Revue Res Publica, n° 25, 2002.
La reconnaissance de la vérité
Introduction
La quête de la vérité témoigne d’un effort constant et répété de l’esprit humain pour atteindre “ ce qui est ”. La vérité se présente en effet comme une double exigence, théorique et pratique : la connaissance doit être vraie ; l’action ne peut reposer sur une erreur d’appréciation ni un mensonge. Mais encore faut-il déterminer par le truchement desquelles nous pouvons accéder cette vérité. Dire qu’il nous est possible de la connaître (sinon à quoi bon la poursuivre telle une chimère ?) revient à postuler un ensemble de procédures rationnelles, hypothético-déductives, qui seraient ad hoc en ce qu’elles permettent de la saisir dès qu’elle se manifeste.
Or, une telle vérité, qui se manifesterait sous ce jour et dont i suffirait de lever les voiles pour admirer sa nudité, paraît trop simple. Trop réduite au rôle de faire-valoir de la démarche cognitive. Non qu’il faille nécessairement souffrir pour être habité par le vrai, mais la vérité en saurait - sous peine de “ délit de banalité ” - se livrer immédiatement à nos facultés intellectuelles. “ Il y a belle lurette, comme le constate François Jacob dans La Logique des possibles, que les scientifiques ne croient plus en une idée de la vérité, suprême et intangible, sur le modèle d’une réalité authentique qui attendrait d’être dévoilée au coin de la rue. Ils savent désormais devoir se contenter du partiel et du provisoire.
Ainsi, plutôt que d’une connaissance procédurale d’entendement se fixant, par le biais de catégories, sur un objet, il vaut sans doute mieux parler d’une “ reconnaissance ” de la vérité, des signes ou marques implicites qu’elle essaime à notre attention dans un horizon de sens pour que l’esprit l’appréhende comme leur origine. Mais la vérité n’est-elle plus alors, comme dans le cas de la réminiscence platonicienne, qu’une reconduction à l’identique par anamnèse, à la conformité de l’Idée et de ce que le langage peut en dire ?
Si reconnaître la vérité, c’est se ressouvenir d’une vérité première, jadis contemplée avant que l’âme ne soit flanquée d’un corps d’un corps qui en est le “ tombeau ”, à la manière de l’esclave du Ménon poussé par les incitations de Socrate à accoucher d’une vérité géométrique dont il était porteur à son insu, cela signifie également qu’à la fois nous sommes tous (virtuellement) dans la vérité, mais aussi que, partant, plus personne l’est constamment - exception faite de celui qui sait interroger son savoir de manière critique, et privilégier l’âpreté de la reconnaissance sur la quiète certitude la connaissance.
Aussi la vérité paraît-elle loin d’être universelle et convient-il (pour celui qui n’aspire pas seulement à la connaître mais à être certain de la reconnaître, de lui manifester donc toute la reconnaissance qu’elle mérite) de déterminer le sol sur lequel repose ce désir (ou cette obligation ?) de re-connaissance. Par là faut-il entamer l’exploration de ce pays de la vérité, de ces contrées où elle se donne, c’est selon, comme “ évidence ”, comme “ adéquation du concept à lui-même ”, comme “ dévoilement ” ou encore comme “ devenir de la subjectivité ”, repérage cartographique que seul peut nous rendre possible le fait de reconnaître le Trésor qu’elle constitue. La “ reconnaissance de la vérité ” est à ce prix qu’elle nous contraint à nous diviser pour mieux régner et saisir, sous son apparente simplicité, ses multiples présupposés : présupposé du moi stable capable de la (re-)connaître, présupposé de l’être ou de la chose susceptible de d’être connu, présupposé des mots qui ne sont pas vides, ne sont pas sans objets. La “ reconnaissance ” est-elle ce qui ne peut manquer de traduire le besoin de vérité au cœur de l’homme ou, au contraire, ce qui peut le trahir constamment ? En répondant à cette question, nous ferons la lumière sur la formule de saint-Augustin (Confessions, X, XXIII, 34) selon laquelle : “ l’homme aime tellement la vérité que ceux qui aiment autre chose qu’elle, veulent que ce qu’ils aiment soit la vérité ”.
1) L'évidence comme critère de reconnaissance
La connaissance de la vérité est une démarche fondamentale dans la plupart des cas puisqu’elle correspond à la volonté de l’être humain d’atteindre une réalité authentique, profonde, qui serait en quelque sorte tapie par delà les apparences du sensible. Apprendre ce qu’est le vrai correspond alors à une démarche de clarification des rapports entre l’être et le monde nous permettant d’agir en connaissance de causes et avec le plus d’efficacité possible. En ce sens Descartes peut-il affirmer, dans la première partie du Discours sur la Méthode : “ j’avais toujours un extrême désir d’apprendre à distinguer le vrai d’avec le faux, pour voir plus clair en mes actions et marcher avec assurance en cette vie ”. Que la vérité attendue permette cette clarté et cette assurance, c’est une chose, mais c’en est une autre que je sois capable de voir immanquablement le vrai quand il se présente à moi au lieu de choisir le faux.
Mettant en avant dans les Méditations métaphysiques le pouvoir qu’a l’homme de se tromper, précisément parce qu’il dispose d’un libre arbitre et ne se prononce pas seulement en vertu de la liberté d’indifférence, Descartes se demande sous quelles conditions la vérité peut être connue, et surtout reconnue une fois acquise. En effet, si l’évidence intervient par le biais d’idées claires et distinctes pour attester la présence du vrai, encore faut-il déterminer si ce qui a été évident une fois peut l’être plus tard, une fois l’attention que je porte à la clarté et la distinction de l’idée présentée distendue.
Commentant dans sa Lettre à Mersenne du 16 octobre 1639 le livre de H. de Cherbury sur La vérité, Descartes note : “ Il examine ce que c’est que la vérité, et pour moi, je n’en ai jamais douté, me semblant que c’est une notion si transcendantalement claire qu’il est impossible de l’ignorer. En effet, on dispose bien des moyens pour examiner ce qu’est une balance avant de s’en servir, mais on n’en aurait point pour apprendre ce que c’est que la vérité si on ne la connaissait naturellement (c’est nous qui soulignons). Car quelles raisons aurions-nous de consentir à ce qui nous l’apprendrait si nous ne savions qu’il fût vrai ? ” Descartes ne s’interroge pas sur l’apparition de la vérité en tant que telle, ou sur la manière de lui conférer une logicité incontestable : la vérité ne relève pas pour lui d’un problème logique (auquel cas il suffirait sans doute de suivre certaines règles de logique pour reconnaître sans erreur ce qui est vrai) mais d’un problème métaphysique. Ainsi la force dans l’inclination de la volonté entraînant l’entendement limité à la perception des objets à donner son assentiment à l’idée qui se donne clairement et distinctement paraît-elle suffisante pour celui qui veut échapper au doute hyperbolique et à la menace du Malin génie selon lesquels rien de ce qu eje crois vrai ne l’est actuellement. Descartes peut donc formuler une des quatre règles fondamentales pour l’ “ assurance ” et la certitude humaines ici-bas dans le Discours sur la Méthode : “ Ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse être telle, (…) c’est-à-dire ne comprendre jamais en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à l’esprit que je n’eusse aucune raison de le mettre en doute ”.
Mais l’objection est recevable selon laquelle le faux peut aussi passer pour quelque chose d’évidente et qu’on peut se tromper en donnant notre assentiment à des choses qu’on croit avoir connues comme vraies mais que nous n’avons jamais connues de la sorte : “ la manière par laquelle on croit étant différente de celle par laquelle on connaît qu’on croit, elles sont souvent l’une sans l’autre ” (Méditation III) ; “ il en est fort peu qui sachent distinguer ce qu’on aperçoit de ce qu’on croit seulement apercevoir ” (Réponses aux 7° Objections, Rem. NN). Or, c’est là méconnaître selon Descartes la puissance qui accompagne à ce point la clarté et la distinction garantissant l’évidence de toute idée qu’elle ne peut produire en nous que l’ “ irrésistibilité de la croyance ”, sur le modèle de l’évidence indubitable du cogito, qui ne peut que me pousser à y adhérer. Et c’est cette évidence là, quand elle n’est plus actuelle, dont je devrais faire effort pour me ressouvenir, pour la reconnaître.
C’est pourquoi Descartes, distinguant l’évidence passée de l’évidence actuelle, sera amené à fonder la stabilité et la fiabilité de l’évidence sur la véracité divine, seule à même de me garantir que, Dieu n’étant pas trompeur (“ nous ne prendrons jamais le vrai pour le faux car Dieu, n’étant pas trompeur, il ne peut vouloir que ma faculté de connaissance soit faillible, ni même celle de mon vouloir, quand nous ne l’étendons point au-delà de ce que nous connaissons ”, Principes de la philosophie, I, 43), le vrai que nous connaissons, non seulement, l’a toujours été, mais le demeure éternellement. La théorie de la création des vérités éternelles peut ainsi assurer à chacun que la certitude peut jouer comme base de la connaissance sans crainte d’être abusé. Nous reconnaissons donc la vérité, soit à la clarté immédiate avec laquelle l’idée qui la manifeste provoque une impulsion irréductible de notre esprit à lui donner son assentiment (et non à la nier ou en douter), soit au souvenir de l’évidence passée dont il suffit de se remémorer pour être persuadé d’être dans le vrai, Dieu ne pouvant souhaiter abuser de notre croyance puisque “ la vérité consiste dans l’être, et la fausseté dans le non-être seulement ” (Lettre à Clerselier du 23 août 1649).
Les choses que nous connaissons effectivement sont bel et bien vraies si elles participent de la même “ volonté de croire ” qui accompagne le “ cogito ergo sum ” des Méditations, mais elles sont fausses seulement en ce que, parfois, par ce en quoi notre libre arbitre touche au “ néant ” ou au “ non-être ” (Méditation III), nous croyons reconnaître une chose nous étant d’antan apparue comme évidente alors que l’idée qui la présentait était encore confuse. Erreur qui nous est imputable à nous seuls, qui est corrigeable en travaillant à la définition des “ choses simples ”, et non à Dieu en tant qu’il souhaiterait nous soumettre à un supplice des Danaïdes rendant la vérité inaccessible.
Descartes en appelle donc en définitive à un texte-clef des Réponses aux 2° Objections pour affirmer que l’irrésistibilité de la croyance est le meilleur signe dont nous puissions disposer quant à la reconnaissance de la vérité : “ et si cette croyance est si forte que nous n’avons de la sorte aucune raison de douter ce que nous savons à partir d’elle, il n’y a rien à rechercher davantage (…) Car que nous importe peut-être si quelqu’un feint que cela même de la vérité duquel nous sommes si fortement persuadés passe pour faux aux yeux de Dieu ou des Anges et, partant, est faux absolument ? (…) Nous supposons une croyance ou une résolution si ferme qu’elle ne puisse être ôtée ; laquelle paraît en conséquence comme la certitude la plus vraie et la plus parfaite ”.
Etant désormais assurés que les anciennes vérités sont toujours actuelles, même si leur existence n’est plus aussi forte en nous car nous en avons oublié l’ordre des raisons et que “ Dieu ne peut vouloir la malice du péché, car elle n’est rien (Principes…, I, 33), la vérité est assurée de se reconnaître grâce à la clarté et à la distinction qui stigmatisent son évidence. Par là se trouve résolu pour Descartes le problème de la vérité qui le laissait étonné dans sa Lettre à Mersenne du 16 octobre 1639 : “ on peut bien expliquer quid nominis (ce que veut dire le mot) à ceux qui n’entendent pas la langue et leur dire que ce mot de vérité, en sa signification propre, dénote la conformité de la pensée avec l’être, (…) on n’en peut donner aucune définition logique qui aiderait à en connaître la nature ”.
Bien que Descartes laisse de côté cette définition première de la vérité comme adéquation entre l’esprit connaissant et la chose connue, entre le langage et le monde, entre l’intellect et les choses mêmes, il est tentant d’y revenir et d’y voir le modèle même de la “ reconnaissance ” inhérente au processus de la vérité. Reconnaître la vérité en ce sens, c’est reconnaître ce que je peux en dire, en penser, sans l’altérer. Le modèle de l’ “ adaequatio rei et intellectus ” hérité notamment de saint-Thomas pose en ce sens que je dis le vrai, le reconnais le caractère vrai de la chose quand entre celle-ci telle qu’elle m’apparaît et le jugement que j’établis à son encontre, il y a recouvrement du sens visé par l’intention signifiante. La reconnaissance de la vérité tient alors au fait, dans cette perspective, qu’il y a non-contradiction entre ce tableau qui est effectivement de travers sur le mur quand je me retourne et ce que j’en disais auparavant. Cet exemple développé par Heidegger au § 44 de Etre et temps tend à montrer que la reconnaissance de la vérité dépend d’un accord, mesurable par les lois de la logique formelle, liant le sujet et l’objet, le concept et la chose.
2) La re-connaissance de la vérité comme re-présentation abusive
Or, c’est précisément ce point de vue, cette conception de la vérité comme reconnaissance d’une adéquation de la pensée à des choses distantes et exclues du langage qui les mime, que conteste Hegel. Se réclamant de celui qui, comme lui, ne veut pas en rester à une conception logique de la vérité : Descartes, Hegel pressent déjà la puissance du concept dans le cogito, base de la certitude. Comme le montre Bernard Bourgeois dans ses Etudes hégéliennes (“Hegel et Descartes”), les Principes et les 2° Objections sont la manifestation d’un “ ordre ”, non pas tant “ l’ordre selon (la) pensée ” comme dans la 3° Médiation que “ l’ordre de la chose même ” d’après Hegel. En effet, Descartes a voulu élaborer le sain exercice de l’intuition et de l’entendement mais pour cela s’est appuyé sur des “ règles trouvées empiriquement ”, qui sont séparées du réel. Elles obéissent toutefois à un ordre, qui est selon Hegel celui du Concept même entrain d’apparaître. Hegel parvient ainsi à considérer de manière systématique l’absence de système qu’est la philosophie cartésienne : il écrit à Victor Cousin le 1er juillet 1827 : “ Le système de Descartes (…), c’est l’unité de l’être et de la pensée ” ; “ ce qui importe ce n’est pas tant de penser les objets en leur vérité que de penser la pensée ou la conception des objets, cette unité même qui est le devenir-conscience de tout objet présupposé ” (c’est nous qui soulignons).
Ainsi, pour Hegel, c’est bien le concept qu apparaît chez Descartes, qui est bien le commencement de la philosophie moderne, mais cette abstraction du Concept dans son apparaître est telle que Descartes doit emprunter dans l’extériorité de la Représentation les sujets de sa prédication : le Moi, le Monde, l’Ame. Le modèle de la “ représentation ” demeure ainsi au coeur de la “ reconnaissance de la vérité ”, schéma dont il convient de se déprendre pour penser l’Absolu, le Vrai, le Tout, comme “ adéquation du contenu au contenu ”, “ consonance (Zusammenstimmung) du concept à l’objet ”, reconnaissance de soi par soi comme vérité. A tout le moins le grand mérite de Descartes est-il, comme le note B. Bougreois, le suivant : la philosophie antique, conscience pensante de l’absolu, cherchait à découvrir l’être essentiel (le vrai) alors que la philosophie moderne inaugurée par Descartes cherche à découvrir la vérité de cet être (la vérité du vrai) “ par l’identité de l’être dont il y a conscience et la conscience de cet être ”. Les structures de l’ordre chez Descartes deviennent ainsi les prodromes du développement du Concept dans sa vérité chez Hegel, mais le tort de Descartes est d’en rester à un “ formalisme ”, par lequel sa philosophie de l’entendement accède à peine à l’Age de raison. C’est que l’immédiateté de son contact à la vérité demeure sur le mode de la certitude sensible qui ouvre dans la Phénoménologie de l’esprit à la conscience naturelle du vrai.
Mais ne comprennent guère mieux ce en quoi la vérité est reconnaissance de l’identité du vouloir et de l’entendement, de l’identique et de la différence, du sujet et de l’objet, ceux qui appartiennent à l’ensemble de la tradition philosophique que Hegel englobe sous l’appellation de la “ Finitude ”. La pensée finie est en effet celle qui se méprend sur la “ reconnaissance ” qui œuvre au sein de la vérité : c’est une pensée d’entendement qui sépare et exclut. Elle oppose ainsi dans son langage le sens et l’être, le signifiant et le signifié. Prisonnière d’une logique de la reconnaissance comme rapport d’adéquation de l’esprit humain au monde réel, elle ne comprend pas que la vérité est l’absolu, rapport de soi à soi qui ne peut se penser dans un langage cloisonnant. Et la source de cette “ évidence sinueuse ” (l’expression est de Gérard Lebrun dans La patience du concept, VIII, “ Logique et finitude ”), de cette pensée inadéquate de l’adéquation comme signe de la vérité, peut remonter au Cratyle de Platon. Contre Cratyle qui pense le mot comme l’expression de la Chose même, Socrate établit que les mots ne sont que des images destinées à imiter approximativement la nature des choses qu’ils désignent (cf Cratyle, 439 a-b). En considérant ainsi que la vérité est première et que les mots n’en sont qu’une copie, un exemplaire plus ou moins adéquat à ce qu’ils désignent, Cratyle admet en droit “ l’altérité des significations à leur index ”. Or cette résistance de Cratyle est la dernière avant l’émergence du code représentatif.
C’est en fonction de cette conception du langage que la pensée de la Finitude ne pense plus la vérité que comme reconnaissance d’une fausse conformité aux yeux de Hegel. Elle croit qu’il suffit de reconnaître fusionnellement dans les mots le “ il y a ” qu’ils désignent et qui en est topographiquement distinct. Ce faisant, la tradition se méprend sur ce que penser, dire la vérité, signifie. Elle pose cette tripartition (l’expression, le sens, les choses) “ de façon que la manière dont nous posons les pensées comme un milieu entre les choses et nous nous exclut de celles-ci au lieu de nous rassembler en elles ” (Logique, IV, 271). Hegel veut donc faire toucher du doigt à la pensée finie l’étroitesse de sa conception de la vérité, car la conscience commune ne pose pas des questions du type : “ y a-t-il une vérité de la Qualité ? de la substance ? ”. Il s’agit donc bien de se délivrer du pathos de la vérité afin de redonner ses lettres de noblesse à la seule “ reconnaissance ” qui vaille.
“ On appelle correcte (richtig) une définition quand ce qui se trouve de son objet est conforme à la conscience ordinaire que nous en avons. Mais cependant, le concept n’est pas par là-même déterminé en soi et pour soi : (il est déterminé) selon un présupposé, qui est le critère ou la mesure du vrai. Or, nous n’avons pas à user d’un tel critère mais à laisser les déterminations vivantes elles-mêmes répondre par elles-mêmes ” (Encyclopédie, § 24, add. 2). Critiquant ouvertement une reconnaissance de la vérité qui reposerait sur le critère de l’ “ adaequatio ”, Hegel peut désormais s’employer à la suite de ce passage, à montrer que certains objets peuvent ne pas être dits vrais alors qu’ils satisfont à la rectitude représentative.
“ La vérité désigne ordinairement l’adéquation de la pensée et de l’objet. Mais, au sens philosophique du terme, la vérité, pour s’exprimer abstraitement, désigne plutôt l’adéquation du contenu au contenu lui-même. Ce qui est une toute autre définition que précédemment (…). Au reste, on trouve à vrai dire dans une partie du langage courant le sens plus profond (philosophique) de la vérité. On parle par exemple d’un ami vrai, entendant par là l’amitié comme ce qui est conforme au concept de l’amitié. On parle aussi d’une vraie œuvre d’art. Dans tous les cas, le non-vrai est le mauvais, le non-approprié en soi-même. En ce sens, un Etat mauvais est un Etat non-vrai, et le non-vrai et le mauvais consistent en général dans la contradiction entre la détermination du concept et l’objet en tant que tel. D’un tel objet mauvais, nous pouvons bien avoir une représentation correcte, mais le contenu de cette représentation est non-vrai en soi ” (nous soulignons).
La re-connaissance de la vérité comme re-présentation abusive doit donc être abandonnée selon Hegel dans la mesure où elle constitue un obstacle à cela même qu’elle souhaitait atteindre. Etant désormais entendu que le concept qui est nécessaire et pour soi-même ne reçoit pas de l’extérieur ses prédicats, mais se connaît à partir de soi (cf Encyclopédie, § 28), il faut comprendre que les choses ne sont plus à recollecter dans la synthèse d’éléments auparavant séparés (le sens, les choses, l’expression) : elles sont les pensées elles-mêmes. “ Les objets sont en vérité des pensées, telle est leur ‘ousia’ ” (ib .). En dissociant ce que le logos anté-platonicien pensait comme un, la pensée finie limite l’illimité et réduit le sens de toute reconnaissance. Elle s’aveugle tellement elle-même pour Hegel qu’elle ne reconnaît plus la reconnaissance dont elle participe. La représentation - comme présentification posant toujours une distance à franchir, un point originel à atteindre et qui prend en fait pour norme l’écart entre le mot et la chose - ne permet pas d’accéder à la vérité : c’est à partir de la vérité qu’on peut reconnaître la présentification et la valider éventuellement.
On peut toutefois objecter que dans le § 24 de l’Encyclopédie (add. 2), Hegel convoque encore des exemples platoniciens (un “ ami vrai ”, une “ vraie oeuvre d’art ”) qui montrent qu’il n’abandonne pas le schéma de l’adéquation (de la reconnaissance comme réminiscence d’un pré-donné que serait l’idée du vrai autrefois contemplée), pour ne faire qu’en déplacer le point d’application. Mais c’est là méconnaître toute la critique que Hegel adresse à la logique formelle dont il entend montrer qu’elle est une métaphysique latente. En posant la question de son langage à la pensée de la finitude, Hegel veut lui faire prendre conscience qu’elle est traversée de part en part par le langage et qu’elle n’exhibe jamais comme des évidences offertes en droit au regard que les débris du discours fragmenté qui la constitue. Et il en voit pour preuve le fait que Kant, ayant raison de poser qu’un critère général de la connaissance (d’un type indéterminé = x) est impossible, ne remet jamais en cause la fiabilité du discours de la logique formelle dans la Critique de la raison pure.
Kant n’interroge jamais la langue philosophique sur ce qui la conditionne au point de vue de Hegel ; il accepte toujours comme indubitable que dire le vrai, c’est rejoindre le sensible ou l’Idée qui est pré-donné. Il s’agit donc bien d’aller plus loin et de montrer, dans un nouveau discours, dans une nouvelle Logique, en quoi les étants n’ont plus à être préjugés par le langage mais à correspondre au mouvement du “ libre laisser aller hors de soi ” qu’est l’Absolu comme vérité, ou l’Idée qu’est l’Idée (équivalent à l’auto-manifestation de Dieu comme garant des vérités éternelles chez Descartes).
Si nos pensées n’existent que par les choses qui les habitent (par le mot, la nature de la chose accède à l’intelligence, c’est-à-dire à sa vérité), cela signifie également que les choses ne sont que par le concept que nous en avons. Sans doute vivons-nous constamment dans le vrai alors, ce qui ne veut pas dire que sa “ reconnaissance ” soit automatique et que toutes nos pensées sont autant de vérités enchaînées. Les anciens prédicats extérieurs au concept et hérités de l’ancienne métaphysique doivent être écartés : cela n’a plus de sens désormais de parler du Moi, du Monde ou de l’Ame. La reconnaissance de la vérité du concept - car “ le vrai seul est absolu ” (introduction à la Phénoménologie de l’esprit, alinéa 3) ne peut plus s’accomplir, selon la formule de Gérard Lebrun (op. cit ;) que dans “ un langage qui déborde les significations ‘bien connues’ ” ; “ il n’y a plus qu’un flot montant, un discours qui se constitue en lui-même ”.
3) La vérité comme l’écoute de l’Etre
Reste toutefois que cette reconnaissance de la vérité, par la déconstruction de la logique formelle et l’établissement d’un nouveau discours prolongeant aux yeux de l’auteur le projet cartésien d’une compréhension de la vérité du vrai, ne spécifie pas assez semble-t-il la place qui revient au sujet, à l’individu singulier dans une telle vision systématique de la vérité. Là où l’absolu est déjà le résultat, le Tout paraît écraser l’instant de la singularité pour n’en faire qu’une figure parmi d’autres du déploiement de l’Esprit cherchant à reconnaître sa vérité par le travail du négatif et de la pensée dialectique.
Critiquant également le concept de représentation ou d’adéquation comme reconnaissance tronquée de la vérité, Heidegger propose une conception de la vérité qui suppose à son tour un travail de déprise, défiance quant au langage par lequel nous croyons la saisir. Heidegger souligne sa dette à Brentano qui, reprenant la quadruple distinction de l’Etre chez Aristote (Métaphysique, E, 2 : l’être par soi ou accident, l’être vrai et le non-être comme faux, l’être selon les causes et la fin , l’être selon les figures des catégories), tente de comprendre les affirmations contradictoires du Stagirite sur la vérité, qu’il fait résider tantôt dans le jugement, tantôt dans la chose. Mais pour Brentano, “ le principe fondamental reste (…) celui de la conformité de l’esprit connaissant à l’objet connu ” (De la diversité des acceptions de l’Etre chez Aristote, 1862). Reprenant les travaux de Brentano, Heidegger tente d’établir que la tradition qui comprend Aristote comme un penseur de l’ “ adéquation ” se trompe, elle qui pose que “ d’après lui [Aristote], la vérité serait ‘quelque chose qui survient dans le jugement’, et plus précisément, l’adéquation de l’objet et de la pensée ”. Ce concept de la vérité sert ainsi de base à une théorie de la connaissance dite théorie de la copie [cette copie comme reconnaissance du vrai que nous avons précédemment critiquée avec l’aide de Hegel]. “ Or, on ne trouve aucune trace chez Aristote, de cette théorie de la vérité comme adéquation, ni de la conception courante du logos comme jugement valide, et encore moins de la théorie de la connaissance comme copie ” (Heidegger, Interprétations phénoménologiques d’Aristote, éd ; TER, 1991).
Selon Heidegger, Aristote, s’il entend par “ aletheia ” simplement ce qui est conforme (“ homoiosis ”), emploie un mot de trop. Ce qui paraît difficile à concevoir. Heidegger propose donc d’abandonner la conception traditionnelle qui pense l’héritage d’Aristote et la vérité sur le modèle d’une reconnaissance réduite à la seule conformité de l’être au réel, et entreprend au contraire d’élaborer une nouvelle logique, non plus catégorielle mais existentiale, qui permette de penser cette re-connaissance qu’est la vérité comme la “ naissance ” même du Dasein.
La logique traditionnelle se trompe donc, qui pense l’accès à la vérité uniquement sur le mode du jugement et de sa non-contradiction. En effet, ce n’est pas la proposition qui constitue la vérité, c’est la vérité qui institue la proposition. Le jugement n’est pas ce à partir de quoi on reconnaît la fiabilité de ce qui paraît vrai, la vérité est ce qui rend possible qu’il y ait seulement jugement : “ ce n’est pas nous qui présupposons la vérité (…) la vérité, elle seule, rend possible quelque chose de tel que le jugement ” (Etre et temps, § 44). La logique existentiale est celle qui structure l’être humain lui-même comme dasein au lieu de la déterminer, comme dans l’ancienne logique, en fonction des propriétés des choses. Elle repose comme sur son socle sur la notion d’ “ aletheia ” , par quoi il faut entendre le dévoilement à découvert de l’étant désocculté. Le suffixe privatif du terme désigne bien la possibilité pour tout étant d’avoir accès à l’Etre. En ce sens, l’aletheia parle depuis plus loin que ce que la tradition nomme vérité. Et c’est cette originarité ontologique, cette expérience du dévoilement que les Grecs ont ressentie, qu’il faut retrouver si l’on veut effectivement reconnaître la vérité. Car la vérité n’est pas le vrai qui s’est sédimenté dans le jugement. Elle s’exprime depuis un sol dont nous ont privé ceux qui n’ont pas suffisamment compris Aristote.
Ainsi, par le dévoilement des choses et des apparences, l’homme se met à l’écoute de l’Etre, il reconnaît en lui-même une dimension qui est celle de la vérité en tant que foyer originaire, clairière qui déploie sa puissance à partir d’elle-même. Mais cet accès possible à la vérité, cet être-dans-la-vérité n’est pas le lot quotidien qui est bien plutôt être-dans-la-non-vérité. Ainsi par son suffixe privatif qui suppose un retrait, un effort de captation, l’aletheia est-elle à concevoir sur le modèle d’une lutte, d’une violence, d’un rapport polémique pour arracher l’Etre des choses : “ La vérité (l’être dévoilé) comme toujours paraît être extorquée de l’étant. L’étant est le ravi au retrait. L’être dévoilé, chaque fois qu’il a factivement lieu, est toujours un rapt (Raub) ” (Etre et temps, § 44). Ce vocabulaire de l’extorsion et du combat souligne, si besoin était, que la reconnaissance de la vérité n’est pas de l’ordre de la routine - qui est celle, selon Heidegger pour tout Dasein, d’être-dans-la-non-vérité : la vérité du rapport à soi n’est pas simple “ tant la sincérité avec soi-même comporte de multiples facettes ” (Lettre à Ernst Blochmann, 27 septembre 1927).
4) De la réfutation de l’infaillibilité attachée au Vrai
Reconnaître la vérité, donc, c’est déjà connaître qu’elle est plus que ce qui apparaît (ce qu’on connaît par le jeu de l’entendement et des schèmes logiques) et moins que ce que le langage prétend en dire. Reconnaître vraiment la vérité, le vrai de la vérité, c’est prendre conscience qu’on ne l’a peut-être seulement jamais connu en tant que tel. Que la vérité authentique est toujours arrachée, conquise sur ce qui est et que son arrière-fond sauvage est celui d’un ravissement prométhéen. Comme le dit si justement le mot d’Herman Melville : “ la vérité exprimée sans compromis a toujours des bords déchiquetés ”. Or, ce vocabulaire de la violence, de l’arrachement à l’ordre apparent des choses pour se mettre à l’écoute de l’Etre n’est pas sans évoquer le vocabulaire utilisé par Platon dans l’ “ allégorie de la caverne ” (République, VII), où le vrai est situé au-delà des apparences et du monde sensible. Heidegger analyse ce texte précisément comme un passage progressif du maximalement voilé au dévoilement, et comme passage de l’aletheia sous le joug de l’ “ idea ” (première déformation de la reconnaissance de l’Idée comme conformité à des modèles, des essences dont on pourrait dire le contenu, selon le point de vue hégélien présenté plus haut). Mais si douleur il y a dans la reconnaissance, soudaine et violente, de la vérité, c’est parce que, nous l’avons souligné d’emblée, la naissance même du Dasein s’y mesure : “ il n’y a de vérité que pour autant et qu’aussi longtemps que Dasein il y a ” (Questions III, “ La doctrine platonicienne sur la vérité ”). Si le Dasein mesure la vérité, il ne saurait donc y avoir de vérités éternelles chez Heidegger comme chez Descartes. Comme l’indique le § 44 de Etre et temps, les lois de Newton n’étaient pas vraies avant d’être découvertes, elles n’étaient pas fausses non plus. Il n’y a donc de vérité qu’autant qu’il appartient au dasein ‘d’y être’ ou de ‘n’y être pas’ ”.
Reconnaître de manière authentique la vérité - et non seulement croire l’épuiser dans une connaissance d’objet propre à l’entendement dans la tradition classique -, c’est saisir qu’elle ne se résume pas à ce qui est vrai dans la vérité, saisir “ l’être vrai en lequel consiste le vrai ” (Questions I, “ L’essence de la vérité ”). Dans le mot “ warheit ”, Heidegger souligne que le suffixe “ heit ”, qu renvoie à l’adjectif “ heiter ”, exprime à l’origine l’éclat du ciel, diurne ou nocturne, quand il est sans nuages, équivalent du “ serenus ” latin désignant chez Goethe la lumière qui porte par delà la grisaille (cf Curtius, Essai sur les littératures européennes, Grasset). La vérité, c’est ce qui fait briller le vrai, c’est l’éclat ou la “ splendeur du vrai ”. Heidegger peut à bon droit dès lors rejouer la généalogie du concept de vérité dans le § 44 de Etre et temps et montrer en quoi l’adéquation du jugement à l’être est une méconnaissance du vrai de la vérité.
Critiquant les trois thèses selon lesquelles la vérité repose dans le jugement, fait l’objet d’un accord de conformité et que c’est Aristote qu doit assumer la paternité des deux premières conceptions, Heidegger interroge l’adéquation quant à ce qu’elle présuppose et établit que la vérité n’est jamais que la reconnaissance - en laquelle elle coïncide et s’éclaire - de la liberté du Dasein : “ l’ek-sistence de la vérité comme liberté consiste dans l’exposition au caractère dévoilé de l’étant en tant que tel ” (Questions I, “ l’essence de la vérité ”). Parce qu’il est foncièrement libre, l’homme qui veut reconnaître cette (sa) vérité est toujours de fait exposé à l’errance : “ l’errance est une dimension constitutive du Dasein en lequel l’homme s’engage à la mesure d’une histoire ” (ib.). “ la vérité ” réside alors dans le Dasein lui-même en tant qu’être libre, ce que signifiait déjà la proposition du § 44 de Etre et temps, dont nous étions partis : c’est la vérité qui rend possible les propositions du langage tentant de la circonscrire, et non l’inverse.
Or, cette conception de la vérité comme liberté est fondamentale puisqu’elle illustre à rebours selon Heidegger comment la métaphysique occidentale a court-circuité l’expérience grecque de l’aletheia. Comment don cet à quel point il y a méconnaissance, non-reconnaissance (pire encore) de l’originarité du concept de vérité. Heidegger note ainsi dans son cours sur le Parménide de Platon, tenu à Fribourg en 1942-43, qu’il ne faut pas méconnaître le faux dans la recherche du vrai : faire l’économie du faux sous prétexte de viser la vérité pure serait une erreur car cela équivaudrait à ne pas voir en quoi la manière qu’a le faux d’être faux nous éclaire sur la manière qu’a le vrai d’être vrai. De la sorte, méconnaître la vérité du faux signifierait en quelque sorte refuser de déterminer ce qu’est le faux, en vérité. L’épisode essentiel dans l’histoire de la vérité est alors la traduction du grec “ pseudos ” (l’occulté) en “ falsum ” latin. Or, le faux renvoie ici à “ fallere ” (faire tomber) : le faux se pense sur le modèle du faux-pas, de ce qui vacille et n’est pas inébranlable. En réaction contre ce sens émerge le “ verum ”, le vrai comme non-faux, qui s’assimile de ce fait à l’infaillibilité (critère où Descartes puise sans doute l’irrésistibilité de la croyance qualifiant la reconnaissance de la vérité comme nous l’avons indiqué dans notre première partie).
Heidegger pointe ainsi que cette identité de la vérité à l’infaillibilité est un héritage du monde romain (qui s’illustre notamment dans le dogme de l’infaillibilité pontificale). Or, ce qui s’annonce ici et constitue un virage définitif dans l’histoire de la reconnaissance de la vérité, c’est, à l’aube des temps modernes, le passage de la “ veritas ” latine à la certitude de type cartésienne. L’on peut ainsi lire les Méditations métaphysiques de Descartes comme l’expérience du recouvrement de l’aletheia grecque par l’impérieux besoin romano-chrétien de certitude. Besoin qui serait notamment à l’origine selon Heidegger (éditions complètes de ses oeuvres, Gesamtausgabe, 54, 68) de l’Inquisition menée par l’Eglise contre la “ fausseté ” des hérétiques et des infidèles. Par l’appel à la certitude et non au dévoilement ou à l’errance qu’il présuppose, c’est le monde moderne qu’il s’agit de mettre en question à partir de la manière dont Descartes lui-même pense sa relation à la vérité et à son indispensable reconnaissance : “ Le virage décisif dans l’histoire de la vérité, c’est moins sa traduction en “ veritas ”, que la conception cartésienne de la certitude ” (Jean Baufret, Entretiens avec F. de Towarnicki, PUF, 1984).
La reconnaissance de la vérité est alors complète : au lieu de la reconnaître pour ce qu’elle est, cette liberté précaire que n’ont pas su penser les Grecs parce qu’elle les a éblouis, la vérité est pensée, notamment avec la promotion qui s’opère chez Descartes de la mathématique comme science du vrai, sur le modèle figé et sclérosé de l’infaillibilité. Réduction terrible, et peu cartésienne, convenons-en, du vrai au vérifiable, qui fait perdre de vue ce à quoi on reconnaît la vérité : sa précarité essentielle et la liberté qui l’accompagne.
A suivre dans la partie 2
frederic grolleau
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