Que des animaux puissent côtoyer des êtres humains sans que quiconque s’en soucie revient déjà à proclamer un droit à la différence dès le départ.
Vous croyez qu’il se déplace sur un fougueux destrier, plume au vent et chemise à jabot en éruption (en éruption !?, souligne-t-il) Que nenni ! Bien à l’aise dans ses jeans-baskets (je ne porte pas de baskets !, proteste-t-il), Alain Ayroles, le scénariste de De cape et de crocs, se contente de siroter son caoua en grillant clope sur clope au Kilty’s de Bastille. Une rencontre exclusive pour Le Littéraire avec celui qui s’amuse de ce que le XVIIe siècle soit devenu la pointe de la hype de nos jours...
Votre démarche peut paraître évidente aujourd’hui qu’on a sous les yeux les 5 albums de la saga que vous publiez chez Delcourt aux côtés du dessinateur Jean-Luc Masbou, mais qu’est-ce qui vous a donné à l’époque l’idée de transposer le théâtre classique, le baroque et la commedia dell’arte dans la bande dessinée ?
Alain Ayroles :
En fait, c’est Jean-Luc qui m’a demandé de lui écrire un scénario pour De cape et de crocs. J’ai cherché des idées, des documents qui puissent autoriser un croisement de nos deux sphères d’imaginaire. Très rapidement nous avons souhaité adapter en bande dessinée des parties d’un jeux de rôles que j’avais inventé ("Contes et Racontars") et auxquels je jouais avec mes amis d’Angoulême (où j’ai fait l’Ecole des Beaux-Arts, section BD) et qui tournait autour de contes de fées, de légendes fortement teintées de récits de pirates, de mousquetaires et de films de cape et d’épée. Notre imaginaire à tous deux était déjà fort marqué par l’atmosphère qu’on trouve chez Dumas, Théophile Gauthier ou les films de cape et d’épée...
En même temps, c’est un imaginaire déjà codifié (à cause notamment de films tels ceux d’Errol Flynn) où il est donc difficile d’imposer sa patte graphique...
C’est vrai qu’il existe un versant cinématographique ou littéraire bien connu de ce thème, mais également un versant théâtral - qu’il nous restait à explorer - et qui provient du contexte : l’époque des mousquetaires est aussi celle de Molière (récits de cape et d’épée et récits de théâtre s’entremêlent souvent, on le voit dans Scaramouche, dans Capitaine Fracasse, dans le Cyrano de Rostand). Il faut dire que dans le jeu de rôle que nous pratiquions il y avait déjà une dimension théâtrale intrinsèque (ce qui est le cas de nombre de jeux de rôles puisque les joueurs y sont censé improviser des répliques et animer leurs personnages comme sur une scène de théâtre). Les scénarios que j’écrivais à cette époque mettaient déjà en scène des saltimbanques, des mises en abyme façon commedia dell’arte au sein de l’histoire - où les participants devaient improviser des improvisations ! Un procédé que j’ai réutilisé dans le tome 4 de De cape et de crocs.
Ce jeu all’improviso se retrouve dans ma façon de concevoir le scénario de la série, ce qui explique que le nombre de tomes reste indéterminé ! Or il était impossible d’adapter telles quelles les parties du jeu de rôle, il a donc fallu se concerter afin d’accoucher d’un scénario BD digne de ce nom, avec une originalité en adéquation avec une oeuvre écrite, par essence différente d’une partie entre rôlistes autour d’une table. L’idée de théâtre, commun au jeu et au récit de cape et d’épée, s’est imposée très vite. L’idée m’est venue de démarrer l’histoire à partir des Fourberies de Scapin. Tout s’est ensuite enchaîné de manière naturelle, une fois Molière sur le tapis, si j’ose dire.
Vous étiez déjà des " théâtreux " au départ, des amateurs ?
Il est indéniable que nous aimons bien faire les guignols ! Jean-Luc possède un talent immense pour faire l’andouille... De mon côté, je vois ou lis pas mal de pièces, j’ai même fait un peu de théâtre amateur , mais je n’ai pas le niveau de Jean-Luc, qui possède un sens de la gestuelle et des réparties dignes d’un comique professionnel ! Avec lui, la déconnade entre amis prend souvent l’allure de sketches, et j’y puise parfois des gags qu’on retrouve dans les pages de la série !
Mais quand vous avez présenté votre concept, la mode était plutôt aux projets un peu plus "tendance", high tech, orientés vers le filon des cybertechnologies. Vous étiez résolument à contre-courant de tout cela... Vous avez dû passer un peu pour les conservateurs de service qui débarquent, non ?
Conservateurs, certainement pas ! Si nous réutilisons de vieux machins, c’est pour les dépoussiérer et faire du neuf avec. Derrière le classicisme formel se cache un propos moderne. Quant aux tendances du moment... Nous n’avons jamais voulu prendre position par rapport à l’air du temps, même si nous étions forcément influencés par notre environnement culturel. Si nous avons choisi de raconter ce type d’histoire, c’est parce que nous aimions ça, point. C’est d’ailleurs amusant : on a intégré hier Dumas au Panthéon, Hugo a été célébré toute l’année... Mousquetaires et alexandrins reviennent à la mode. Ce qui prouve que les créateurs doivent toujours suivre leurs intuitions...
Vous avez écrit un superbe " impromptu " dans le tome 4...
Avant la parution du tome 4, Guy Delcourt qui aime qu’on rajoute des cahiers de crobards, des croquis de recherche dans les albums pour une première édition, m’a demandé si, pour changer, je ne voulais pas écrire une nouvelle en rapport avec la dimension littéraire de la série. Mais l’inspiration m’est surtout venue pour une pièce en vers, encore plus en phase avec l’esprit de De cape et de crocs. Je caressais vaguement l’espoir que des extraits de la pièce soient un jour montés par une troupe de théâtre amateur, au fin fond de quelque obscure MJC... Mais la pièce a été créée par une troupe de comédiens professionnels dans un théâtre prestigieux (je tiens d’ailleurs à remercier Régis et Anne, les organisateurs du festival BD de Versailles, à l’origine de ce projet), ce qui a été merveilleux pour moi et m’a donné envie d’écrire pour le théâtre !
Pourquoi avez-vous utilisé surtout des animaux comme héros ?
Parce que c’est rigolo ! Et cela se veut un écho aux masques des acteurs en commedia. Car il s’agit ici d’animaux certes, mais dont personne ne se rend compte du statut, étroitement mêlés qu’ils sont aux hommes. Comme chaque masque correspond à chaque fonction (du vieux barbon au spadassin , en passant par le valet facétieux ou le Pierrot), chaque animal renvoie à un caractère, un stéréotype de théâtre. Le loup la force et la brutalité, le renard la ruse etc. Ces personnages animaliers évoluent aux côtés d’humains qui sont eux-mêmes des types de théâtre (un avare, une jeune première, un valet de comédie, un méchant). Le thème du masque est ainsi filé tout au long de la série, ce dont témoigne l’emblème qui figure sur la tranche de chaque album.
Comment avez-vous rencontré votre compère ?
Masbou est un vieil ami, qui a fait les Beaux-arts avec moi. Nous avons fait des dessins animés , travaillé en atelier, joué aux jeux de rôles, beaucoup déconné ensemble. Notre complicité en ce qui concerne l’humour est énorme. Je lui soumets toujours l’idée de gag que je viens de trouver et je la réécris si elle ne le fait pas rire.
Et votre formation à vous, au fait ?
Angoulême était surtout un vivier pour amateurs de BD, très enrichissant, qui attirait des gens de tous horizons, des " fantasystes " aux underground, des fans de Loisel à ceux de Baudoin.... Mais mon choix pour le scénario a été peu un accidentel. Je voulais au départ m’occuper à la fois du scénario et du dessin. J’avais pour Garulfo réalisé quelques pages et même des mises en couleurs. Et tous les éditeurs que j’ai rencontrés, s’ils étaient intéressés par le scénario, ne trouvaient pas le dessin au point. De guerre lasse, je me suis concentré sur le scénario, d’abord pour Bruno Maïorana, puis pour Jean-Luc, qui m’a sollicité pour De cape et de crocs.
Surprend surtout dans vos histoires la rigueur de la documentation, la richesse de la langue, à l’instar du fameux " impromptu " qui agrémente le tome 4...
Nous avions pris le parti au départ de situer l’intrigue dans un XVIIe siècle volontairement flou, même si selon toute vraisemblance, l’histoire se déroule après 1671, date de création des Fourberies de Scapin. Nous ne visions donc pas une reconstitution historique précise et minutieuse, mais l’esprit du Grand Siècle. J’ai commencé avec mon bagage de culture générale basique sur l’époque puis j’au dû me documenter de plus en plus au fur et à mesure que les albums s’enchaînaient. Ce qui ne sert à rien la plupart du temps, le récit étant complètement loufoque, mais cela me permets de l’émailler de références assez pointues. Le défi était de parvenir à rendre compréhensible de tous, y compris les enfants, un langage fort ampoulé. Heureusement il y a le secours de l’image, du jeu de scène et du découpage, qui compensent alors les tournures ronflantes et les formules savantes.
Incarnées notamment par le savant Bombastus...
C’est vrai que j’ai fait du hardcore avec Bombastus. Depuis sa création, la BD met en scène des savants fous (de Cosinus à Tournesol) , je ne suis donc pas très original, mais je tenais à un savant fou qui expose vraiment ses théories, lesquelles découleraient d’une vraie recherche scientifique du XVVIIe siècle. Et même si ce qu’il raconte est du " n’importe quoi ", c’est du " n’importe quoi de l’époque ! " - ou cohabitent rationnalisme pur et survivance des anciennes croyances, ce qui fait que même les théories les plus sérieuses sont parfois les plus fantaisistes. Par exemple, René Descartes, un gars sérieux, a produit une théorie du magnétisme qui est du " n’importe quoi "absolu !
Y a-t-il un message philosophique dans votre saga ?
Non, pas de message flagrant même si tout le récit baigne dans la défense de la tolérance. Que des animaux puissent côtoyer des êtres humains sans que quiconque s’en soucie revient déjà à proclamer un droit à la différence dès le départ. Ce qui se renforce quand un hidalgo catholique se lie d’amitié avec un corsaire barbaresque musulman. Tous les gens de confessions diverses finissent d’ailleurs par s’apprécier malgré les barrières qui se dressaient entre eux. De toute façon je ne fais que les BD que j’aurais envie de lire, celles qui ne prennent pas le lecteur pour un imbécile mais ne sont pas pour autant hermétiques. Ce que conforte le support graphique de Masbou, véritable magicien de la couleur qui travaille en couleurs directes (surtout pas d’ordinateur : il est très old school) et précipite le lecteur dans notre mise en scène.
Aujourd’hui, vous êtes encore dans le plaisir à l’état brut, au bout de 5 albums, ou déjà installés dans la rengaine ?
Nous avons nos moments de lassitude, de doute, cela a été le cas avec la longue durée du tome 5 (deux ans de travail) mais nous sommes plus motivés que jamais car plus l’histoire avance plus nous nous attachons à nos personnages qui acquièrent leur autonomie, leur vie propre - ce qui renouvelle notre plaisir à les mettre en scène. Qui plus est, ce qui interdit la routine, c’est que si je connais la fin de l’histoire dans ses grandes lignes, j’en ignore les détails. J’écris les tomes au fur et à mesure pour rester cohérent avec cette idée de commedia dell’arte que nous évoquions tout à l’heure. Mais que l’histoire retombe sur ses pattes à la fin de chaque album n’est pas toujours évident, et l’album 4 a été assez difficile de ce point de vue.
Ce défi constant maintient en éveil et assure la passion ! Je m’impose aussi parfois des gageures à relever dans le scénario : la scène d’improvisation du tome 4 a été ainsi réalisée dans des " conditions réelles de tournage " ; j’annonce dans une page que les personnages vont devoir faire rire et je m’oblige moi-même à trouver quelque chose avec quoi me débrouiller ! J’essaie également de briser mes tics de narration et de trouver de nouveaux cadrages, allant parfois jusqu’à flirter avec le conceptuel.
Quel a été l’accueil des gens de Delcourt sur ce projet au départ ?
Guy Delcourt a été enthousiaste, estimant face à nos craintes quant au côté difficile du projet, que cela relèverait le niveau !
Vos autres projets pour l’avenir ?
J’ai plusieurs projets dans mes cartons : un récit se déroulant en Italie, pendant la Renaissance, un autre mettant en scène des libertins du XVIIIème siècle (pour renforcer mon image de type qui n’écrit que sur des vieux machins poussiéreux), mais aussi une histoire d’heroïc fantasy et un récit lovecraftien (inspirés eux aussi par des jeux de rôles), un récit cyberpunk, ou encore une histoire de SF hardscience. Voire un projet gothique...
Vos livres de chevet ?
Je lis de moins en moins de BD, et plutôt des histoires intimistes aux antipodes de ce que je raconte dans mes albums... J’ai eu un moment de doute jadis quant aux possibilités d’expression de la BD qui m’apparaissaient inférieures par rapport à la richesse d’autres genres artistiques mais je sais maintenant que c’est tout le contraire. Qu’il y a en BD une panoplie de codes très variés qui, lorsqu’on les maîtrise, permettent beaucoup de subtilités, notamment au niveau émotionnel. La BD est loin d’avoir exploité toutes ses possibilités. C’est un art qui n’en est qu’à ses débuts, qui est foisonnant et dont la créativité est telle qu’il est pillé par beaucoup d’autres media : cinéma, jeu vidéo, dessin animé... et même littérature ! De plus en plus d’écrivains viennent voir de ce coté s’il n’y aurait pas quelque chose à glaner. C’est certainement bon signe : signe que la BD est enfin en train d’acquérir la reconnaissance qu’elle mérite depuis au moins une trentaine d’années.
Votre mot de la fin ?
Je m’amuse beaucoup à faire ce que je fais !
Propos recuellis par Frédérci Grolleau le 29 novembre 2002. | ||
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