fredericgrolleau.com


Conférence Matrix 1

Publié par frederic grolleau sur 30 Septembre 2006, 22:08pm

Catégories : #ARTICLES PRESSE & DOSSIERS

Du réel au virtuel : l'espace possible de Matrix

NB : Cette conférence a été écrite à l'occasion du 2e festival de philosophie francophone de Fribourg (Suisse) à ou j'étais invité le 16 septembre 2006 au soir pour me prononcer sur le sens philosophique de Matrix, aux côtés de Patrice Maniglier(philosophe) et de Thierry Crouzet (informaticien).
Le débat qui s'est rapidement installé entre les intervenants, puis le jeu des questions-réponses avec l'auditoire ne m'ont pas permis d'en lire plus de 3 pages, de même que les images prévues à l'origine pour servir d'appui à ma réflexion n'ont pas été diffusées... 


Introduction

Je souhaite souligner la modestie de mon propos ici, commenter Matrix, au vu de la tonne de documents et d'interprétations sur cette saga des frères Wachowski.

Mon objectif sera de :
1) revisiter à l'aune de Matrix 1 (seul opus de la trilogie à consonance vraiment philosophique si on excepte dans Matrix 2 le dialogue entre Néo et l'Architecte) ces grandes catégories du " programme " d'enseignement des classes de philosophie que sont le réel, le virtuel, la vérité, la raison et la liberté.
2) réinscrire importance Matrix par rapport aux autres films s'inspirant de même veine (SF/cyberpunk)
3) partir, en conséquence, des prémisses logiques de Matrix 1 en ne tenant pas compte des compléments d'information donnés ensuite dans Matrix 2 et Matrix 3 où il semble clair qu'on a affaire qu'à des programmes informatiques et non à des êtres libres. Car il est clair alors que la question philosophique du libre arbitre - " l'imperfection des hommes " dont parle l'Architecte dans Matrix 2 disparaît au profit du renversement par lequel, au lieu que hommes se servent du processeur des machines pour trouver la solution à leur problème, ce sont maintenant les programmes qui se servent des cerveaux humains pour trouver solution à leur problème. Or les programmes sont incapables de faire des choix - au sens philosophique impliquant une liberté minimale puisque, aussi bien, l'on sait que cela est techniquement possible !
.
Pour orienter la suite de ma réflexion, je propose à titre de fil directeur ce texte de Hulary Putnam (Raison, vérité et histoire, Paris, Minuit, 1984) - paru longtemps avant le premier Matrix :

" Supposons qu'un être humain (vous pouvez supposer qu'il s'agit de vous-même) a été soumis à une opération par un savant fou. Le cerveau de la personne en question (votre cerveau) a été séparé de son corps et placé dans une cuve contenant une solution nutritive qui le maintient en vie. Les terminaisons nerveuses ont été reliées à un super-ordinateur scientifique qui procure à la personne cerveau l'illusion que tout est normal. Il semble y avoir des gens, des objets, un ciel, etc. Mais en fait tout ce que la personne (vous-même) perçoit est le résultat d'impulsions électroniques que l'ordinateur envoie aux terminaisons nerveuses.
L'ordinateur est si intelligent que si la personne essaye de lever la main, l'ordinateur lui fait "voir" et "sentir" qu'elle lève la main. En plus, en modifiant le programme, le savant fou peut faire "percevoir" (halluciner) par la victime toutes les situations qu'il désire. Il peut aussi effacer le souvenir de l'opération, de sorte que la victime aura l'impression de se trouver dans sa situation normale. La victime pourrait justement avoir l'impression d'être assise en train de lire ce paragraphe qui raconte l'histoire amusante mais plutôt absurde d'un savant fou qui sépare les cerveaux des corps et qui les place dans une cuve contenant des éléments nutritifs
qui les gardent en vie. "

La lecture cet extrait nous permettra :
1) d'aborder Matrix sous 2 angles principaux et antinomiques,
2) de spécifier la différence entre réel et virtuel,
3) de poser la question du débat ici entre réalisme et rationalisme, en revenant sur les thèses des philosophes américains contemporains Hilary Putnam et John Searle.


I- Deux angles antinomiques de Matrix

1) L'approche rationaliste de Matrix 1

Pris au premier degré, Matrix nous plonge dans un contexte où les machines ont gagné en surface, en 2099, la guerre face aux humains, (comme dans Terminator de James Cameron, 1984), dans une histoire d'individus prisonniers physiquement des machines. Leur corps est en repos dans des cocons tandis que leur esprit est branché à une réalité virtuelle qui leur apporte un simulacre de vie normale.

La leçon de Matrix est ainsi celle de l'auto-emprisonnement du sujet dans un système de simulacres, c'est-à-dire à comparer les mérites de la réalité de la Matrice, cette " simulation neuroactive " (M 1 - 38.55), et ceux de la réalité de Zion (dernière et seule cité réelle dans les bas-fonds de la terre). Chacun est amené à penser le jeu de l'identification, sa propre liberté, comme une simulation qu'il faut savoir dépasser si on ne veut pas rester prisonnier de ses perceptions illusoires.

Cf image 1 : Néo sort ses disques de pirate du livre de Baudrillard, Simulacres et Simulation ( Matrix 1 - 8.08.07)
Matrix 1 joue ainsi de l'analogie avec notre " monde réel ", ramené à un système d'écran, de projection, de réflexions. Ce que Morpheus appelle la " projection mentale du moi digital " (M 1- 38.18)

Précisons à ce stade que le simulacre est une représentation artificielle qui est tenue pour le Réel, tandis que la simulation est une représentation artificielle dont on sait qu'elle n'est pas le Réel, mais qui opère comme une base expérimentale pour évaluer certains aspects du Réel et pour polir certaines formes d'interaction avec le Réel en écartant le danger de dommages irréversibles.
Baudrillard se plaint justement dans son oeuvre que le simulacre ait pris la place du Réel sans que personne ne s'en rende compte et sans que personne ne soupçonne ce qui se passe, et il explique que le simulacre est surtout une simulation poussée à son extrême qui a piégé la conscience dans son propre jeu… Par exemple, quand le pilote s'entraîne dans un simulateur de vol, il est conscient qu'il est dans une simulation, dans ce cadre il peut apprendre à piloter sans s'exposer aux dangers sérieux (un pilote d'essai dans un avion réel risque la mort, même s'il ne fait que s'entraîner, et c'est ce genre de risques qui sont évacués par l'utilisation des simulateurs). Si le pilote se met à croire (ou si on parvient à faire croire au pilote) que le simulateur est un avion réel, alors il rentre dans un simulacre : l'objet n'a pas changé de nature, c'est son rapport à l'objet qui a changé de nature.
Le simulacre est l'artifice pris pour le Réel par la conscience abusée, tandis que la simulation est l'artifice utilisé lucidement dans l'apprentissage du Réel. La simulation cache toujours potentiellement un simulacre, mais le danger se trouve dans la capacité de la conscience à oublier et à s'abuser…
Dans Matrix, la Matrice est le simulacre. La citation qui suit, de Baudrillard, met en exergue ce fait : le risque qu'il y a à masquer le Réel et s'enfermer (volontairement ou involontairement) dans ses simulacres.

" Il ne s'agit plus d'imitation, ni de redoublement, ni même de parodie, mais d'une substitution au réel des signes du réel, c'est-à-dire d'une opération de dissuasion de tout processus réel par son double opératoire, machine signalétique métastable, programmatique, impeccable, qui offre tous les signes du réel et en court-circuite toutes les péripéties " (Jean Baudrillard, Simulacres et Simulation, Galilée, 1981).

Ce qui est en jeu à mes yeux dans cette aventure religieuse dans un univers informatique qu'est Matrix, son intérêt philosophique, c'est donc :
a) une modification profonde de notre rapport au monde (comme dans Total Recall,1990, de Verhoeven où protagoniste se trouve plongé tout du long dans une réalité alternative... et ne revient dans le monde réel que via l'ingestion d'une pilule rouge que lui propose un personnage neutre).
Cf image 2 : formule " il ne t'est jamais arrivé de ne pas savoir si tu es réveillé ou si tu es encore endormi " (M 1 - 8.32.44).

b) un retour au sens premier du programme, pensé non pas en son sens informatique mais comme " une préparation d'éléments qui forment une suite logique et créent un événement " (définition du dictionnaire). La question est alors : existe-t-il un programme de la liberté ? La liberté se programme-t-elle ?

Bref,
c) une redéfinition du réel, réduit par une mise en abyme cinématographique à une imagerie artificielle.

Cf image 3. Juste avant l'extraction du mouchard dans la voiture qui l'emmène au rendez-vous avec Morpheus. (M 1 - 22.37) : Trinity dit à Neo : " tu reviens de là-bas, tu connais cette route (22.44). Tu sais exactement comment elle se termine (22.48) et je sais que tu ne veux pas finir comme ça." (22.51) (fin de séquence en 23.02) Tout ce qui tombe sous les sens n'est que projection artificielle. Dont il faut apprendre à se détacher !
Cette séquence sera reprise plus tard quand Neo voit pour la 1ère fois l'Oracle et retourne dans sa rue (01.05.40) : " c'est dingue, j'ai énormément de souvenirs de ma vie et aucun n'est vrai ! "

C'est le problème de la répétition ; de la grande roue morte des habitudes dont parle Cocteau : face à quoi on peut soutenir qu'il nous est toujours loisible de d'avoir d'autres possibles, de faire autre chose, d'inventer… de " reprogrammer " les machines que nous sommes.

Cf image 4. Néo est disputé par son patron de Mégacortex pendant que 2 laveurs de carreaux - les frères Wachowski - nettoient devant le regard du spectateur une vitre grasse, autrement dit le cadre de l'image… comme pour l'en extirper et le réveiller de sa léthargie due à l'image projetée. N'est-ce pas là une manière positive d'alerter le spectateur sur son rapport à la fiction et à l'image, à ce qui est de l'ordre du media, de la médiation ? C'est le sens grec de la vérité (aléthéia) comme réveil du sommeil du Léthé.

La question fondamentale alors consiste à savoir quelle densité il faut attribuer à cette réalité. Quelle consistance donner à ce monde qu'on a sous les yeux ? (cf héros de Passé virtuel de Josef Rusnak (1999) où le héros découvre que ce qu'il croyait son monde réel n'est qu'une matrice et doit remonter d'un niveau dans le système pour y retrouver son ami disparu et femme de ses rêves).
On peut s' interroger d'ailleurs ici sur sens du monde pour les protagonistes de la trilogie Matrix car la seule caractéristique commune au monde de la matrice, de Zion et des programmes semble la fête technoïde où les hommes représentés semblent quelque peu s'oublier comme des brutes. Cet espace collectif où la cité est toujours une caricature, entre bruit et fureur, et où la sensualité est reine, est-il si enviable que cela ? (la trahison ultérieure de Cypher est-elle plus bestiale au regard cet abandon grégaire ?)
· Cf images 5/6/7 : M 1 - 09.09 ( Neo va à la fête où il suit le lapin blanc), M 2 - séquence 25.40 - 27.00 - 27.55 - 30 .00 (fête érotico-techno dans la caverne de Sion ) & M 3 - 17.14/17.45 (fête dans le club Hell du Mérovingien quand Morpheus, Seraph et Trinity viennent demander la solution pr retrouver Neo dans la Matrice).

Un observateur curieux ne pourra que s'étonner de la ressemblance entre les machines qui prélèvent les cocons défectueux dans le champ d'alvéoles de la matrice et les créatures E.T qui débarquent sur Terre pour coloniser la planète et asservir l'homme dans La guerre des mondes de Steven Spielberg (2004).

Notre question se précise : une fois plongé dans le monde virtuel, comment le distinguer de la " réalité vraie " ? comment distinguer rêve qui a l'air vrai du rêve tout court ? (cf le problème de Platon dans la République VII - " allégorie de la caverne ", 514a -517a - précisant que nous avons toujours accès à une réalité perçue par notre subjectivité et non à une réalité absolue).

De ce point de vue, le parallèle entre rêve et réalité virtuelle pose que l'expérience de cette réalité ne passe plus par des informations générées par notre corps et les cinq sens, comme si cerveau se débranchait du corps pour se connecter à une autre source sensations, en l'occurrence une machine pour le cas de la Matrice (voir le texte de Putnam)
Mais la différence est qu'on se réveille toujours du rêve (Descartes évoque ce cas dans l'argument du rêve dans les Méditations métaphysiques) alors que sortir de Matrice est plus dangereux.
A tel point que dans la Matrice, pour se libérer il faut mourir : quand il choisit la pilule rouge Neo meurt à cause d'un virus métallique qui envahit son corps jusqu'à son trépas organique

Il faut noter le grand nombre d'occurrences de cette imbrication rêve/réalité et vérité dans Matrix 1 : 8 fois dans la 1ère demi-heure film !

REF
· " il ne t'est jamais arrivé de ne pas savoir si tu es réveillé ou si tu es encore endormi " (M 1 - 8.32.44).
· Neo voyant le mouchard implanté en lui par Smith crie : " bon dieu, ce truc est vrai en plus " ! (23.58)
· Morpheus dit à Neo : " tu as le regard d'un homme prêt à croire tout ce qu'il voit parce qu'il s'attrnd à se réveiller à tout moment et paradoxalement ce n'est pas tout à fait faux " (25.38).
· Morpheus explique la Matrice à Néo et lui dit : " la matrice est le monde qu'on superpose à ton regard pour l'empêcher de voir la vérité " (27.04) .
· La pilule rouge permet de découvrir la matrice, la pilule bleue fait que " tout s'arrête et que tu pourras faire de beaux rêves " (27.52).
· Morpheus précise à Néo : " je ne t'offre que la vérité, rien de plus " (28.23).
· Moprheus à Neo : " n'as-tu jamais fait ces rêves, Neo, qui ont l'air plus vrais que la réalité ? " (30.19). " Si tu étais incapable de sortir d'un de ces rêves, comment ferais-tu la différence entre le monde réel et monde du rêve ? " (30.25).
· Devant le miroir qui fond, Neo dit : " ce ne peut être… Quoi, réel ? " demande Morpheus (30.34)
· " Bienvenue dans le monde reél ! " dit Morpheus à Neo une fois à bord du vaisseau (33.54)
· Neo teste pour la 1ère fois le programme de chargement de déplacement dans la Matrice et demande si c'est un programme informatique. " Est-ce vraiment si invraisemblable ? " lui répond Morpheus. (38.18).
· " Alors rien de tout ça n'est réel ? " demande Neo en montrant fauteuil rouge. (38.38) " Quelle est ta définition. du réel ? répond M. Si c'est ce que tu peux toucher, voir, goûter et sentir, alors le réel est seulement un signal électrique que tu peux interpréter par ton cerveau " (38.55).
· " Bienvenue dans le désert du réel ! " (39.17) Formule reprise par Cypher qui compare ce qui n'est qu'une prise à débrancher à mort d'Epok en direct (01.25.00)
· L'évidence et la vérité (41.35), c'est que la matrice est la simulation d'un monde imaginaire pour maintenir les hommes sous contrôle (41.46).
· " Quand la matrice a été créée, à l'intérieur, il y avait un homme qui pouvait la modeler à volonté. Il a libéré le 1er homme en disant la vérité " (43.43).
· Tank et Dozer, les 2 frères opérateurs à bord, n'ont pas de relais sur la tête et les mains car il sont nés dans le " monde réel " (45.17). ils sont de " vrais fils de Sion, le paradis, la dernière Cité de l'humanité (45.25) ".
· Dans le programme de simulation de combat, Neo apprend à se libérer l'esprit de la peur, du doute et de la vraisemblance (51.43).
· Après la séance de combat, Neo se réveille avec du sang dans la bouche. " Je croyais que c'était pas réel ? " Morpheus répond : l'esprit pense que ça l'est. (…) Il est impossible de survivre sans l'esprit (53.10 ).
· Neo voit pour la 1ère fois l'Oracle et retourne dans sa rue (01.05.40) : " c'est dingue, j'ai énormément de souvenirs de ma vie et aucun n'est vrai ! "
· Neo se moque de l'Oracle censée connaître l'avenir et Morpheus lui conseille d'essayer oublier ses concepts du vrai et du faux car elle est le guide qui l'aidera à trouver le chemin ( 01.07.15)
· Episode de la cuillère : " Il faut se concentrer pour faire éclater la vérité : la cuillère n'existe pas, la seule chose qui se plie c'est seulement ton reflet " (01.09.00).
· A Cypher qui tue l'équipage, Trinity dit que " la matrice n'est pas la réalité et qu'il ne faut pas la choisir ". Cypher répond que "la matrice est plus réelle que ce monde " (01.25.00).
· Smith torture Morpheus et lui indique que la 1ère matrice était un monde parfait mais que ça a été un échec parce que pour les hommes le concept de réalité est un purgatoire, une souffrance. Pour eux et leur cerveau primitif, le monde parfait ne peut être qu'un rêve dont on ne se réveille qu'en mourant (01.28.00).
· Smith àMoprheus : " je hais cette planète, cette " réalité : elle sent la merde ! " (01.36.00)

Soit au total, 24 références dans le film.

Quel est donc l'objectif film ?
1) faire prendre conscience à chacun qu'il est le principal responsable de son aliénation, sa soumission au simulacre et au factice, au faux qui prétend passer pourr du vrai, à l'artificiel pour du naturel. La question sous-jacente en effet est la suivante : si la matrice semble si réelle, pourquoi ce que l'on pense être notre monde réel ne serait-il pas également une matrice ? Nous serions alors dans une Matrice de matrices...

Rappelons que dans Matrix 2 Neo parvient à arrêter les pieuvres qui attaquent le vaisseau de Morpheus et que l'agent Smith parvient à s'infiltrer dans le " monde réel ", ce qui suggère que ce monde n'était pas si réel que ça et qu'on est toujours dans une matrice ou dans un programme connecté à matrice. (La suite de la trilogie semble d'ailleurs établir que ce " monde réel " décrit par Morpheus n'est qu'un leurre, une autre zone de simulation globale générée par les machines pour servir de soupape de sécurité aux esprits trop indépendants, qui ne peuvent accepter la Matrice. On comprend alors que l'Elu renvoie à une pure fonction, un programme introduit dans le cerveau Neo par Morpheus (lui-même manipulé par l'Oracle) - par le moyen de la " prophétie " - , ce afin d'amener Neo à faire un reload plutôt qu'un crash de la Matrice au nom de la liberté.)

Cf image 8 (M 1 -46.47 sqq.) : le fameux " c'est un autre programme " que lance Morpheus à Neo lorsqu'il lui apprend le kung-fu dans une salle gérée par l'opérateur Tank qui n'est ni dans le monde réel (" le désert du réel ") ni dans la Matrice.

Le vrai monde n'est alors qu'un autre programme : il a l'avantage d'offrir aux rebelles un explication acceptable de leur situation, à savoir qu'ils sont exploités par des machines. Cette illusion permet à Matrice de les faire vivre plus longtemps pour les étudier et permet l'apparition de bug du type Elu (cas non géré par Matrice) , ce dont se charge l'Oracle - qui est le système d'exploitation du système et qui anticipe à ce titre les réactions de Neo, car cela fait plusieurs fois que Matrice est reloadée ( le cycle des Matrix est un éternel recommencement - cf. les écrans avec même Neo dans le bureau de l'architecte dans Matrix 2).
La fonction de programme intuitif qu'est l'Oracle permet d'atteindre une Matrice acceptable par l'homme et qui rassemble toutes caractéristiques du monde réel. La solution serait que les humains cohabitent en fait avec les machines car sinon toutes les matrices seront tôt ou tard systématiquement rejetées et entraîneront le reload infini. Ceci parce que les 1ères matrices, celles dont provient le Mérovingien, fonctionnent sur le principe de causalité alors que les êtres humains peuvent agir sans causalité ext. (cf Spinoza qui définit la lib. comme causa sui dans l'Ethique). (plus tôt, Morpheus présente les agents, après le passage de la femme rouge, en disant à Neo que " leur faiblesse est qu'ils se rapportent à un monde bâti sur des normes " (56.12) ).
Neo comprdra ainsi que les corps des êtres humains dans le " désert du réel " ne sont pas réels mais des programmes qui doivent être connectés au cerveau d'un humain réel. Et comme tout programme dans la Matrice qui n'est qu'un système de fichiers binaires piratables, le corps peut être modifié par Neo.

Cf image 9 : Neo extrait une balle du corps de Trinity et lui fait un massage cardiaque. La scène est montrée en vert, encodée, pour signifier que ce n'est pas un miracle mais juste une modification de la Matrice.

2) Amener le spectateur à cultiver son intuition comme, certes un obstacle à la compréhension logique des éléments qui l'entourent, mais aussi quelque chose qui échappe justement à logique pure et se révèle, c'est le paradoxe, la source d'une éventuelle transcendance. D'une libération. En arpentant le chemin du réseau des simulacres ambiants (Internet, ciné, TV, video, ordinateurs etc.), l'homme peut survivre s'il développe la croyance qu'il est autre chose qu'une entité programmable. Non point un programme informatique mais une capacité existentielle de programmation de soi (cf la nation de Destin telle que la réfléchissent les Stoïciens).

Mais face à cette lecture positive rationaliste de Matrix - qui entend nous restituer, par delà les charmes délétères du tout-virtuel, un monde " réel " où les hommes pourraient habiter sinon en poètes du moins en citoyens lucides (non dupes de leur propre ingénierie technique et informatique) - on peut préférer une autre lecture beaucoup plus sombre et pessimiste.
Dans cette lecture, la notion même de réel s'absente au profit d'une virtualisation technique à tout-va dont l'homme ne sait plus se rendre maître.


2) L'approche critique de Matrix 1

Ici, Matrix n'est pas la prise de conscience de l'oppression et ne sert pas seulement à nous prémunir contre potentiel liberticide du progrès technique (comme dans Fahrenheit 451 de Truffaut ou Minority Report de Spielberg). Le film ne dénonce pas le potentiel totalitaire de réalité virtuelle mais explique, dans un contexte de théorie du complot, que

- le monde environnant n'est pas le vrai, que ce n'en est qu'une apparence. Qu'il existerait des individus voulant en empêcher d'autres d'accéder à la vrai vie.

- qu'alors le moyen pour échapper à ce piège et parvenir à la connaissance de l'origine du monde, la matrice, est de devenir un hacker, d'échapper à loi du jour pour sombrer via l'ordinateur dans celle de la nuit où tous les lapins sont blancs du moment qu'ils mènent, comme dans le roman de Lewis Carroll ; au pays des merveilles.

Matrix nous apprendrait en fait à nous défier des autorités qui entravent certaines connaissances pour nous imposer à la fois une vision fausse du monde et un asservissement. Le " Principe de réalité " ne servirait à nos tyrans (parents, patrons, professeurs et autres)qu'à nous prélever notre énergie vitale/psychique pour s'en repaître en parasites.

Autant dire que le monde imaginaire, alternatif auquel accède le résistant est le seul monde réel tandis que celui dit réel se présente comme une supercherie, un trucage existentiel mis en place par les tyrans au pouvoir.

Mais soutenir cette lecture, tentante, c'est jouer sur la confusion entre ordre du désir et celui de réalité, soit une régression perverse qui rend impossible l'espace communautaire où partager avec autrui. Matrix amène alors in fine au repli sur soi derrière ses lunettes noires et le refus justement de la confrontation avec l'Autre et l'extériorité de la Loi dans la cité.
Cf Cypher prêt à trahir les rebelles en affirmant : " les ignorants st bénis " (M 1- 01.01.25).

N'est libre ici que celui qui n'a pas à sortir de soi, à exister au sens étymologique, liberté aussi fantasmée que régressive qui ne trouve à s'exprimer que dans les techniques du virtuel et de l'informatique.
Le film souligne alors le potentiel existentiel fort de l'univers informatique qui répond aux désirs archaïques et permet de passer instantanément d'un lieu à un autre, d'un ordre de réalité à un autre, de gommer la frontière entre réel et virtuel. Bref d'évoluer à la fois dans l'ubiquité, la désincarnation et l'extra-temporalité.
Un exemple parfait de cela se trouve dans Avalon de Mamoru Oshii (2002) où, à l'instar de Néo, l'héroïne -Ash - accède par sa pratique permanente et hallucinée des jeux video de guerres à un autre monde qu'elle veut croire plus vrai que celui de l'expérience naturelle car elle s'y sent libérée des servitudes de l'existence incarnée. Soit un espace dépolitisé où est proscrit tout contact avec autrui, un monde sans mémoire où le joueur exorcise l'expérience du corps, du temps et de la mort.

Cf image 10 : Ash dit que sa philosophie consiste à ne pas s'intéresser aux autres, ce qui est antithétique avec la position de Neo (Avalon, 19.00).

CF image 11 : Plutôt qu'affronter le visage de l'autre dont Lévinas dit qu'il est le siège de toute éthique, Ash se dissimule elle-même sous le masque du jeu video (Avalon, 11;03)

Ash croit le que monde virtuel est le vrai monde puisque le premier permet l'interprétation du second (cette conception s'oppose à notre défintion du virtuel comme de l'illusion, de l'imaginaire face à la réalité terne qui nous entoure - c'est le renversement de Platon dans la Caverne) ; la vérité est assimilée au simulacre même en acte et non à l'essence ou Idée. Le spectateur alors, comme ds Matrix, n'est plus très sûr de où se trouve la réalité. La Matrice ici est plus vraie que le vrai monde.

Cf image 12 : le générique Avalon est identique aux digits verts de Matrix (Avalon, 8.00).

Heureusement pour Ash, elle se souvient in fine d'une autre réalité qu'elle avait oubliée (le monde réel) et parvient à s'extraire du monde virtuel où elle ne fait que projeter sans cesse son désir régressif :
- d'en finir avec la réalité.
- De se délivrer des cadres spatio-temporels et intersubjectifs qui arriment chaque individu à la réalité.

De même façon, David Cronenberg expose dans ExistenZ à quel point réalité virtuelle modifie notre appréhension de réalité et transgresse le tabou de la folie. Le film conte les aventures d'une conceptrice de jeux virtuels révolutionnaires poursuivie par une multinationale et par des fanatiques du réel, les réalistes, qui font barrage à la liberté créatrice offerte par le virtuel. Au travers des mésaventures de cette conceptrice plongée dans plusieurs niveaux de réalité virtuelle (RV), ExistenZ montre au contraire que le jeu vidéo est un moyen d'accéder à un autre monde.
Comme les frères Wachowski, Cronenberg réfléchit au concept de réalité et à sa relativité. A l'instar d'Oshii, il montre que le virtuel offre des sensations de dépersonnalisation : altération de sentiments d'être et d'avoir un corps ; de percevoir un monde cohérent et familier où on se réalise. La RV est proche de la maladie mentale en ce sens qu'elle interroge de manière vertigineuse notre rapport à réalité (comme dans les films suivants : Vanilla Sky (Cameron Crowe, 2001), The Truman Show (Peter Weir, 1998), Dark City (Alex Proyas, 1998), Ed TV (Ron Howard, 1999), Bienvenue à Gattaca (Andrew Niccol, 1997), The Island (Michael Bay, 2004), Simone (Andrew Niccol; 2001), Equilibrium (Kurt Wimmer, 2002) ).

La RV serait donc une forme de folie. Ce qui fait songer à la plaisanterie selon laquelle le fou est celui qui a tout perdu - sauf la raison ! Or le fou n'est pas dans la réalité, à moins que, comme le voulait le courant anti-pyschiatrique des années 60, que chacun ait sa propre réalité. Cronenberg ne semble pas opposé à cette conception d'une réalité plurielle, à la relativité de réalité. Il montre justement dans son oeuvre que corps est le lieu de passage obligé des différentes réalités (cf Matrix 1, l'interrogatoire de Neo/Anderson par Smith et la bouche du hacker qui s'obture sur un simple geste de l'agent).

Il y aurait alors plusieurs manières de remodeler le réel - ce qui voudrait dire qu'il n'y a pas de réalité vraie ou réelle. Cf les hallucinations et autres absorptions de drogues dans Requiem for a dream (Darren Aronofsky, 2002), dans Las Vegas parano (Terry Gilliam, 1998)ou Blueberry (Jan Kounen, 2004) où le délire, l'irréel subjectif des personnages devient de plus en plus objectif : ce sont alors des images de synthèse virtuelle qui expriment les sensations des personnages (les visions de Blueberry ressemblent à s'y méprendre aux représentations des " machines " telles que les visualise Neo. Et Requiem... va encore plus loin en disant qu'avant la drogue dure illicite il y a une drogue courante qui abrutit les masses : la TV comme nouvelle caverne platonicienne où la réalité n'est plus qu'un programme concocté par les " chaînes " et destiné à priver les hommes de leur libre arbitre.

Cronenberg pose en définitive cette question aux " réalistes ": qu'est-ce que le réel, tel que nous le connaissons, a de plus que (ou de supérieur à) le réel fantasmé ? Ici, l'univers n'a pas d'autre sens que celui que nous lui donnons. Des dérives dans l'utilisation du virtuel sont certes possibles (par un pouvoir fasciste ou un capitalisme sauvage) mais l'autre réalité peut aussi être synonyme de transmission des savoirs et de développement des connaissances...

II - La différence entre réel et virtuel

Sur ce point il nous faut spécifier ce qui distingue réel et virtuel.
- Le virtuel désigne ce qui est en puissance, par rapport à ce qui est en acte. C'est un terme opposé au réel mais qu'on peut aussi opposer à actuel.
Ce virtuel effraie parce qu'équivaut à une capacité de créer un autre monde (un autre espace) qui prendrait la place du monde (de l'espace) réel pour le subvertir. Sous la coupe de l'hallucination du jeu, toutes lois d réel semblent changées : tout devient fictif, simulé, plus rien n'a de consistance par une sorte d' effet de déréalisation. Il y a un flou du virtuel qui nous empêche d'être placés au milieu de choses et d'événements réels. Ce virtuel dénigré représente une existence non-chosique, qui n'a pas de résidence fixe : il est nomade.

- Le réel renvoie à l'ensemble des choses, rei, autour de nous telles que nous les percevons et qui forment un référent commun à tous. (le point III de notre réflexion se penchera sur la question problématique de savoir si nous percevons cette réalité par les sens ou la raison ; si nous la subissons ou la créons).

Réfléchir à Matrix c'est savoir :
- S'il faut mettre l' imagerie et l'informatique dans l'ordre du virtuel ou du réel ?
- S'il y a une influence virtuelle dans le monde des media, de l'image et de la communication qui modifie notre relation au réel ?

C'est aussi :
- mesurer l'angoisse de la postmodernité où la représentation en est venue à occuper la place du réel.
- Poser cette question ultime : comment une société peut-elle produire un individu coupé de la nature, coupé de toute réalité (ayant perdu notion d'espace public ou commun) ?

Précisons qu'une étude plus précise du mot " virtuel " permet d'échapper en partie à cette angoisse postmoderne:
Le virtuel est surtout du point de vue philosophique ce qui est en puissance, qui reste à l'état de potentialité dans un être réel. Ce qui possède en soi déjà les conditions de sa réalisation future. Par exemple; l'existence de la forêt de chênes est virtuelle dans le germe du gland. Ramassé dans sa structure, le petit germe du gland contient la potentialité de toute une forêt. En ce sens, le virtuel n'est pas rien, n'est pas du néant. C'est un vide déjà plein. Aristote explique ainsi que le rôle du Temps est de faire passer à l'acte ce qui n'est qu'en puissance. Le virtuel enveloppe donc une détermination, une " nature " (dixit Aristote) précise : du germe du pépin de pomme ne sortira que le pommier, pas le cerisier ! le virtuel n'est pas la gratuité absurde mais il enveloppe un réseau de possibles qui n'attendent que les circonstances déterminées pour se manifester comme réel. Et ce passage de virtuel à actuel correpsond à une plénitude de la forme, une perfection (une " entéléchie "). La rose épanouie est dite parfaite parce qu'elle a actualisé ce qui était virtuel dans le bouton de rose.

Il faut souligner donc que le virtuel et l'actuel ne sont pas opposés, ce sont deux manières d'être. Parce qu'il est virtuellement dans la graine, l'arbre n'est pas pour autant opposé au réel. Deleuze propose ainsi dans Différence et répétition de distinguer possible et virtuel : le virtule est une création nouvelle propre au mental humain par rapport à un état d'indétermination où le sujet se trouve, quand il est placé dans une situation où il a un problème à résoudre (l'intellect humain trouve là toute sa puissance d'action, son inventivité)

Au contraire, le possible renvoie à la manifestation d'une nature, d'un réel à l'état latent, sans création d'une forme nouvelle : ce n'est qu'une idée à laquelle manque encore l'existence, laquelle entrera bientôt en scène sous action du temps.

Pour Deleuze, dans la nature, virtualité et actualité sont deux manières d'être, mais dans le champ de la pensée humaine le virtuel ne ressemble pas à l'actuel mais lui répond. Il devient un processus dynamique de création et d'invention. En ce sens, la virtualisation de la pensée se donne comme l'inverse de l'actualisation (i.e le passage de l'actuel au virtuel par élévation à la puissance de l'objet) : c'est le fait de parvenir à formuler la problématique propre d'un objet pour la reconstruire dans la sphère du concept. Virtualiser ce n'est donc pas déréaliser l'objet, le transformer en une somme infinie de possibles ou une nature, mais conceptualiser une problématique.

Mais appliqué à l'homme ce virtuel devient plus problématique : l'homme n'a pas de nature aussi déterminée que la rose et tient aussi en main les rênes du possible. Il ne devient qu'en se créant lui-même mais il peut devenir tout et son contraire car il porte en lui des possibilités variées : je porte en moi Neo comme Cypher...
Ce sens du virtuel n'a pas grand chose à voir avec le sens que donne à ce mot la technique, qui y voit plutôt un logique de la simulation, laquelle tente d'aller le plus loin possible dans le réalisme, dans la reproduction à l'identique de l'objet réel. Or toute simulation repose sur un modèle mathématique précis qui rend compte du fonctionnement de l'objet en mettant en forme les conditions qui le déterminent (avec leurs variables, constantes, règles). Soit les conditions d'un système formel qui a prétention être aussi réel que ce qu'il reproduit, d'être une " matrice ".
Ce modèle mathématique donne alors la formule, la trame intelligible du phénomène qui a lieu dans le réel. Ainsi, dans la simulation, c'est le phénomène réel qui est transformé en objet, modélisé. Mais l'erreur est de se prendre au jeu et croire que ce langage mathématique et ce système sont le réel alors qu'ils ne servent qu'à le conceptualiser (le seul virtuel ici est celui de la simulation, pas celui du réel. Il ne faut donc pas passer de la structure formelle de la simulation à la croyance de sa réalité en tant qu'objet réel !).

Au contraire, Matrix
- passe outre la réduction au réel et souligne l'apparition technologique du virtuel comme un phénomène majeur de la postmodernité. Le film souligne le procès historique de l'expansion de la volonté de puissance des techno-sciences (comme l'a fait J-M Truong dans Le successeur de Pierre et Totalement inhumaine, comme le fait Dan Simons dans Hypérion, autant de livres risquant l'hypothèse SF que l'hyperdéveloppement de la technique se retourne contre la Vie, conduit à l'asservissement de la conscience qui l'a produite, notamment chez Simons sous la forme d'un hallucinogène technologique dans une conception où humanité crée une entité intelligente (l'I.A) qui entreprend de vampiriser son énergie psychique pour l'asservir à ses propres fins - ce qui est argument de fond de Matrix : c'est la conspiration du sommeil qui maintient l'humanité dans l'ignorance).

Cf image 13 Moprheus dans le programme de la femme (M 1 - 55. 07) en rouge disant à Neo : " tu comprends, ils ne supporteraient pas d'être débranchés ". (54.30) : les hommes sont tellement dépendants du système qu'ils vont jusqu'à se battre pour le protéger.

Au contraire donc, Matrix
- met en abîme cette confusion en proposant une interface entre homme et machine si sophistiquée qu'on croit que la machine pense avec soi, que la simulation, c'est le réel. La pensée oublie alors qu'elle a affaire à du simulacre et tombe dans l'illusion que la simulation est aussi réelle que ce qu'elle simule, qu'elle peut avoir un caractère indépentan de la conscience. Grâce à la mémoire des machines en réseau et à la puissance des logiciels on rend possible une simulation complète de vie sociale, d'une cité parallèle (cf jeu video des Sim's), c'est-à-dire. obsolescence de l'homme face à l'univers des machines.

La technique prend alors la forme de l'Antéchrist et le salut des hommes ne semble avoir de sens que par le messianisme, d'où les noms des héros : le personnage central de la saga se nomme au début Thomas (comme dans les Evangiles), puis Neo (le nouvel homme - et l'anagramme de (the) one : l'Un qui représente l'Absolu. Il est réveillé par Morpheus (le sommeil en grec), aidé par Trinity (désignant la Trinité religieuse ou les 3 pouvoirs assemblés du Divin dans la Trimurti indienne). Neo, figure christique, doit apporter le Salut en combattant la Matrice, renouer le lien avec l'Absolu dans un monde devenu sans Dieu où l'homme est moins utile qu'un ordinateur.

Ce combat de Neo n'est pas celui de la Vérité contre le mensonge mais celui de la mise en cause radicale de technique (ce que font les Wachowski en utilisant la technique de pointe du ciné - le bullet-time - car le mieux à faire avec la technique c'est encore de la retourner contre elle-même pour poser ses limites. La technique redevient en effet un objet quand l'homme, par sa conscience, est plus grand qu'elle). Ce qui est nouveau avec l'ère du virtuel réside non pas dans l'immatérialité de la pensée mais dans son organisation collective dans des structures qui reposent sur des moyens techniques inédits. C'est aussi l'introduction d'une dynamique du virtuel dans l'intersubjectivité qui est la nôtre.
Le virtuel ce n'est pas la mémoire, l'imaginaire, le mythe, c'est :
- l'opération par laquelle des entités partagées par la communauté de sujets produisent un dynamisme et des effets dans le réel.
- l'agent d'une intelligence collective - qui opère dans la mise en commun de l'information, par nature non matérielle et qui se réduit pas à l'actuel ou à l'évènement).

Le virtuel n'est donc pas un monde faux ou illusoire, mais la dynamique même du monde commun, ce par quoi nous partageons une réalité. Alors il faut dire avec Pierre Lévy que " le virtuel est ce mode d'existence d'où surgissent aussi bien la vérité que le mensonge ". Processus de pensée au-delà de la dualité vérité/mensonge, le virtuel n'est pas de l'irrationnel, mais de l'a-rationnel. Du virtuel peut sortir le pire comme le meilleur. Tout dépend de la conscience de celui qui en fait usage. Le péril du virtuel est alors qu'il peut toujours dégénérer en son autre, l'aliénation qui vient gangrener le réel.

Et Matrix - qui reprend à la littérature SF cyberpunk cet " envers du réel ", cette idée d'un contrôle social obtenu par création d'un univers hallucinogène virtuel - , Matrix recueille ainsi, au terme de nos considérations un vieux débat cher à l'histoire de la philosophie sur le sens de la perception que se fait chacun du monde, soit la vieille querelle entre empirisme (la connaissance dérive uniquement des sens physiologiques et de l'expérience) et idéalisme (selon lequel il n'est de connaisance possible que par l'esprit, indépendamment de la perception sensible).
Une querelle qui serait liée à l'épineuse question de la relation entre l'âme et le corps (Morpheus explique ainsi à Neo que l'âme et le corps ne peuvent vivre séparément : dans Matrix un personnage qui meurt dabs l'espace virtuel meurt aussi dans le monde réel et inversement ! Cela tend à montrer que même dans la RV le fantasme de s'affranchir de son corps pour une réalité alternative trouve une limite).

Plus précisément encore, Matrix renverrait surtout au débat entre réalisme et rationalisme qui sera évoqué dans notre second temps de réflexion.


III - Le débat entre réalisme et rationalisme dans Matrix

L'externalisme et le scepticisme

Le philosophe américain John Searl a énoncé dans Du cerveau au savoir (1984, tr. C. Chaleyssin, Paris, Hermann éditeurs 1985, p. 42-46) la chose suivante :

- imaginons que nous enfermions dans une pièce un être humain ne sachant pas le chinois, et que nous mettions à sa disposition des paniers dans lesquels se trouvent des symboles de la langue chinoise ainsi qu'un livre, écrit dans sa propre langue, où sont consignées des règles purement syntaxiques de manipulation des symboles.
- Supposons que des combinaisons de symboles chinois aient été introduites dans la pièce, et que le livre fournisse des règles ordonnant à notre opérateur de sortir certains symboles de la pièce dans un certain ordre.
- Admettons, enfin, que les chaînes de symboles introduites soient des " questions " et celles que l'opérateur sort de la pièce les réponses à ces questions.

Si les règles ont été correctement rédigées, et si l'opérateur ne fait pas d'erreur en les suivant, tout se passera exactement comme si, à des questions posées par un Chinois de Chine, des réponses étaient données par un Chinois de Chine.

Or, remarque Searle, l'opérateur placé dans la " chambre chinoise" ne sera pas devenu pour autant capable de parler le chinois. Ainsi pour Searle, il en va de toute machine - telle celle qu'invoque Alan Turing : elle est strictement formelle - c'est justement une " machine de Turing " ; elle ne fait que combiner des états, lesquels ne sont pas pour elle des symboles, même s'ils le sont pour ses constructeurs ou les hommes qui l'observent.
Bref, aux yeux de Searle, ce n'est que du point de vue des adversaires de la machine qu'il y a échange de paroles; la machine n'a pas elle-même de " point de vue ".

Ce qui veut dire, en somme, que, quand bien même une machine simulerait le discours humain à la première personne, quand bien même elle utiliserait le symbole " je ", ce " je " ne serait jamais pour elle un déictique.

Justement, ce dernier point a été discuté avec perspicacité par Hillary Putnam, à l'occasion d'une argumentation où il imagine une autre célèbre expérience de pensée, dite des " cerveaux dans une cuve" (Raison, vérité et histoire, Paris, Minuit, 1984), texte que nous avons lu tout à l'heure - en tant qu'emblématique de la future portée philosophique de Matrix - et sur lequel il nous faut revenir maintenant.

Imaginons, propose Putnam, que le cerveau de chaque individu humain ait été placé dans une cuve, et que ses terminaisons nerveuses aient été reliées à un ordinateur qui reproduit les stimuli du monde extérieur. Aucun individu humain ne sera plus en contact avec le monde extérieur, et pourtant aucun d'eux ne s'en apercevra ; tout se passera de telle sorte que, lorsque les cerveaux dans leurs cuves s'adresseront les uns aux autres, ils se comporteront exactement comme s'ils étaient hébergés dans un corps.

Pourtant, remarque Putnam, un cerveau ainsi traité ne pourra pas dire " je suis un cerveau dans une cuve " au sens où le dirait un cerveau " ordinaire " - qui ne serait pas dans une cuve mais dans un corps.
Car la référence de leurs discours respectifs ne sera pas la même. Le cerveau dans une cuve fera référence " dans l'image " : lorsqu'il parlera d'un arbre, la référence de son discours ne sera pas l'arbre lui-même, mais l'image de l'arbre engendrée par les stimuli que produit l'ordinateur auquel il est relié.

Ainsi, prononçant le mot " cuve ", il fera référence, non pas à la cuve dans laquelle il se trouve, mais à l'image de celle-ci fournie par l'ordinateur. Bref, pour employer le mot " cuve " avec la même référence qu'un cerveau " ordinaire", il ne devrait pas être dans une cuve. Les cerveaux dans une cuve et ceux qui n'y sont pas ne partagent pas la référence. Ils ne communiqueront pas et, en définitive, tout se passera comme dans le cas de l'opérateur de la chambre chinoise, dans l'expérience de pensée proposée par Searle, qui ne dit rien à ses interrogateurs chinois.
Un tel " dispositif, une telle machine ne dit rien à ses interlocuteurs humains.

Le cas imaginé par Putnam rejoint le débat philosophique entre l'externalisme et le scepticisme.
Le scepticisme est le résultat de l'échec dans la quête d'un fondement indubitable de toute connaissance. Putnam nous livre une version récente de la perplexité sceptique en demandant :
- comment puis-je savoir que je ne suis pas un cerveau dans une cuve ?
- quel aspect de mon expérience actuelle peut-il me garantir que je ne suis pas un cerveau dans une cuve ?

Si l'expérience d'un cerveau dans une cuve était qualitativement indiscernable de la mienne, alors aucun trait de mon expérience ne me permettrait de savoir que je ne suis pas un cerveau dans une cuve. Si aucun aspect de mon expérience ne me permet de discriminer mon expérience de celle d'un cerveau dans une cuve, alors je ne sais pas que je ne suis pas un cerveau dans une cuve.

Ces questions st celles-là mêmes que rencontre Neo face à la Matrice.

Dans une même perspective critique, Searle oppose (dans La construction de la réalité sociale, Gallimard, mars 2006) l'Université traditionnelle et le discours du postmodernisme : l'Université traditionnelle est attachée à la connaissance pour elle-même et pour ses applications pratiques, et elle essaie d'être politiquement neutre. Le postmodernisme estime que tout discours est d'une quelconque façon politique et conteste certaines conceptions traditionnelles sur la nature de la vérité, de l'objectivité, de la rationalité, de la réalité et de la qualité intellectuelle.
Je reprends ici les remarques que multiplie le philosophe dans le contexte qui est le sien, pour vous les synthétiser ; nul doute que vous pourrez les mettre en corrélation avec notre problème matricien de départ…

Selon Searle, il existe une conception de la réalité (et des relations entre réalité, pensée et langage) qui possède une longue histoire dans la tradition intellectuelle occidentale. Cette conception est si fondamentale qu'elle définit la tradition elle-même. Il s'agit d'une conception très particulière de notions telles que la vérité, la raison, la réalité, la rationalité, la logique, la connaissance, l'évidence, et la preuve.

Cette conception veut que la "tradition rationaliste occidentale" prenne plusieurs formes, et soit à la base de la conception occidentale de la science. Selon la conception de la science la plus simple, le but de celle-ci est d'obtenir un ensemble de propositions vraies - idéalement sous la forme de théories précises - et qui soient vraies parce qu'elles correspondent, au moins approximativement, à une réalité existant de manière indépendante.

Mais il reste que deux formes de désaccords par rapport à cette conception qui méritent un intérêt particulier :
- les hypothèses les plus respectées de la tradition rationaliste occidentale ont de tout temps été contestées. L'unanimité ou même seulement le consensus ont rarement été réalisées au sein de cette tradition.
- ces présomptions ont évolué avec le temps, principalement pour répondre à des défis. Par exemple, le rôle des textes sacrés comme les Ecritures pour la validation des connaissances, le rôle de l'inspiration mystique comme source de connaissance ou celui du surnaturel en général ont décliné de façon spectaculaire avec le désenchantement du monde qui a commencé, environ, avec l'avènement de l'ère moderne au dix-septième siècle.

Le sens même de la réalité fait donc l'objet d'une certaine limitation. A savoir que la précision et l'objectivité sont difficiles à atteindre à cause du fait que toute représentation est réalisée à partir d'un point de vue et selon certains aspects et pas d'autres !

La reconnaissance de cette limitation constitue l'un des principes épistémiques essentiels de la tradition rationaliste occidentale dans son incarnation actuelle.
Pourtant, la présupposition d'une réalité existant de manière indépendante, et la présupposition que le langage, au moins dans certaines circonstances, est conforme à cette réalité sont essentielles pour toute culture accomplie. C ainsi qu'une étape essentielle dans la formation de la tradition rationaliste occidentale a été la création par les Grecs de l'idée de théorie.
L'introduction de cette idée a permis à la tradition rationaliste occidentale de produire quelque chose de tout à fait unique, à savoir les constructions intellectuelles systématiques destinées à décrire et à expliquer de vastes secteurs de la réalité, et ce, d'une manière qui soit logiquement et mathématiquement accessible.

Mais un autre trait de la tradition rationaliste occidentale est sa capacité à l'autocritique. Les éléments qui la constituent ont toujours été contestés. Toute croyance a donc été soumise aux standards les plus rigoureux de la rationalité, de l'évidence et de la vérité. Socrate est le héros de ce courant intellectuel de la tradition rationaliste occidentale en grande partie parce qu'il n'acceptait rien qui ne soit argumenté et qu'il était implacablement critique envers toutes les tentatives de solutions aux problèmes philosophiques.

Or, pour Searle, si l'objet de l'attitude critique est de soumettre toutes les croyances, affirmations, préjugés et hypothèses à l'examen le plus rigoureux en les passant à la loupe de la rationalité, de la logique, de l'évidence, etc., alors pourquoi ne devrait-on pas, éventuellement, retourner ce criticisme vers la rationalité, la logique ou l'évidence elles-mêmes ? (Rappelons que la période de la Renaissance (et après) constitue l'âge héroïque de la tradition rationaliste occidentale ; les croyances et les dogmes du Moyen âge ont alors été soumis aux critiques les plus virulentes, jusqu'à aboutir aux Lumières en Europe, et au scepticisme de Hume et de Voltaire.

Dans cette continuité-là, avec Matrix, on voit qu' à présent il faut être également sceptique envers la rationalité, la logique, l'évidence, la vérité, la réalité.

De manière similaire, il existe de nombreuses versions du réalisme ou de l'idéalisme ; mais celui qui veut contredire le point de vue courant en ce domaine doit s'opposer à l'idée selon laquelle il y a une réalité indépendante de l'esprit, un monde réel qui existe de manière entièrement indépendante de nos pensées et de nos paroles. Quelques-uns des philosophes les plus connus sont d'ailleurs devenus célèbres par leurs attaques contre ces éléments centraux de la tradition rationaliste occidentale, par exemple le philosophe irlandais George Berkeley, ou encore Hume ou Kant.

Que la réalité existe indépendamment de ses représentations humaines, c'est ce qu'on appelle le "réalisme" : c'est le principe qui fonde la tradition rationaliste occidentale. L'idée est la suivante : bien que nous possédions des représentations mentales et linguistiques du monde sous la forme de croyances, d'expériences, de propositions et de théories, il existe un monde "en dehors de tout ceci" et ce monde est totalement indépendant de ces représentations.

Il y aurait donc de vastes parties du monde décrites par nos représentations et qui existent de manière complètement indépendante de telles ou telles représentations possibles. Par exemple, l'orbite elliptique des planètes par rapport au soleil, la structure de l'atome d'hydrogène ou la quantité des chutes de neige dans l'Himalaya sont des entités totalement indépendantes à la fois du système et des réalisations actuelles des représentations humaines de ces phénomènes.

A suivre dans la partie 2

frederic grolleau

(copyright : www.fredericgrolleau.com )

 

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :

Commenter cet article