Suite de la partie 1
La musique de la révolte : une litanie du désespoir
En effet, alors qu'il rêve de pouvoir payer à Grete des cours de violon au Conservatoire, la métamorphose qu'il subit incite Gregor à ouvrir les yeux sur la réalité et la douloureuse insincérité de ses liens avec sa soeur et sa famille en général. L'interprétation métaphysique de La Métamorphose pose le périple de Samsa comme une recherche tournée vers son Moi authentique. Effort radical de retour à soi qui se conjugue avec les valeurs spirituelles qu'incarne Gregor : le héros vise bien un absolu, un fond ontologique ultime, un idéal d'existence que seule la musique parvient tant soit peu à symboliser, une fois les notes mélodiques assimilées non pas à des perles données à des cochons ("margaritas ante porcos" selon l'Evangile de Saint-Matthieu, VII, 6) mais à une sorte de nourriture céleste : "Etait-il un animal, alors que la musique le bouleversait tant ? Il avait l'impression que s'ouvrait devant lui un chemin vers la nourriture inconnue à laquelle il aspirait" (p.66). Le charme de la musique et la grâce qu'elle évoque n'est ressenti par Gregor qu'au nom d'une faculté esthétique inhérente à une perception animale (au sens propre, le grec aisthêsis désigne la faculté de sentir) et qui fait défaut aux hommes, symbolisés ici par les trois locataires qu'ennuie finalement le violon de Grete.
La "cochonne" de Truismes trouve elle-même la paix de l'âme dans ces moments de quiétude que lui offrent son séjour dans le square jouxtant la parfumerie où le chant des oiseaux provoque en elle une forte émotion, à part égale entre douleur et allégresse : "Je regardais les oiseaux (...) leurs petits chants pathétiques me tiraient des larmes." (p.52). La musique produite par les animaux (pp. 71, 72) participe ainsi de la même vertu régénératrice que la musique humaine délivrée par l'Aqualand lors de la rencontre avec son premier fiancé, Honoré (p.14), ou par l'orchestre lors de la soirée préparatrice aux élections d'Edgar (pp.67, 70). C'est encore dans l'ambiance musicale de la Saint-Sylvestre organisée par Edgar que la truie se sent transportée et heureuse, oubliant tous les soucis qui l'accablent (p.110 sq.). Par la frénésie des chants et des danses, elle apprécie à sa juste mesure, emportée loin des distinctions sociales, la qualité fraternelle de l'ambiance de fête et "des raouts de cette classe."(p.70). La positivité de la révolte est telle que l'association entre l'éthique et l'esthétique qui en découle ici évacue toute angoisse.
Mais le bonheur attaché à toute harmonie musicale dont la sagesse des nations prétend qu'elle "adoucit les moeurs" renforce aussi la perte d'identité de l'individu au coeur de la révolte. Le domaine bénin et accessoire de la musique voit en effet souvent ses contours taillés par les ciseaux de Caton du chef totalitaire. Comment ne pas rappeler qu'au début de la première révolte animale dépeinte par Orwell, les humains ont tenté d'endiguer par tous les moyens les échos concernant la révolte des bêtes de Jones ? Ce qui n'empêche guère la rumeur de s'étendre, qui parle d' "une ferme magnifique, dont les humains avaient été éjectés et où les animaux se gouvernaient eux-mêmes"(p.46) Le responsable en est Bêtes d'Angleterre, le chant adopté par les séditieux et se répandant telle une traînée de poudre. L'expansion de l'hymne révolutionnaire est si grande que "tout animal surpris à chanter Bêtes d'Angleterre se voyait sur le champ donner la bastonnade" (p; 46). Or, la chanson immémoriale consacrant la libération des animaux envers le joug humain et qui promet à tous un "âge d'or", la liberté et "délivrance prochaine" (pp. 17,18) est sinistrement remplacée quelques années plus tard dans la cour de la ferme, devenue goulag miniature, par un hymne plus propice au culte du chef et au stakhanovisme.
Napoléon ne récuse pas le chant ou la musique en soi mais, reconnaissant leur utilité intrinsèque, choisit de les orienter vers une finalité davantage conforme à l'idéologie dont il est l'apologiste. N'étant plus rêve évanescent mais se heurtant à une réalité trop tangible, toute la légitimité de l'ancien chant d'espoir s'est évaporée. Le nouvel air officiel ne transmet plus aucun idéalisme : c'est le chant désenchanté de ceux pour qui les mots socialité et convivialité ne signifient plus rien. Pendant que les animaux souffrent de plus en plus dans la vie au quotidien, essuyant brimade sur brimade et que leurs rations diminuent constamment alors que les cochons engraissent, chacun supporte donc l'insupportable, persuadé qu'il vit "bien plus dignement qu'autrefois" (p.123). Tour de force et de passe-passe obtenu également grâce à la musique : pour convaincre les animaux qu'ils sont plus libres qu'auparavant, Napoléon organise en effet des "Manifestations Spontanées" au cours desquelles, après de multiples discours, les animaux défilent au pas cadencé dans le domaine : "Ainsi grâce aux chants et défilés (...), ils pouvaient oublier, un temps, qu'ils avaient le ventre creux." (p. 124-125).
Si l'insecte et la truie conservent leurs rêves tout en perdant la révolte qui se jouait contre l'ordre et les principes humains, les espoirs des divers animaux de la Ferme, interdits pour leur part, demeurent étroitement confinés au rang de denrées dangereuses pour l'Etat. Ne rappellent-ils pas un temps passé, une inscription dans l'Histoire qui n'est pas du goût d'un Napoléon souhaitant que chaque bête s'immerge dans l'histoire de la Ferme qu'il est en train d'écrire avec le sang de tous ? Chez Kafka, l'intervention de la mélodie musicale précipite Gregor-la-vermine dans sa chute ontologique. Dans Truismes, la musique innocente de l'âme se révèle incapable d'assurer une protection efficace contre le bruit et la fureur d'un monde humain en perdition. Perdition irréfragable et chute inévitable dont Orwell semble considérer qu'elles sont le lot commun des individus abandonnant toute vigilance pour s'en remettre aux pattes, crochues ou non, c'est selon, des monstres qui se dissimulent sous l'enveloppe d'hommes avides de pouvoir. Le glas d'une liberté emblématique a sonné.
En vertu de cet enseignement hérité des révoltés de tous bords, ce serait alors pour contrecarrer la potentialité révolutionnaire des cris animaux et de leurs chants agressifs que les hommes ont entrepris, depuis, de les transformer exclusivement en source mélodique, esthétique et passive. L'atteste la fable de "Louis XI et les porcs musiciens" rapportée par Quignard dans La haine de la musique (Gallimard, 1996, p.185 sq.), qui explique comment l'abbé de Baigné compose un orgue-animal pour gagner un pari avec le Roi, le défi proposé étant de "produire une harmonie avec des porcs". L'instrument concocté par les soins ingénieux de l'abbé consiste en un ensemble de touches dont chacune enfonce à son extrémité une pointe acérée dans la chair de divers cochons, sélectionnés au préalable selon leur timbre de voix par le prêtre et judicieusement placés dans l'instrument de musique. Est obtenue en conséquence, grâce à la variété des cris de douleur produite, un ensemble consonant, véritable "concert de musique porcine" (p.188) qui charme les oreilles d'un roi, prouvant par là l'étendue magique et terrifiante de son pouvoir au regard de ceux qui, un jour, croiraient peut-être opportun de déclencher une révolte, voire une révolution à son encontre.
Ce faisant, le monarque est à bon droit en mesure de se vanter : "J'ai eu mon orgue où des sangliers chantent comme des souvenirs d'enfants (...) Dans le pays des Géranésiens, Notre-Seigneur Jésus a fait entrer le nom impur des démons dans les porcs. J'en ai fait sortir la musique."(pp.192-193). Le hurlement capable de déclencher la révolte est alors réduit à n'être que l'expression d'une harmonie plus vaste, beauté artistique que seul l'homme cultivé peut appréhender comme telle. Stratège démoniaque, Louis XI ne récupère pas ici seulement la douleur pour la détourner vers une fin personnelle, mais la crée de toutes pièces : dans un monde ou son "bon plaisir" rayonne et ne rencontre aucun obstacle, le rapport esthétique à l'altérité est la seule chose qui le sauve de l'ennui. Mais ce péril est peut-être le lieu d'un salut, pour autant qu'il indique, fut-ce de manière négative, que le rapport à l'esthétique (entendue comme éthique du plaisir) est ce qui sauve la condition humaine du désespoir.
La révolte n'aurait pas alors en elle-même l'intérêt qu'on lui porte, sauf dans sa version esthétisante, par quoi elle dépasserait toute mainmise du politique et de l'économique. Bien mener la révolte, c'est en comprendre finalement la portée éthique (ne pas la confondre avec l'erreur totalitaire ou l'horreur économique) et faire un choix : soit le plaisir, la complaisance hédoniste, soit l'existence sociale. Soit, articulée entre les deux, la jouissance esthétique grâce à la musique. Il n'y a pas de pire révolte que celle qui ne comprend pas son fondement.
En réponse aux questions que nous nous posions d'emblée, on apprend ainsi chez nos trois auteurs que la métamorphose est toujours essentiellement une révolte contre soi-même et non, comme on le voudrait, une révolution scrupuleuse et chagrine contre l'ordre des choses. Qu'il n'existe pas de révolutions authentiquement politiques en définitive, mais seulement des mutations ontologiques. Que l'histoire des fausses rébellions se résume au récit placide d'événements attestant que se révolter, c'est bien souvent découvrir la bête qui hurle en soi tandis qu'on rêvait de n'être qu'un homme.
© frederic grolleau
Commenter cet article