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Passe-partout philosophique : Le loup et l'agneau

Publié le 11 Mars 2008, 12:28pm

Catégories : #ARTICLES PRESSE & DOSSIERS

Article publié dans le Hors-série n° 1de Philosophie magazine (avril 2008) dans le cadre du Kit de survie du bac dédié aux passe-partout des copies de philosophie du baccalauréat

Version 1 (non retenue)

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Le loup et l'agneau entre La Fontaine, Chagall et Nietzsche











O
n a tendance à associer en général la fable de La Fontaine, "Le loup et l'agneau" (Fables, livre premier, X, Gallimard, Folio Classiques,1991), à l'apologie de la force sur l'innocence. Hommage à "la raison du plus fort"(laquelle est censée ici être « toujours la meilleure »), la fable montre que la violence permet sans ambages de terrasser le plus faible. On y voit un loup à jeun rencontrer un jeune agneau se désaltérant puis le manger sous le fallacieux prétexte d'avoir été par lui dérangé et offensé dans son honneur.

C'est pourtant à une tout autre lecture de ces relations animales que nous invite Marc Chagall (Les Fables de La fontaine, Edition de la réunion des musées nationaux, 1995) lorsqu'il illustre à sa façon cette même fable : loin d'attester le triomphe usuel du loup cruel sur le faible agneau, la gouache propose en effet, en un subtil jeu de miroir dans le bas du tableau, un reflet qui contredit la scène classique, puisque les contours de l'agneau du haut se trouvent céans dissous et remplacés par une grande tache blanche, laquelle efface littéralement la tête du loup et indique que, quand bien même disparu, l'agneau demeure indestructible et vient hanter son tortionnaire. 
Victoire de l'innocence et de sa vérité sur la férocité. 
Signe que la force ne fait en rien le droit.

Le loup a certes raison de l'agneau (par sa puissance physique, il le dévore), montre Chagall dans une sorte d'esthétique de la raison perverse, mais c'est l'agneau qui a finalement raison (la véritable force est morale). La raison du plus faible ne sert donc pas uniquement que de faire-valoir à la raison du plus fort (la plaidoirie de l'agneau destinée à différer le moment de son trépas n'ayant servi qu'à justifier la posture du loup qui parvient à transformer sa force en droit) ; la défense de l'agnelet permet d'établir a contrario combien le loup est faible vu qu'il n'arrive aucunement à renier les valeures morales – l'innocence de sa victime -qu'il rejette dans son discours. Preuve en est qu'il va au bout du compte consommer sa proie « au fond des bois », la honte l'empêchant de le dévorer au grand jour, comme le constate Alain (Eléments de philosophie, Gallimard, Idées, « Sur la fablede La Fontaine ») quand il condamne le loup pour avoir chercher à se justifier par de pseudo-arguments.

L'intérêt de cette confrontation entre La Fontaine et Chagall au sujet de la fable "Le loup et l'agneau" est donc double : non seulement cette thématique renvoie à un adage de la vox populi qui permet de jouer de la confrontation entre philein sophia et doxa, mais l'interprétation picturale qu'en délivre Chagall amène à repenser les riches interpolations entre force et violence, droit et justice, nature et culture, raison et réel qui sont des composantes essentielles du programme de philosophie en classes terminales dont on rappellera qu'il n'est pas « caractérisé », ce qui signife que c'est à chacun de produire, au gré de considérations qui peuvent aussi bien lorgner du côté de la culture générale, la matière à même d'incarner la plupart des concepts abstraits mis en scène par tout intitulé de dissertation (on soulignera en particulier dans le cas ici présenté – lequel ouvre un stimulant horizon de traitement pour toute question liée au respect de l'Autre et au langage, sans parler de la représentation en art - sa forte adaptabilité à tout sujet de philosophie politique ). 
Cet intérêt devient même triple si l'on pense à la manière dont Nietzsche, cumulant l'ensemble des perspectives du programme précitées, paraît méditer et dépasser cette leçon dans la Généalogie de la Morale (Première Dissertation – Oeuvres philosophiques complètes, Gallimard, 1971, T. VII) où il s'attarde sur la redéfinition du Bon et du Méchant. Dans une parabole qu'on peut qualifier comme celle de « L'agneau et de l'oiseau de proie » le philosophe indique il est vrai que l'agneau parvient à faire triompher son droit - un droit de haine – passant alors de la dévoration chez La Fontaine au ressentiment. La conception chrétienne ayant fait en sorte que la « raison du plus fort » soit devenue « la morale du plus faible », i.e la haine de la force, rien d'étonnant à ce que les agneaux nietzschéens tentent de culpabiliser en « conscience » l'oiseau de proie qui est les extermine en lui expliquant qu'il peut changer de nature et qu'il est responsable de sa force parce qu'il l'a voulue, s'entêtant ainsi dans la sauvagerie alors qu'il pourrait désormais choisir la voie du Bien et rejoindre les rangs des agneaux qui donnent ainsi subrepticement à leur faiblesse de fait la vertu du renoncement...

Ce par quoi « le bon droit » que peint Chagall peut alors régner sur terre, comme si dans l'envers illustré de la fable l'agneau était parvenu (par un inédit tour de force ?) à convaincre le loup qu'il a tort de se comporter en fauve avec un « juste » qui ne demande que l'égalité entre loups et agneaux. En définitive, c'est pour n'avoir point voulu l'entendre que le loup semble vouer sous les pinceaux de Chagall à l'équivalent d'un mystérieux châtiement divin.

 

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