Collectif, Puissances de l'imagination : Malebranche, De l'imagination, Cervantès, Don Quichotte, Proust, Un amour de Swann (Dissertations sur), Ellipses, juin 2006.
" Y a -t-il une vérité du Quichotte ?" (frédéric grolleau)
Les puissances de l’imagination (Dissertations)
« Don Quichotte est la première des oeuvres modernes puisqu'on y
voit la raison cruelle des identités et des différences se jouer à
l'infini des signes de la similitude ; puisque le langage y rompt sa
vieille parenté avec les choses, pour entrer dans cette souveraineté
solitaire d'où il ne réapparaîtra, en son être abrupt, que devenu
littérature ; puisque la ressemblance entre là dans un âge qui est
pour elle celui de la déraison et de l'imagination. »
Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, coll. « Tel »,
1965, p. 60 sq.
« On se demande en lisant Don Quichotte : "où est la vérité ? Avaitil
raison ?" C'est extraordinaire comme Don Quichotte est vrai
quand son imagination est vraie. Dès qu'il cesse d'imaginer, la
désillusion s'installe dans son âme. La vérité réside alors dans le
mensonge. »
Carlos Funtès, « Cervantès ou la question de la lecture », Magazinee, n° 358, oct. 1997, p. 54.
littérair
Cervantès mélange constamment en la personne de l’« Ingénieux
hidalgo de la Manche » l'héroïsme comique et la quête d'une vérité
enfin reconnue de tous, même ceux qui en sont apparemment les plus
démunis. Oscillant sans cesse entre réalité et évidence, le lecteur ne sait
plus lui-même où donner de la tête et se laisse tôt ou tard prendre au
piège du fictif et du factice, perdu dans ces zones d'ombres où le
mensonge semble plus crédible et vraisemblable que la vérité logique
elle-même. Empruntant « cette voie qui consiste à jouer simultanément
l'enchantement de la comédie héroïque et la saveur forte de la vérité »,
Cervantès, par ce fabuleux roman de chevalerie se moquant de la
chevalerie, apparaît comme celui « qui proclame la vérité de la vie
humaine » (M. Blanco, Magazine Littéraire (M.L.) n° 358, oct. 1997,
pp. 25-26) du seuil même de la fiction.
Ainsi l'auteur imagine-t-il Don Quichotte, vivant modestement de ses
rentes dans un village et consacrant son temps à la lecture des meilleurs
romans de chevalerie. Un héros qui va décider un beau matin de créer
ses propres aventures épiques, en compagnie de son écuyer Sancho
Panza, autant de périples imaginaires où les choses (auberges, moutons
ou moulins à vent) ne sont jamais ce qu'elles semblent être au premier
abord aux yeux du chevalier, qui confond désormais l'ordre de la réalité
et celui de l'imagination, la vérité et la fiction. Bref, le monde et la
littérature.
Comment alors penser l'exigence de vérité quand la conscience,
errant, ne cesse de se heurter aux délires de l'imagination sous toutes
ses formes ?
Cervantès aménage de fait tout au long du Quichotte un espace pluriel
de rencontres et d'aventures bigarrées où la vérité traditionnellement
pensée depuis les Scolastiques sur le modèle de l’« adaequatio rei et
intellectus
entre l'objet extérieur à l'esprit et l'opération de l'intellect en tant qu'il
mesure l'écart séparant l'homme du monde objectif. Les dichotomies
pratiques entre vérité et fausseté, réalité et imagination disparaissent
dès lors progressivement au profit de la constitution d'un halo conjecturel
et non-identifiable, où les contraires se répondent en un jeu de
miroirs infini.
La folie semble donc la seule issue pour le héros, sommé de retrouver
dans l'extériorité d'une conquête un rapport identitaire à soi que
l'introspection psychologique ne lui a pas offert. Une folie qui s'oppose
moins à la raison qu'elle ne cisèle les contours d'un nouveau Moi, de la
conscience moderne
en tant qu'elle se livre à l'expérience existentielle
de l'absurdité du monde en cherchant le Sens de toutes choses.
Face à l'hidalgo de la Manche, le doute s'installe en roi d'un royaume
dont les limites indéfinies s'étendent toujours plus loin, de façon
tentaculaire, contaminant les dernières contrées de la certitude établie
par le XVII
e siècle. La lecture devient peu à peu le mode privilégie de
toute approche critique du monde et des autres : n'est-ce pas à l'aune
des romans de chevalerie qu'il a lus que Don Quichotte va juger de la
validité des événements survenant sur son chemin ? La vérité est alors
moins à obtenir qu'à reconnaître. Ultime réminiscence de la
Bibliothèque idéale du chevalier disparue grâce au curé et au barbier
ayant voulu ainsi endiguer l'hémorragie démente et paranoïaque qui
secoue Don Quichotte (I, chap. 6), le souvenir des lectures d'antan se
présente comme le seul guide, le dernier signe permettant de se repérer
dans le monde sensible — lequel n'est plus qu'une image fade et
affaiblie du lieu de toutes les vérités : le Livre Suprême contenant
virtuellement et exhaustivement tout ce qui se rapporte aux exploits de
la gent chevaleresque.
Ne convient-il pas, ce faisant, de déterminer quel lien rattache la
vraisemblance, le vraisemblable à la vérité ? Faut-il donc entendre ici
ces termes comme synonymes ou ne convient-il pas plutôt de pointer
une déhiscence entre eux, faille où s'engouffreraient immanquablement
les illusions de celui qui prétend trouver un levier d'Archimède à même
de soulever le monde dans son propre pouvoir de représentation ?
T. Todorov répond à cette question dans La notion de littérature
(« Introduction au vraisemblable », Points Seuil, 1987, p. 85) lorsqu'il
indique qu'à défaut d'établir de manière unilatérale une vérité, le rôle
du récit revient la plupart du temps à l'approcher ou en donner
l'impression, avec plus ou moins d'habileté. Le vraisemblable vient
alors « combler le vide » entre les lois du langage « et ce qu'on croit
être la propriété du langage : sa référence au réel. »
Renvoyant de manière polysémique tant à « une relation avec la
réalité » qu'au rapport « général et diffus » à l'opinion publique ou
encore à la « conformité de l'oeuvre » au réel et non à ses propres lois,
le vraisemblable est le masque dont s'affublent les lois du texte, et que
nous sommes censés prendre pour une relation avec la réalité. Don
Quichotte est celui qui cherche à dévoiler ce masque que la vraisemblance
fait porter à toute chose, plutôt qu'à faire accoucher le monde
d'une vérité qu'aucune maïeutique socratique ne saurait mettre au jour.
Don Quichotte doit donc mourir (pour ses idées et parce qu'il est idée) :
une fois comme personnage, une fois comme personne, une autre fois,
qui englobe les deux précédentes de façon architectonique, comme
idéal cervantin. La vérité, entendue au sens grec de l’aléthéia, i.e. le
dévoilement, le réveil de la léthargie quotidienne du monde, est à ce
prix : celui qui veut y accéder doit accepter de se déprendre de ses
dernières illusions.
En dépit de l'image de soi que nous confèrent les autres, des forces
extérieures du monde qui nous écrasent et nous aliènent, Don
Quichotte choisit, en toute raison, de s'en sortir. C'est-à-dire de faire
l'effort de sortir de chez lui, de quitter son village pour arpenter le
monde et apprendre par ce biais à sortir de lui-même, des gonds de sa
personnalité, sans « perdre le nord » de la conscience pour autant. Fort
de l'appui de son imagination, pourvu de Sancho-la-boussole et avisé
de tous les sortilèges maniés par les enchanteurs, Don Quichotte est
prêt à livrer la seule bataille authentique du livre qu'il est : celle qui le
voue à s'opposer incessamment à lui-même, en tant qu'Autre.
En ce sens, le jeu et les procédés parodiques qui sont légion dans le
livre ne doivent plus être considérés comme d'aimables farces cervantines
visant à égarer le lecteur dans le labyrinthe de la vérité : les
ressemblances et les similitudes, loin de s'apparenter à de pauvres
trublions du vraisemblable, sont autant de signes qui sont (à) euxmêmes
les marques de la vérité. Mais une vérité avec laquelle il faut en
découdre car elle ne livre pas immédiatement ses marques : il faudra
bien souvent en passer par l'épreuve du fer ou du feu, des horions et des
plaies avant de comprendre à quel point nous sommes victimes de nos
hallucinations. La souffrance est alors la pierre de touche de la vérité
du monde où évoluent Don Quichotte et Sancho Panza.
Par exemple, lorsque l'imagination débordante de Don Quichotte
transforme deux troupeaux de brebis en deux armées prêtes à
s'affronter avec fureur (I, 18), le Chevalier à la Triste Figure, avant
d'attaquer vigoureusement ces féroces ennemis et de pourfendre
quelques brebis « fait défiler une véritable mascarade. Le monde à
l'envers envahit l'épisode puisque les pacifiques brebis, symbole
évangélique de la paix, sont devenues d'effrayants soldats. La même
inversion parodique porte sur les noms des capitaines » que le chevalier
croit reconnaître à la tête des deux armées en présence.
« L'un est le grand empereur "Alifanfaron". Il suit la loi de
Mahomet (Ali) et il est un fanfaron et non un vaillant soldat. L'autre
est le roi "Pentapolis au bras retroussé", c'est-à-dire le souverain
cinq fois (penta) âne bâté (polis, polino, âne). Lui non plus ne peut
se vanter de la force de son bras puisque celui-ci, retroussé, n'est
qu'un moignon. Les deux chefs de guerre […] portent en eux-mêmes
leur propre force destructrice qui les transforme […] en pantins de
mascarade. L'univers chevaleresque se dégrade ainsi totalement
(comme dans le Gargantua avec les capitaines du roi Picrochole).
Cette burlesque aventure met en évidence l'anti-héroïsme de ces
rois-capitaines qui entreprennent des guerres pour des motifs […]
futiles […], et cela au détriment de leurs sujets (les brebis tuées).
Cervantès, soldat en d'autres temps, met-il en accusation l'inepte
politique guerrière des monarques espagnols ? Le langage carnavalesque
contiendrait alors, à nouveau, un langage politique et l'auteur
serait le compagnon de Rabelais dans cette manière de poser le
problème de la guerre. » (A. Redondo, M.L., op. cit., p. 50)
Toujours est-il en l'occurrence que la farce hallucinatoire est plus
sérieuse que la triste réalité de deux troupeaux paissant paisiblement
dans une prairie. Le comique et le tragique des diverses situations qui
mettent aux prises Don Quichotte et Sancho avec la vérité de la réalité
— ce que je vois est-il authentique, correspond-il bien effectivement
aux choses telles qu'elles sont ? — ou avec la réalité de la vérité — ce
que je crois vrai peut-il se ménager une place au sein du monde sensible,
phénoménal, des apparences ? — sont bel et bien les types codés
d'une critique socio-politique du comportement des hommes, qui
croient pouvoir légitimer leurs actions au nom du droit et de la conformité
(adaequatio) du monde à leur pensée. L'imagination et l'imitation
entre les protagonistes de l'histoire et la structure du monde sont dans
une telle interrelation que, dorénavant, le tri entre le mensonge et la
vérité, l'authentique et le fictif ressort d'une tâche impossible.
Tout comme Spinoza se plaît dans l'Éthique à faire de la vérité son
propre signe (index sui) ou sa propre norme (norma sui), Cervantès
invite néanmoins à penser que la parodie — qui s'appuie principalement
sur le système onomastique (pour la tradition judéo-chrétienne, le
nom signifie l'être) — dans son ensemble est plus vraie que le réel luimême,
qu'elle singe et copie avec extravagance. Autrement dit, ce que
pointe le Quichotte, à proprement parler, c'est la vérité de la parodie.
S'opposant de front à la tradition philosophique de son temps,
Cervantès entend montrer que l'imagination, plus qu'un membre subalterne
du gouvernement de la raison, est en fait son allié principal pour
lutter contre la sécheresse et la roideur des concepts préétablis : c'est
que l'imagination n'a elle-même de sens qu’à servir le vrai et le rendre
plus prégnant à ceux qui éprouvent des difficultés à le voir là où il se
trouve pourtant ostensiblement. « Dans le chapitre du retable de Maître
Pierre, Don Quichotte se lance contre l'armée des marionnettes maures
de Maître Pierre, parce que ce qui est représenté commence dangereusement
à ressembler à l'imaginaire […] Don Quichotte veut que l'imaginaire
soit vrai : la captivité de la princesse Mélisandre par les
Maures. L'identification de l'imaginaire avec le réel renvoie Don
Quichotte à la lecture. Don Quichotte vient de la lecture et y retourne.
[…] Et pour lui, ce n'est pas la réalité qui s'interpose entre ses entreprises
et la vérité : ce sont les enchanteurs qu'il connaît par ses
lectures. » (Carlos Fuentès, M.L., op. cit., p. 54)
Moins que le parcours initiatique d'un preux chevalier et de son
fantasque écuyer, le Quichotte exprime ainsi la tension du cheminement
opiniâtre d'une conscience en proie au doute et qui se cherche en
quelque sorte elle-même, quand bien même cette quête de l'auto-affirmation
de soi paraîtrait-elle secondaire ou anecdotique. Au travers de
la diversité des lieux que traversent les protagonistes, ce sont donc les
facettes phénoménologiques (sacrificielles et expiatoires) d'une
odyssée de la conscience qu'instaure Cervantès : « Don Quichotte […]
est un mélancolique qui veut se mesurer au monde. Dans le personnage
du Quichotte, il y a celui que nous sommes tous intérieurement et celui
qui en nous essaie d'agir dans le monde. Cette double identité est la
raison pour laquelle il adhère si fortement à l'imaginaire de ses lecteurs.
Nous sommes tous des êtres doubles, comme Don Quichotte »
(J.J. Saer, M.L., op. cit., p. 52).
Cette thématique du rapport de la conscience au monde, et du lien
intentionnel entre l'expérience comme moment de la « certitude
sensible » et de l'esprit comme moment où la conscience parvenue à
maturité se déploie dans le « savoir absolu », nous paraît correspondre
à ce que dit la philosophie hégélienne du développement de la
conscience — suite au déchirement premier de la conscience spontanée,
à travers les grandes figures de l'esprit dans l'histoire du monde.
Hegel renvoie d'ailleurs au Quichotte, indiquant cette énigme de la
vérité que contient l'oeuvre de Cervantès, lorsqu'il assimile dans un
extrait de ses Notes d'Iéna (Aubier, 1991, note 46) la figure de Sancho
à celle du refus de la réflexion et du cheminement au profit d'une
solution toute-prête, qui facilite la tâche mais n'éclaire plus la démarche
de toute conscience en quête d'elle-même : « Le principe d'un système
de philosophie est le résultat de celle-ci. De même que nous lisons la
dernière scène d'une pièce, la dernière page d'un roman, ou que Sancho
estimait préférable de donner préalablement la solution de l'énigme, de
même le commencent de la philosophie est assurément aussi son issue,
ce qui n'est pas le cas dans ces [exemples]. »
« Résultat », « cheminement », « mouvement » : tous ces termes
disent, chez Hegel comme Cervantès, la tension animant toute
conscience dans la recherche de sa vérité et de la vérité du monde :
repli insoupçonné de l'aller sur le retour, de l'envers sur l'endroit que la
notion d’« adéquation » ne permet pas de penser dans toute sa rigueur
et sa richesse. Car comment établir que le tissu des choses puisse être
ramené, « réduit » à la chair du moi à laquelle il s'offre en spectacle ?
Lire le Don Quichotte dans cette optique revient, par-delà les voiles en
trompe-l'oeil de l'imagination, sources de toutes les errances du sujet, à
saisir la conscience dans ses odyssées, même les plus simples et
lointaines. Pour autant que se joue dans cette aventure de l'esprit la
recherche des fondements archéologiques de sa propre Représentation
du monde et du Sens qui s'y déploie.
Cette importance du Quichotte pour la science européenne se trouve
dégagée dans L'art du roman de Milan Kundera (Gallimard, NRF,
1986, p. 16-17), qui reprend à son compte l'idée que « l'héritage décrié
de Cervantès » est plus que littéraire : il permet en effet de limiter les
dégâts infligés par « la crise de l'humanité européenne » présentée par
Husserl en 1935. Crise, au début des Temps Modernes, du « caractère
unilatéral des sciences » — notamment sous l'influence de Descartes et
Galilée — par laquelle le monde a été « réduit à un simple objet
technique d'exploration technique et mathématique », en excluant de
l'horizon le monde concret de la vie (Lebenswelt). Ne prêtant plus
attention à l'ensemble du monde et à lui-même, l'homme est devenu
une simple chose, pour les forces (la technique, l'Histoire, la politique)
qui le dépassent. Pourtant, Kundera ajoute une note d'espoir à ces
sombres considérations : la critique husserlienne dévoile certes à la fois
la dégradation et le progrès de l'époque, mais stipule également que
« comme tout ce qui est humain », elle « contient le germe de sa fin
dans sa naissance ». Il ne faut donc pas condamner les Temps
Modernes car « le fondateur des Temps Modernes n'est pas seulement
Descartes mais aussi Cervantès. Affirmation surprenante qui montre
que le roman cervantin assumerait la part d’« exploration de cet être
oublié » qui se trouve négligée par les sciences du XVII
e siècle. Telle
serait la vérité indéniable du Quichotte :
« Quand Dieu quittait lentement la place où il avait dirigé l'univers
et son ordre de valeurs, séparé le bien du mal et donné un sens à
chaque chose, don Quichotte sortit de sa maison et il ne fut plus en
mesure de reconnaître le monde. Celui-ci, en l'absence de Juge
suprême, apparut subitement dans une redoutable ambiguïté ;
l'unique Vérité divine se décomposa en centaines de vérités relatives
que les hommes se partagèrent. Ainsi le monde des Temps
Modernes naquit et le roman, son image et modèle, avec lui.
Comprendre avec Descartes l'ego pensant comme le fondement de
tout, être ainsi seul face à l'univers, c'est une attitude que Hegel, à
juste titre, jugea héroïque. Comprendre avec Cervantès le monde
comme ambiguïté, avoir à affronter, au lieu d'une seule vérité absolue,
un tas de vérités relatives qui se contredisent (vérités incorporées
dans des ego imaginaires appelés personnages), posséder
donc comme seule certitude la sagesse de l'incertitude, cela exige
une force non moins grande. »
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