Un roman à la vindicte permanente, à la violence aussi flamboyante que restauratrice qui s’inscrit dans la lignée canonique des utopies négatives.
La frontière n’est plus ce qu’elle était. Jadis, une bonne vieille borne , un mirador explicite et on savait de quel (mauvais) côté on se trouvait. A cette époque, c’était le bon vieux XXe siècle, l’observation valait aussi pour une limitologie inscrite au cœur de l’homme : armée des ciseaux de Caton de la censure, la psychanalyse veillait au grain, réinterprétant les écarts de chacun par rapport à la norme. Mais une quatrième guerre thermonucléaro-bactériologique a eu raison de ce monde-là. Depuis, les hommes et leur propension à franchir toutes les bornes, à dépasser toutes les limites se sont exilés dans un lointain astéroïde saturnien.
Une cité au dedans infernal
C’était l’endroit idéal pour rebâtir une civilisation sur des bases plus solides, mettre au placard les vieux démons qui rongent l’homme. Ainsi est née Cerclon, cité-bulle et démocratie spatiale où la vie sous oxygène est régie de A à Z par un ordinateur central qui codifie les moindres éléments de l’existence grâce à une armada de machines ayant banni tout résidu humain dans leur fonctionnement. Numérotés, classifiés, catalogués en fonction de leurs aptitudes, de leurs organes, de leur sexe etc., les Cercloniens passent à échéance fixe dans la vaste moulinette du Clastre, qui leur attribue alors un nom arbitraire forgé des initiales spécifiant chaque point du classement. On n’est pas loin de « La loterie à Baylone » de Borges ni de « L’Alphaville » godardien. Un système de caméras-drones surveille sans cesse les agissements des habitants de cette utopie high tech-spatiale, au-dessus de laquelle culmine le Cube, immense pyramide où sont entassés déchets radioactifs, acides et rebuts de la société de consommation.
Une gigantesque tour panoptique domine les différentes zones de Cerclon, chacun pouvant venir y remplir le rôle de voyeur et dénoncer ses voisins ou les inconnus qui passent au loin et contreviennent aux lois. Partout s’étend le règne de la publicité, des statistiques et des jeux virtuels qui compensent une réalité dissoute les pouvoirs « carcéviscéraux » qui sont ceux de cette parfaite Cité en 2084. Une cité au dedans infernal, prison de cristal sacralisant l’invisibilité et l’intangibilité des « biopouvoirs » dénoncés par Michel Foucault et qui trouvent leur parfaite illustration dans ce récit d’anticipation. La conscience, la créativité, l’esprit de ré-volte, heureusement, n’ont pas disparu pour autant et une poignée d’individus se battent pour leur liberté en lançant des actions « terroristes » contre le gouvernement.
A leur tête, l’universitaire Capt, fin connaisseur de Nietzsche et Foucault, secondé entre autres par Slift the Snake, Kamio et BouleDeChaT. Pour eux, le vrai pouvoir est hors-limite, l’épanouissement, hors frontière. La beauté, dans « la zone du Dehors » bordant Cerclon, est interdite d’accès car zone non sécurisée. On n’est pas loin cette fois-ci du 1984 orwellien ou de la kantienne Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ? Alain Damasio ne ménage pas son lecteur en convoquant d’emblée des termes, des fonctionnements qui ne seront éclairés qu’au fil du texte. On peut lui reprocher, également, de ne pas assez faire le tri dans ses adverbes, de tomber dans une certaine facilité graphique (et dispensable) lors de la séquence in fine du Cube-prison gravi par Capt.
Mais.
Mais ceci n’enlève en rien à cet extraordinaire roman sa force évocatrice : il faut lire les magnifiques pages consacrées à l’exploration du Dehors, fantasme rouge/solaire, Total recall poétique où évoluent les tigres pourpres qui n’est explorable qu’avec une bonne ration d’oxygène. Petit à petit, les néologisme qui sont légion, l’ox, le brax, les clameurs ; la virtue etc. viennent arracher le lecteur de cette épopée philo-SF à sa propre somnolence de consommateur. L’insurrection esthétique se mue alors en un impitoyable combat contre l’oppression policienne-policière, contre l’immédiateté déshumanisée des medias. Un roman à la vindicte permanente, à la violence aussi flamboyante que restauratrice qui s’inscrit dans la lignée canonique des « utopies négatives ».
frederic grolleau
Alain Damasio, La zone du Dehors, CyLibris, 2001, 487 p. - 18, 29 €. | ||
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