"Lorsqu'on a prouvé, par raisons abstraites ou par sentiment, qu'il n'est jamais permis de mentir, il se trouve que l'on a mal servi la cause de la vertu ; car il est connu qu'une loi inapplicable affaiblit un peu l'autorité des autres lois. Peut-être vaudrait-il mieux régler les discours d'après la loi supérieure de la justice ; mais il y a aussi un mal à soi-même et une déchéance dans le mensonge ; il y a donc une vertu de sincérité, qui toutefois n'est pas située au niveau des discours ordinaires. De là vient que tant de mensonges sont excusés et quelques-uns même loués et certainement honorables."
Alain, Eléments de philosophie ; De la sincérité, 1940. Une explication :
Dans ce texte, Alain nous entretient du devoir de vérité et d’un éventuel droit de mentir. Problème sur lequel se sont penchés de nombreux philosophes et qui nous concerne tous, que ce soit dans notre quotidien ou dans certaines circonstances particulièrement importantes. Qui ne s’est jamais demandé : faut-il être sincère, faut-il dire la vérité ? Ou bien faut-il la dissimuler, et même la déformer totalement ?
Rappelons pour commencer ce qu’est la vérité. On entend par là l’accord entre la pensée et la réalité. Une affirmation est vraie quand elle est conforme à la réalité. Elle est fausse si elle est en désaccord avec la réalité. Bien sûr nous ne sommes pas forcément certains que ce que nous pensons est vrai. Mais quand nous disons ce que nous pensons, nous disons la vérité. Nous sommes sincères, véraces, honnêtes. Quand nous ne disons pas ce que nous pensons, nous sommes hypocrites, menteurs, malhonnêtes.
L’éducation tend en général à inculquer aux enfants la valeur de vérité : il est considéré comme bien d’être sincère, et comme mal de mentir. Mais comme tout principe, celui-ci peut être interrogé. Et philosopher consiste justement, comme nous l’a montré Socrate, à interroger nos principes, nos croyances, nos certitudes.
Certains philosophes ont mené cette interrogation et ont conclu qu’en effet, il était forcément mal de mentir. Tel est notamment le cas de Kant qui s’est efforcé de démontrer que le mensonge était nécessairement immoral. Pourquoi ? Eh bien parce que la loi morale qui émane de notre raison nous prescrit de respecter autrui et de ne pas faire à l’autre ce que nous ne voudrions pas qu’il nous fasse. Or nous ne voudrions pas que l’on nous dissimule ou que l’on travestisse la vérité. En effet notre liberté de choix dépend des informations dont nous disposons. Si quelqu’un nous donne de fausses informations, nous prendrons une décision qui ne serait pas celle que nous aurions prise si nous avions su quelle était la vérité. Celui qui ment le fait d’ailleurs en général dans le but justement de pousser la personne à qui il s’adresse à prendre une décision qui sert ses intérêts à lui, le menteur, et non ceux de son interlocuteur. Mais nous pouvons démontrer que le mensonge s’oppose à la loi morale, et cela par un moyen infaillible : nous ne pouvons pas vouloir que tout le monde mente. Or, si nous ne pouvons pas vouloir que ce que nous faisons soit fait par tous, c’est que ce que nous voulons est immoral. D’ailleurs, si le mensonge était généralisé, il s’anéantirait lui-même puisque tout le monde se méfierait de tout le monde, personne ne ferait confiance à personne, la vie sociale serait impossible.
C’est sans doute à cette démonstration de Kant que pense Alain lorsqu’il écrit « Lorsqu’on a prouvé, par raisons abstraites(…) qu’il n’est jamais permis de mentir… ». Mais si Alain se réfère à cette démonstration, c’est pour émettre immédiatement une critique : ce serait mal servir la cause de la vertu que de démontrer qu’il ne faut jamais mentir. Pourquoi donc ? On pourrait croire au contraire que c’est bien servir la cause de la vertu, c’est-à-dire de la morale, que de démontrer de façon rationnelle qu’il ne faut jamais mentir. On assoit ainsi la moralité concrète, les préceptes éducatifs enseignés aux enfants, sur la raison. Alain s’explique aussitôt sur cet apparent paradoxe : « car il est connu qu’une loi inapplicable affaiblit l’autorité des autres ». Que veut-il dire ? Sans doute que si une loi (ici il s’agit d’une loi morale) demande de faire quelque chose et que l’on se rende compte qu’on ne peut faire cette chose, alors non seulement on doutera de cette loi, mais on se mettra à douter de toutes les lois. Car les lois existent justement pour exiger que l’on fasse des choses que l’on ne ferait pas forcément de façon spontanée. Prenons comme exemple le vol. La loi dit qu’il ne faut pas voler. Il est parfois difficile d’obéir à cette loi. On peut éprouver la tentation de voler. Mais on peut y résister. Il y a un combat intérieur qu’il est possible de gagner en faisant triompher l’exigence morale sur le désir. Cela renforce l’autorité de la loi. On sait que l’on peut agir selon ce qu’elle demande. Ce n’est pas impossible, même si c’est difficile. Du coup, on aura du respect pour cette loi et pour la loi en général. Par contre, si une loi apparaît comme inapplicable, on aura tendance non seulement à ne pas la respecter mais à étendre son scepticisme à la loi en général. Et la vertu, c’est justement cette disposition durable, cette qualité personnelle, qui fait que l’on va obéir aux exigences éthiques.
Mais pourquoi donc le devoir de dire ce qu’on pense être la vérité serait-il inapplicable ? Si le désir peut être vaincu par l’exigence morale, pourquoi le désir de mentir ne pourrait-il pas l’être lui aussi ? Serait-ce que l’homme ressent davantage ce désir ? Que le désir de mentir est plus fort que les autres ? Ou ne serait-ce pas plutôt parce qu’ici la morale elle-même est divisée ? D’un côté, nous percevons le mensonge comme un mal, mais d’un autre côté, nous comprenons que dire la vérité serait parfois un mal plus grand encore. Et c’est bien parce que la conscience morale est divisée, incertaine, hésitante, que le problème du devoir de vérité ne peut être résolu par une démonstration abstraite, c’est-à-dire coupée des situations concrètes où il faut tenter d’apprécier si le devoir de vérité s’applique ou non.
Dans la vie quotidienne, ce problème se pose déjà. Un ami qui part à un rendez-vous amoureux nous demande si nous le trouvons à son avantage. Or nous lui trouvons le teint cireux, nous voyons ses cernes énormes, ses cheveux mal peignés, et nous l’avons toujours trouvé assez laid. Faut-il le lui dire ? Ce serait le rendre encore moins séduisant. Et si nous refusons de répondre, pour ne pas avoir à mentir, il n’en pensera pas moins… Ici le devoir de vérité semble atteindre une limite. Nous risquons de faire du tort à quelqu’un, de le blesser inutilement, de rompre une amitié.
Mais il y a plus grave. Nous sommes pendant la seconde guerre mondiale. Un ami juif s’est caché chez nous pour échapper aux rafles. La gestapo frappe à notre porte et nous demande si nous avons vu cet ami. Que faire ? Dire la vérité et devenir complice de l’arrestation de notre ami alors que nous savons qu’il n’a rien fait de mal ? Se taire, refuser de répondre ? Mais il est bien évident que dans ce cas le silence serait compris comme un aveu.
Alain pense-t-il d’ailleurs à un exemple de ce genre lorsqu’il écrit son texte (daté de 1940) ?
En tout cas il apporte une réponse à notre problème : « Peut-être vaudrait-il mieux régler les discours d’après la loi supérieure de la justice ». Remarquons d’abord le conditionnel : « Peut-être vaudrait-il… ». Voilà qui change du ton très affirmatif de Kant et de son rigorisme ! Point d’ « impératif catégorique » ici, mais une proposition, une suggestion. Mais que faut-il comprendre par cette « loi supérieure de la justice » ? Il est bien évident qu’il ne s’agit pas ici de la justice au sens de l’institution judiciaire. Car celle-ci n’énonce pas de « loi supérieure » mais applique les lois très banales des codes ou de la jurisprudence. Aucune loi juridique ne nous dira ce qu’il faut dire à notre ami, pour revenir à notre premier exemple. Quant au deuxième, les lois juridiques diraient des choses contradictoires. Les lois du régime de Vichy puniraient celui qui aurait menti à la Gestapo, et les lois de l’occupant en feraient bien sûr de même. Il faudrait attendre la fin de la guerre et l’instauration d’un nouveau régime pour entendre la loi condamner la complicité dans ce qui sera désormais défini comme un « crime contre l’humanité »… Alors de quelle justice est-il ici question ? Il ne reste que la justice comme valeur, la justice comme norme idéale. La justice de la conscience humaine qui se pose la question : qu’est-ce que le bien ? Et aussi : quel est le moindre mal ? Cette conscience répondra certainement qu’il est mal de livrer un innocent à ses bourreaux. Et qu’il est mal de peiner un ami alors que l’on pourrait lui donner la confiance en lui qui lui manque. Cette conscience dira qu’il est mal de mentir mais qu’il est parfois encore pire de ne pas mentir. Elle nous dira de nous mettre à la place de celui de celui qui nous demande la vérité. Que va lui faire cette vérité ? Va-t-elle le rendre plus fort, lui permettre de faire un meilleur choix ? Va-t-elle le peiner, l’affaiblir, voire le détruire ? Va-t-il s’en servir pour nuire à des innocents ? Questions pour lesquelles il n’existe pas de réponse automatique, simple, immédiate. Il faudra parfois réfléchir, deviner, conjecturer. Au risque de se tromper et de ne pas faire le bon choix. Si la loi supérieure de la justice me demande d’essayer d’être juste, elle ne me dit pas exactement ce qu’il faut faire, dans chaque cas, pour avoir la garantie de l’être.
Mais on peut s’étonner de cette réponse donnée par Alain : quoi, la sincérité ne serait-elle pas une valeur morale ? Le mensonge serait-il un moyen comme un autre de régler certaines difficultés ? On s’écarte du rigorisme de Kant, mais ne serait-ce pas pour tomber dans le laxisme moral ?
L’auteur a dû envisager ces critiques car il y répond par avance : « il y a aussi un mal à soi-même et une déchéance dans le mensonge ». Le mensonge est un mal. Et un mal fait à soi-même. Celui qui ment déforme ce qu’il sait (ou ce qu’il croit) être la vérité. Il masque la réalité. Il s’en détourne, ne serait-ce que pour créer cette fiction qu’il va présenter à la place de ce qui est. Il y a un refus de la réalité. Ce refus peut être bien intentionné, il peut être justifié. Mais il contient un déni de ce que nous savons être la réalité. Et ce que nous avons de plus précieux, comme êtres humains dotés de conscience, n’est-ce pas cette aptitude à prendre en compte la réalité, à être lucide ? « La vérité vous rendra libre » dit Jésus-Christ (Evangile selon Saint Jean ; 8, 32). Et en effet, comment pourrit-il y avoir liberté s’il n’y avait pas d’abord conscience de la réalité ?
Déformer la vérité, la dissimuler, la nier, c’est donc incontestablement un mal fait à soi (et non pas seulement ni forcément aux autres). Alain parle même de « déchéance », ce qui indique une idée de chute, de corruption. En mentant on tombe dans un état inférieur et le menteur qui prend l’habitude de mentir abîme son âme. Il finit par ne plus pouvoir vraiment faire la différence entre ce qui est et ce qui n’est pas. Il perd l’exigence d’y voir clair, et d’abord en lui-même. Il passe d’un mensonge à l’autre, esclave des circonstances et de sa peur de subir les conséquences de ses précédents mensonges. La conscience de l’homme est faite pour accueillir, ou conquérir, la vérité. Pour se faire une représentation qui soit la plus conforme possible à la réalité. Le menteur se sert de cette conscience pour défaire la représentation vraie. Il détourne donc la conscience de sa finalité première. En ce sens il est vicieux. Car le vice, en sons sens premier (vitium en latin), c’est le défaut, la défectuosité, la tare. Son opposé est la vertu, c’est-à-dire, toujours dans le premier sens du mot, la qualité, la valeur, la vigueur.
Aussi Alain peut-il écrire qu’ « il y a une vertu de sincérité », en quoi il faut entendre que la sincérité dénote une force morale, une qualité, un état supérieur. Celui qui peut être sincère, c’est celui qui est prêt à affronter la vérité, qui est capable d’assumer ses actes, qui se refuse à utiliser les subterfuges de la ruse. Mais cette qualité « n’est pas située au niveau des discours ordinaires ». Comprenons par cette précision que ce n’est pas dans la vie quotidienne que nous la verrons à l’œuvre. Non qu’il soit permis de mentir dans n’importe quelle circonstance, mais qu’il n’est ni utile ni vertueux d’être sincère lorsque les circonstances impliquent une certaine retenue, voire une certaine hypocrisie.
On ne dira pas tout ce que l’on pense à tout le monde et pas n’importe quand, pas n’importe comment. Il y a une foule de choses que l’on ne dira pas parce que ce n’est pas important, que cela créerait des problèmes inutiles, que cela blesserait des gens que nous ne voulons pas froisser. On ment aux enfants en leur racontant que le Père Noël leur apportera des cadeaux, ou même en leur disant que tout va bien alors que l’on a de graves soucis. Ce n’est pas dans ces circonstances là, dans les discours ordinaires, que la vérité est requise. Quand alors ? Que sont ces discours « non-ordinaires » où la sincérité est une vertu exigible ? Sans doute lorsque les circonstances sont graves, que notre parole décidera peut-être de la manière dont quelqu’un va conduire sa vie. Lorsqu’il s’agit d’un engagement amoureux, d’un témoignage en justice, d’un contrat, d’une promesse. Qui ne voit que dans ces cas, il importe au plus haut point d’être sincère ? Lorsque l’autre attend de nous la vérité et qu’il est capable de l’entendre, qu’il n’en fera pas un usage criminel, nous nous devons de la lui dire. Nous devons avoir la force morale d’affirmer ce qui est, même si cela risque de nuire à nos intérêts égoïstes. Il y a des circonstances où ce serait infâme de mentir, parce que ce serait trahir la confiance que l’on place en nous et mépriser autrui. Pour autant, cela n’empêche pas que certains mensonges soient excusés, que d’autres soient même loués et considérés comme honorables. On peut excuser un mensonge lorsqu’il est bien intentionné. Ainsi les formules de politesse, les compliments, les plaisanteries seront excusés. On comprend bien que ces mensonges sont bénins et n’ont aucune visée égoïste. Certains sont loués, parce qu’ils sont au service d’une noble intention. On a vu précédemment que mentir pouvait sauver la vie d’un innocent. Dans le même registre, on notera que le Code de Déontologie des médecins, s’il fait à ceux-ci une obligation de dire la vérité aux patients, précise aussitôt que le médecin peut dissimuler la vérité s’il juge en son âme et conscience que la dévoiler ne serait pas « dans l’intérêt du malade ».
Que retirer de ce texte ? En peu de phrases, Alain nous a plongés au cœur d’un des plus difficiles problèmes moraux qui se posent à nous. On a pu apprécier son souci de ne pas vouloir imposer une réponse simpliste à un problème complexe. Il a su nous mettre devant une hésitation nécessaire, devant ce qui fait peut-être l’essence de la morale : le scrupule. Attention, semble-nous dire Alain. Attention à ne pas se réfugier dans des recettes qui dispenseraient de réfléchir, de s’enquérir, de douter. La vérité n’est pas toujours un bien, le mensonge n’est pas toujours un mal. Cela n’introduit aucune confusion entre les deux, tout au contraire. Il importe d’autant plus de les distinguer si l’on veut faire un bon usage de l’un comme de l’autre. La vraie morale n’est pas affaire de règle, mais d’exigence, elle est donc tout autant éloignée du rigorisme que du laxisme.
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