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Piège en hôte mère

Publié par frederic grolleau sur 13 Mai 2006, 14:55pm

Catégories : #Nouvelles perso - poèmes & projets divers

Prévu pour la revue Bordel n° 3 (Flammarion, 2005), non diffusé.

Piège en hôte mère

« C’était le jardin qui avait voulu la faute »
Emile Zola, La Faute de l’abbé Mouret, livre II, chp IV.

Neuf ans que je n’y étais pas retourné. C’est une maison qui aurait pu être bleue et se trouve au beau milieu d’une chaussée passante au lieu d’être accrochée au haut de la colline.  Elle n’a pour elle que de se trouver, non loin de la mer, au coeur du fief vendéen dont ma famille est issue. Certains sont nés entre bocage et océan, entre marécages poisseux et sable d’or  ­- exception faite de la Venise verte, site enchanteur à part dans le relief de la Vendée. Une ville au bord de la mer, pas si mal. Certains diront sans doute : faut pas se plaindre ! Surtout lorsque la demeure en question est celle où vos grand-parents habitent depuis une trentaine d’années. 
Mais voilà, cet endroit, j’y ai été abonné moi-même pendant plus de vingt ans et à force, autant de régularité, ça use.  J’ai donc jeté l’éponge un beau jour. Marre de venir en juillet ou août sur la plage des Sables d’Olonne. Dégoûté des sempiternelles visites, à l’impromptu ou prévue depuis l’année d’avant, des cousins, des oncles et des tantes. Une palanquée de locaux ayant rarement dépassé Angers et curieux de voir à quoi ressemble un de près un Parisien d’adoption. Fatigué de voir cette bicoque achetée peu de temps auparavant par mon paternel partir en morceaux au fil du temps et des marées. Bref, neuf ans plus tard, marié et père de famille, le retour n’en est que plus beau. Le séjour sera de courte durée. Je l’espère néanmoins de qualité car la ville a dû évolué (difficile d’être pire que ce qu’elle était…) et la maison a connu – ne devrai-je pas plutôt écrire « subi » ? – maintes réparations et restructurations.


En un sens, concernant la ville, l’amélioration est notable : disparu le beauf moyen féru du camping du Lac, adepte du Casino du Château d’Olonne planqué dans la pinède connexe et fan de la plage de Tanchets où pullulent en qualité égale algues et rochers. Désormais le chaland ressemble au cadre sup poussé par la canicule jusque sur le remblai d’où l’on peut contempler en un autre mois de l’année le départ du Vendée globe challenge. Affalé à la terrasse d’un des nombreux troquets dominant du haut du mur protecteur l’une des plus belles plages qui soient, on le trouvera de préférence vautré dans l’un des fauteuils accueillant de L’Océan, l’une des brasseries de la belle époque qui a survécu à toutes les métamorphoses de la côte. Des boutiques tendance ont vu le jour dans le quartier des rue piétonnes, et l’on sent qu’une clientèle quasi hype se presse parfois en ces boutiques quand elle délaisse le soleil du front de mer rénové pour se rafraîchir dans l’ombre de l’antre consumériste de centre ville.
Mais côté maison, la déception et de taille. Comme le disent les musiciens, et ceux qui les imitent – mais qui a commencé au juste ? –, ça ne le fait pas vraiment. Les troènes et les nombreuses plantations de la façade – dont de magnifiques bosquets d’hortensias dans ma mémoire -ont été supprimés. A leur place trônent les piliers d’une future clôture de pavillon et un sol d’accès au garage macadamisé rouge vif. Une bande de carrelage achève la défiguration le long de la façade rue :  ce qui était déjà un jardin foisonnant, aux multiples essences odoriférantes a été remplacé par le vide et le froid. L’aseptisé et le standard. Négation de la nature par le fer et la flamme. La pierre a tué la fleur. La logique entrepreneuriale a tué le jardinier qui sommeille en tout homme. ERADIQUEZ TOUS LES PLANTS, Dieu les reconnaîtra !

Je passe sur l’intérieur de la modeste maisonnée qui a beaucoup changé lui aussi – une véranda colossale qui double la surface habitable au sol, mais invivable en été car trop chaude ( à quoi bon ?), des nouvelles toilettes et salle de bains, certes, mais donnant sur ladite véranda (pas très seyant d’entendre son commensal pousser quand on déguste un Pineau des Charentes fait maison) – et j’arrive au jardin, précisément. Là, les dégâts sont irréversibles. Me reviennent en même temps, je ne sais plus dans quel ordre, la chanson de Dutronc « C’était un jardin, un petit jardin parisien… » – comme quoi je ne suis revanchard ni envers mes oncles ni envers mes tantes, qui ont pourtant pourri nombre de mes étés d’adolescent – et les éminents propos d’Alain Roger dans son Court Traité du paysage. « Le jardin, à l’instar du tableau, se veut monade, partie totale, îlot de quintessence et de délectation, paradis paradigme » (Gallimard, 1997, p. 32). « Ilot de quintessence »…, tu l’as dit, bouffi. C’est ce qu’il y a de chiant avec la culture ou disons avec les gens qui lisent beaucoup en général. Ils ramènent par corrélation toute chose vécue dans le présent à un texte lu la veille ou dix ans auparavant. Ils ne sont pas dans la perception – la jouissance esthétique, au sens grec du mot, l’aisthèsis, la sensation – immédiate. Non, leur truc, c’est d’analyser continûment, de comparer, de jauger, de juger, tels des logiciels incorporés à leur regard et à  leur langage. Le « moment de la certitude sensible », pour reprendre le mot du philosophe d’Iéna, pas leur truc. Faut qu’ils aillent au-delà, qu’ils dépassent, comme les keums qui se la jouent style (prononcez à l’anglaise sinon vous perdez l’effet) en Audi TT sur l’autoroute. Impossible à vivre ces gens-là !
Toujours est-il que le jardin, ce qu’il reste du jardin de mon enfance, là , sous mes yeux, ça ne passe pas ; c’est niet. Disparues les allées flanquées de lauriers, de thym, les cerisiers et pommiers du fond, là où une balançoire rouillée accueillaient les maigres envolées de mes deux soeurs et moi. Détruites les deux vieilles cabanes, mélange aussi savant qu’inextricable de fil de fer, de grillages, de tôles et de madriers sncf. De récup en système D, le jardin et ses alcôves aménageaient pour le visiteur curieux des espaces de création et d’exploration extraordinaires, au sens de la sortie de l’ordre immuable auquel nous exposait notre exil dans les lointaines terres vosgiennes – pourtant sources de magnifiques paysages lorsqu’on admettait que la beauté put également s’y décliner. Le regard de l’enfance a ceci de spécifique qu’il crée ses propres canons en s’affranchissant sans complexe aucun des normes établies par les conventionnels adultes. Raison pour laquelle nous sommes les plus tristes du monde dès que nous l’avons perdu et passons sans vergogne le reste de notre existence à rechercher le reflet partout où nous accrochons nos prunelles désillusionnées. Mais il n’y a pas de retour à la prime innocence, sauf chez ceux qui prétendent qu’elle est encore leur possession – parce qu’ils ne l’ont jamais quittée. Il n’y a rien de pire qu’être sédentaire à soi-même.


Il suffit pourtant que je contemple, abattu, le morne et erratique gazon, fruit de combien de combats contre les racines ?, qui parsème la faible étendue de terre sous mes yeux pour que reviennent à moi, irréfragables réminiscences sous le sodium iridescent qui plombe l’atmosphère, les fragrances des roses et des arbres, fruitiers ou à fleurs, qui étant jadis essaimés partout ici. Cette ancienne géométrie aux labyrinthiques circonvolutions s’est absentée, laissant place à l’ère du plane et du rectiligne. Gazon maudit, c’est le mot. Plus de courbes, plus de détours obombrés, plus de massifs inquiétants. Partout du reconnaissable, de l’identifiable, de l’assignable. Du même made in banlieue parisienne transporté avec opiniâtreté par mes parents sur ce bout de côte. Rien de tel qu’arracher les racines pour effacer la mémoire. Leur paradis à eux, qui s’y reconnaissent, mon enfer à moi, qui n’y reconnaît plus rien.
La pandémie de la pavillonnite frappe donc jusqu’ici, en ces terres de salines où les chouans édifièrent de modestes cabanons avant que la grande vague des cités de bord de mer ne frappe un premier coup de semonce dans les années cinquante. Ainsi va la vie, ainsi coule béton, nimbant toute chose première d’une épaisse couche grisâtre d’oubli, de faux vernis social et de lignes cubiques qui n’existent pas dans la nature à l’origine. Tant pis pour ma grand-mère qui aimait tant se réfugier dans son jardin secret. La mère de ma mère, ma haute mère,  à qui appartenait cette modeste demeure et qui y vit encore à plus de quatre vingt-dix ans. Après tout l’ombre famélique d’une glycine tailladée et étêtée, ajoutée à celle d’un pommier malade depuis des lustres, devraient bien être suffisants pour se protéger des assauts de l’astre solaire. Quant au terrain de boules le long des troènes où je jouais avec mon grand-père, disparu depuis, il est bien plus utile d’y avoir établi dorénavant, excavatrices et pelleteuses à l’appui, un espace où l’on peut garer jusqu’à trois voitures. Oui, trois voitures, le grand luxe, n’est-il pas ?
Barbarus hic ego, qui non intelligor ulli. Alain Roger encore, citant Ovide exilé au bord du Pont-Euxin en 8 après J.-C. qui se lamente des affres de son exil parce qu’il se sent « dépaysé ». Moi aussi, comme lui, je puis dire face à ce désastre chtonique : Le barbare ici, c’est moi, qui ne suis compris de personne. Quand donc pourrai-je jamais parler la langue de mes parents ? Je comprends que je suis l’invité de personnes, ma mère surtout, qui se réjouissent de ce que j’épouse leurs valeurs étroites. C’est ce qu’on pourrait appeler, vivifié par l’air du large qui affleure, un piège en hôte mère.

On ne refait pas le passé, on le revit tout au plus. Un seul tour avec ma femme sur le radier du fort saint-Nicolas à La Chaume, et je me suis souvenu des nuits passées là à pêcher avec mon père et mon grand-père maternel. On préparait l’amorce avec des têtes de raie et la chair purulente de quelconques autres poiscailles, on bennait le tout dans des balances à filet maillé sphériques qu’on accrochait aux piles de la jetée menant au fort rouge du port, et on buvait canon sur canon en remontant toutes les vingt minutes les balances pour en extraire devant les touristes interloqués foultitude de crabes, des étrilles et des balleresses principalement. Plus que tout me terrorisait, afin d’accéder à cet endroit, le brise-lames souvent recouvert par la gerbe moussue des vagues écumantes et ensuite, ce premier écueil passé, l’ascension d’un redoutable escalier aux marches étroites et érodées par l’iode comme les embruns. Je me souviens encore du contact froid et inhumain de la rampe couleur rouille qui s’effritait sous les doigts lorsqu’on s’y agrippait. Elle a été remplacée naguère par une rampe anodine en acier, déjà piquée par l’air marin. Ma femme lorsqu’elle s’y accoude me surprend en distinguant dans l’eau qui frappe le mur pierreux une énorme méduse là où je n’ai vu l’instant d’avant qu’un sac en plastique agité par les vagues. C’est toute la différence entre voir et observer. Question de point de vue.

Souvenir des seaux en plastique blanc à demi remplis d’eau ou s’agitaient d’antan les petits crabes tandis que nous rentrons au Château d’Olonne. C’est le syndrome Midnigth express qui guide notre vie : on a beau s’agiter en tous sens, voire à contre sens, rien n’y fait : on rentre toujours tôt ou tard au bercail c’est-à-dire dans le rang. Aussi suis-je heureux de prendre le passeur qui rallie Les Sables à La Chaume, de me baigner avec ma compagne dans l’eau translucide nimbant la plage (on y côtoie ce matin-là de nombreux micropoissons argentés en ban), et de lire le bonheur qui envahit les yeux de notre fille lorsqu’elle court sur le sable et affronte les vaguelettes du rivage.
Tout cela vaut bien un jardin rabougri et une maison dévastée ? Sans doute.

Frédéric Grolleau

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