De la dégénérescence du rêve américain
Je suis en train d’étudier ce qui ressemble à une phase de dégénérescence du rêve américain
Le chapeau de jambon et les lettres explosées/explosives de la couverture en disent déjà long : ce n’est pas pour rien que Hunter S. Thompson est dit l’enfant le plus terrible du « nouveau journalisme » américain. Celui qui s’est fait connaître dans les mouvementées années 60 avait tout sauf sa langue dans la poche. S’inspirant des mythiques Tom Wolfe, Norman Mailer et Truman Capote, Thomson l’impétueux soutenait volontiers que « la fiction est une passerelle vers la vérité", loin du journalisme stéréotypé et soulignait à sa façon nombre de bouleversements en train d’éclore sous ses yeux de la société américaine.
Il n’hésitait pas, lui qui écrivait au quotidien, entre autres, à Faulkner, Nixon ou Joan Baez (excusez du peu) à se commettre dans des missives aussi cinglantes que relativement cintrées, apostrophant son destinataire par un aimable « espèce d’ordure" ou encore « espèce de sale menteur » histoire de donner le ton...
Les faits sont des mensonges lorsque l’on se contente de les ajouter les uns aux autres.
C’est une partie de sa correspondance épistolaire entre 1955 et 1976 que 10/18 fait paraître en poche, afin de montrer en quoi cet écrivain, amateur de substances illicites et d’ armes à feu, auquel on doit des oeuvres majeures (Las Vegas Parano, Hell’s Angels) était d’abord un reporter (à 10 ans il fondait sa propre gazette, le Southern Star...) qui avait tiré plus d’une fois le diable de moult rédactions par la queue avant d’imposer son fameux (et redouté) style "gonzo" (dit encore « journalisme impressionniste ), cette nouvelle forme de journalisme où le reporter met en avant dans son sujet sa perception des faits davantage que les faits objectifs en eux-mêmes.
Dans ce florilège de milliers de lettres, qu’il s’adresse à ses rédacteurs en chef successifs pour évoquer ses articles ou aux candidats démocrates à la présidence américaine, HST témoigne des limites du rêve américain. Assassinat de Kennedy, rencontres sportives, LSD, Vietnam, mouvements de revendication des Noirs, rien qui ne passe à la moulinette du non conformiste tout en excès qui rivalise en commentaires tous plus déjantés que satiriques. Jusqu’au 20 février 2005 où "le bon Dr Gonzo" s’est tiré une balle dans la tête.
Je vais tâcher de faire publier ma correspondance avant d’entrer dans l’Histoire, et non après (1959)
Violent, insubordonné, cette grande gueule qui vénérait Hemingway, Jack London, George Orwell et Henry Miller rêvait d’être son propre maître et de voir ses "thompsoneries" envahir la triste réalité ambiante. Il conservait pieusement le double de ses lettres dans l’intention d’éclairer rétropsectivement son propre mythe, une mégalomanie du plus haut intérêt pour le lecteur qui accède là de façon privilégiée (et bien plus amusante qu’une biographie ) au for intérieur du personnage des plus engagés, devenu depuis une reférence de la contre-culture américaine. Et qui aimait à rappeler la conception du véritable journalisme qu’il se faisait comme quand, en écrivant à journal San Juan Star, il observait : J’ai fait une croix sur le journalisme à l’américaine. Le déclin de la presse américaine est depuis longtemps une évidence, et mon temps est trop précieux pour que je le gâche à essayer de fourguer à l’homme de la rue sa ration quotidienne de clichés (...) il existe une autre approche journalistique (...) gravée dans le bronze, à l’angle sud-est de la tour du Time, à New-York. Plaque portant cette profession de foi de Joseph Pulitzer : Une institution qui se battra toujours pour le progrès et la réforme, ne tolérera ni injustice ni corruption, luttera contre les démagogues de tous bords, n’appartiendra à aucun parti, s’opposera aux classes privilégiées et aux pillards du bien public, sera solidaire des pauvres, se consacrera au bien-être de tous, ne se contentera pas d’imprimer des nouvelles, sera toujours farouchement indépendante, ne craindra jamais de s’en prendre au mal, qu’il s’agisse de ploutocratie prédatrice ou de pauvreté prédatrice.
Chapeau (de jambon ) bas le gonzo, doc de la provoc !
frédéric grolleau
Hunter S. Thompson, Gonzo Highway, 10/18, trad. de l’anglais par Nicolas Richard, 620 p., 9,40 euros. 1ère éd. : Robert Laffont, 464 p., 2005. | ||
Commenter cet article