s’attirer la colère des Dieux, les anciens Grecs étaient attentifs à ne pas violenter la nature. C’est pourquoi, dans le mythe du Protagoras, Prométhée paye de ses souffrances le secret du feu qu’il a osé transmettre aux hommes.

 

frederic grolleau

 

 

 

 

A suire, Alien Quadrilogy Partie 3

 

Lire la Partie 1 du dossier Alien Quadrilogy

 

 

NOTES
1. A. Espinas, Les Origines de la technologie moderne, 1897, Felix Alcan
2. Alain, Les Idées et les Ages, op. cit., p. 251
3. Lewis Mumford, Technique et civilisation, Seuil, 1950 : « Le robot est le dernier stade d’une évolution qui a commence par l’utilisation (...) d’une partie quelconque du corps humain ».
4. G. Friedman, Sept Etudes sur l’homme et la technique, Médiations, p. 187. Cette société industrielle désigne « l’action multiforme, de plus en plus répandue et impérieuse, d’un ensemble de techniques dont les stimuli atteignent dans son existence de travail et hors travail, diurne et nocturne, l’homme des sociétés industrielles, celui des centres urbains aussi bien que l’habitant des régions encore désignées comme rurales ».
5. ibidem.
6. Discours de la méthode, sixième partie : « Sitôt que j’eus acquis quelques notions générales touchant la physique [...], j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire [...]. Elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force des actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ».


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