TEXTE 1 :
En ce qui concerne la superstition du logicien, je ne me lasserai pas de souligner un petit fait bref que ces superstitieux répugnent à avouer, à savoir qu’une pensée vient quand elle veut, et non quand « je » veux ; c’est donc falsifier les faits que de dire : le sujet « je » est la condition du prédicat (1) « pense ». Quelque chose pense, mais que ce quelque chose soit précisément l’antique et fameux « je », ce n’est à tout le moins qu’une supposition, une allégation, ce n’est surtout pas une « certitude immédiate ». Enfin, c’est déjà trop dire que d’avancer qu’il y a quelque chose qui pense : déjà ce « quelque chose » comporte une interprétation du processus et ne fait pas partie du processus lui‑même. On déduit ici, selon la routine grammaticale : « penser est une action, or toute action suppose un sujet agissant, donc… » C’est par un syllogisme analogue que l’ancien atomisme ajoutait à la force agissante ce petit grumeau de matière qui en serait le siège et à partir duquel elle agirait : l’atome ; des esprits plus rigoureux ont enfin appris à se passer de ce « résidu de la terre », et peut‑être les logiciens eux aussi s’habitueront‑ils un jour à se passer de ce petit « quelque chose », qu’a laissé en s’évaporant le brave vieux « moi ».
Friedrich Nietzsche, Par‑delà bien et mal, 1886, aphorisme 17.
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
note :
(1) Le prédicat est une fonction syntaxique. Il est l’un des deux constituants obligatoires de la phrase de base, avec le sujet. Il désigne ce qu’on dit à propos du sujet.
vidéo sur Nietzsche et la conscience, analyse du texte (9 mn) :
https://www.youtube.com/watch?v=NuK9Z4Xl_RM
Corrigé
[Le texte est extrait de la première partie de Par-delà bien et mal qui s’intitule « Des préjugés des philosophes », c’est l’aphorisme 17 en entier.]
Quoi de plus évident, quoi de plus certain, quoi de plus vrai que « je pense » ou « cogito » ou encore « ego cogito » ? Le nier, n’est-ce pas une contradiction, d’autant plus impossible qu’il me faudrait penser que je ne pense pas, alors que c’est moi qui le penserais ? Et pourtant, on peut soupçonner certaines pensées de ne pas avoir le sujet pour origine, ce qui amènerait à douter de la certitude de l’« ego cogito ». Peut-on donc véritablement s’assurer de la vérité du « je pense » ?
Tel est le problème que résout Nietzsche dans cet extrait de Par-delà bien et mal paru en 1886. L’auteur critique le premier principe affirmé le premier par Descartes dans le Discours de la méthode en 1637. Il veut montrer qu’il faudra à l’avenir concevoir la pensée comme un processus sans sujet.
Or, cela ne conduit-il pas à une déresponsabilisation radicale du sujet, à une sorte d’innocence s’il est vrai que l’affirmation « je pense » implique aussi et nécessairement un sens moral ?
Qu’est-ce donc qui permet de remettre en cause le primat du « je pense » ? Si le sujet « je » n’est pas le sujet du penser, ne faut-il pas un autre « sujet » quelconque ? Qu’est-ce qui permet de penser qu’il est possible de se passer de la notion de sujet si elle a toujours été jusque-là une condition de toute connaissance ?
Nietzsche nomme logiciens ceux qui affirment la vérité du « cogito ». On peut comprendra par-là, non pas ceux qui sont spécialisés dans la logique, mais, à l’instar des sceptiques antiques, ceux qui soutiennent que la raison (grec : logos), peut, par le raisonnement, accéder à la vérité. Et leur thèse, il la qualifie de superstition. C’est assez paradoxal s’il est vrai que logicien ne peut désigner que celui qui fait un usage rigoureux de la raison. En quoi d’ailleurs faut-il considérer comme logique l’affirmation de l’« ego cogito » ? Car, n’est-ce pas plutôt une vérité d’expérience et non de la seule pensée ? Et d’une expérience que tout sujet ne peut pas ne pas faire pour peu qu’il y soit attentif ? C’est que Nietzsche oppose aux logiciens ce qu’il nomme « un petit fait ». « Petit » parce qu’il ne se fait pas facilement remarquer. « Fait » en tant qu’il s’atteste à la pensée par l’expérience. Or ce « petit fait » est qu’une pensée, c’est-à-dire telle représentation avec tel contenu déterminé, apparaît indépendamment de la volonté du sujet. Dire qu’elle « se présente quand « elle » veut » est une façon de s’exprimer qui met en lumière que le sujet n’est pas responsable de son apparition. Cette expérience, chacun peut la faire.
Nietzsche en déduit qu’il n’est donc pas possible de dire que c’est le sujet « je » qui est la condition du prédicat « pense ». Il critique donc la conception logique de la proposition « je pense » et la promotion du sujet « je ». La proposition « je pense » conçue comme vérité première à l’instar de Descartes lui apparaît donc comme une falsification de la réalité, comprenons une conception fausse plutôt que mensongère. C’est ce qui justifie le terme de « superstition » qui désigne une croyance en un lien entre deux réalités hétérogènes et sans lien. Tel est le cas pour le « je » et le « pense » de la part des logiciens. On voit donc la conséquence sur le plan moral. Ce que je veux s’il est vrai comme Descartes dans les Principes de la philosophie (première partie, art. 9) le soulignait que vouloir est aussi penser, n’est qu’une apparence. Il y a bien plutôt du vouloir en moi qui se manifeste sans moi. Me tenir pour responsable ou pour coupable n’est pas non plus un fait. Si ce n’est pas « je » qui « pense », qu’est-ce donc ?
Dans un premier temps, Nietzsche remplace le « je » par « quelque chose ». C’est donc dire que ce qui pense est quelque chose d’inconnu. Ce n’est pas un sujet au sens de la première personne capable de se connaître en tant que tel et que Descartes a pris pour le fondement ou le premier principe de la connaissance, c’est-à-dire pour une des racines de la métaphysique qui nourrit l’arbre de la philosophie selon son image de la Lettre préface aux Principes de la philosophie (1647) ? En remplaçant le « je » par quelque chose, Nietzsche ne remplace pas un principe par un autre. Il indique bien qu’il s’agit d’une simple hypothèse. Il faut comprendre par là qu’il s’agit d’une proposition qu’on ne tient ni pour vraie ni pour fausse à la différence d’un principe. C’est pourquoi ce qu’il nie, c’est l’idée que le « je pense » est une certitude immédiate, autrement dit une représentation indubitable qui donc se montrerait vraie par elle-même.
On peut donc se demander s’il faut admettre un sujet inconnu de la pensée qui pourrait être d’ailleurs le corps, voire le cerveau ou bien s’il faut rejeter cette hypothèse et par quoi la remplacer.
En effet, Nietzsche remet en cause l’idée qu’il y ait un sujet entendu comme une réalité sous-jacente, une substance, dont l’activité ou l’action serait de penser. Pour lui, il y a là déjà une hypothèse. Il remet en cause ainsi l’idée traditionnelle de sujet qui provient au moins d’Aristote qui en faisait une catégorie, c’est-à-dire un des concepts fondamentaux grâce auxquels nous pensons ce qui est (cf. Aristote, Catégories, chapitre II). La première critique que fait Nietzsche de l’idée qu’il y a un sujet quelconque, un « quelque chose » qui pense, c’est qu’on interprète ainsi le processus de la pensée tout en prétendant se donner le processus lui-même ou l’appréhender comme une certitude immédiate. Cette critique ne signifie pas qu’il ne faudrait pas interpréter. Par contre, elle implique que c’est une erreur que de présenter comme un processus brut ce qui justement est l’objet d’une interprétation. Il en va de même de l’attribution d’un acte à un « quelque chose » qui serait dans le sujet et qui le remplacerait. L’idée de responsabilité se trouve ainsi radicalement dissoute. En conséquence, dire « quelque chose pense » non moins que « je pense », ce n’est nullement une intuition, c’est-à-dire une connaissance directe de quelque chose. C’est bien plutôt le résultat d’une inférence. Laquelle ?
Nietzsche explique qu’en réalité, nous nous appuyons sur la routine grammaticale. Il exhibe le raisonnement sous-jacent à l’affirmation « quelque chose pense » qui est bien évidemment et a fortiori présent dans le « je pense ». D’après la grammaire, « penser est une action ». Tel est la fonction du verbe. En outre, la grammaire considère qu’il faut à toute action, un sujet. Autrement dit, la séparation du sujet et du prédicat (c’est-à-dire du verbe, voire du verbe avec son ou ses compléments) provient de la grammaire. C’est elle qu’on applique au processus de la pensée. Or, n’est-ce pas légitime ? Pourquoi refuser que la grammaire indique la façon de penser ? L’imputation à un sujet de la pensée a-t-elle bien cette unique source ?
Remarquons que Nietzsche parle bien de routine. On entend par là un type d’expérience irréfléchie qui se contente de remarquer certaines liaisons sans les analyser, voire sans les interroger. La routine, c’est cette pseudo sagesse qui règne dans la caverne où se trouvent les hommes selon Platon dans le livre VII de La République. Voyant des ombres d’objets qu’on remue derrière eux et qu’éclaire un feu qu’ils ne voient pas, ils se montrent plus ou moins habiles à deviner à force d’observations quelles sont les ombres qui passent les unes après les autres et les unes en même temps que les autres. Ainsi, l’affirmation d’un sujet, quel qu’il soit, n’est rien d’autre que la conséquence d’une habitude de raisonnement qui échappe à celui qui pense ou plutôt, au processus de pensée. Et c’est cette habitude qui amènerait dans un second temps à imputer à un sujet la responsabilité de ces actes, soit directement, soit comme les Anciens, en montrant un Dieu dévoilant le destin inéluctable d’un homme comme celui d’Œdipe par exemple.
Néanmoins, l’habitude de la distinction grammaticale du sujet et de l’objet n’est-elle pas définitive ? Peut-on s’abstenir de penser qu’il y a toujours un sujet du processus « penser » ? N’est-ce pas finalement la relation pratique à soi et aux autres qui implique qu’on admette au moins comme hypothèse un sujet ?
Pour montrer que l’habitude de concevoir un sujet du penser n’est pas définitive, Nietzsche s’appuie sur l’analogie avec l’école atomiste antique. Selon lui, elle procédait comme pour les thuriféraires du sujet. Elle rattachait l’énergie à une particule de matière l’atome. Celui-ci était donc le sujet. Et l’énergie était l’équivalent de la pensée. Il faut comprendre que le processus de penser comme l’énergie sont les processus réels et que l’atome comme l’« ego » ou l’atome, sont inférés à partir de la routine grammaticale. Il est clair que dans le second cas, il n’y a nul motif moral pour admettre un sujet. On voit ainsi que Nietzsche se garde de remplacer le sujet par un « quelque chose » matériel comme le font les matérialistes qui critiquent certes le sujet comme âme ou esprit toujours identique à soi-même pour le remplacer par un siège de la pensée : le cerveau. Dans cette mesure, il conserve toute latitude d’attribuer à ce siège de la pensée la responsabilité de la pensée et donc des actes, même si cette responsabilité est conçue comme maladie, déviance, perversion, etc.
Deuxième point de l’analogie. Selon Nietzsche, il a été possible en physique de se débarrasser de l’atome entendu à la façon des Anciens comme particule de matière. Ce qui signifie que l’énergie est pensée pour elle-même, comme pur processus, abstraction faite d’un objet d’où elle proviendrait. C’est dire que l’énergie se pense abstraction faite de tout morceau de matière. On voit donc que si en physique on peut se passer de la matière entendue comme sujet, ce n’est nullement pour la réintroduire comme siège de l’esprit. Dès lors, ce qui est ainsi éliminé, c’est l’assignation à quelque chose d’une action et donc absolument toute responsabilité. On ne peut pas dire que c’est tel morceau de matière qui produit tel effet. C’est la notion de cause elle-même qui semble disparaître.
Aussi dernier point, Nietzsche invoque un avenir où on parviendra de même à se passer du sujet pour penser l’acte même de penser. Or, si éliminer l’atome au sens ancien ne pose aucun problème, éliminer le sujet pose un problème moral et politique. D’une part, c’est ôter toute responsabilité puisqu’à ce moment la pensée et les actes qui semblent s’ensuivre ne peuvent être attribués à quelqu’un qui resterait identique à lui-même quoiqu’il fasse ou pense, voire dont l’identité serait le résultat de ses propres actions. D’autre part, c’est dissoudre l’individu, sujet de la loi. Car comment appliquer la loi à un pur processus, voire à une série de processus ? Il y a là un obstacle supplémentaire qui rend plus improbable l’espoir de Nietzsche qui est loin de s’être réalisé pour l’instant.
Disons donc pour finir que Nietzsche montre que l’« ego cogito » de la philosophie moderne qui, selon elle, est le premier principe de la philosophie et le terrain de ses investigations, n’est rien d’autre qu’une illusion due à une confusion entre l’ordre grammatical et l’ordre des choses. Nietzsche dissout radicalement le sujet, non pas en en faisant un pauvre moi que domine un inconscient plus ou moins multiple, mais en tentant d’éliminer toute notion de sujet, qu’il s’agisse de l’« ego » conscient, des instances de l’inconscient, voire du cerveau du matérialisme. Bref, c’est le sujet comme concept de la métaphysique ancienne entendu comme ce qui reste sous-jacent et identique quels que soient les actes comme le sujet de la métaphysique moderne comme première personne consciente de soi que Nietzsche critique dans un même mouvement.
Reste que le texte ne permet pas d’aborder pleinement la dimension morale et politique de la notion de sujet qui est peut-être la plus fondamentale.
source :
http://laphilodeluxe.blogspot.com/2019/02/corrige-explication-de-texte-de.html
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TEXTE 2 :
« La conscience n’est qu’un réseau de communications entre hommes ; c’est en cette seule qualité qu’elle a été forcée de se développer : l’homme qui vivait solitaire, en bête de proie, aurait pu s’en passer. Si nos actions, pensées, sentiments et mouvements parviennent - du moins en partie - à la surface de notre conscience, c’est le résultat d’une terrible nécessité qui a longtemps dominé l’homme, le plus menacé des animaux : il avait besoin de secours et de protection, il avait besoin de son semblable, il était obligé de savoir dire ce besoin, de savoir se rendre intelligible (note : « de se faire comprendre ») ; et pour tout cela, en premier lieu, il fallait qu’il eût une conscience, qu’il sût lui-même ce qui lui manquait, qu’il sût ce qu’il sentait, qu’il sût ce qu’il pensait. Car, comme toute créature vivante, l’homme pense constamment, mais il l’ignore. La pensée qui devient consciente ne représente que la partie la plus infime, disons la plus superficielle, la plus mauvaise, de tout ce qu’il pense : car il n’y a que cette pensée qui s’exprime en paroles, c’est-à-dire en signes d’échanges, ce qui révèle l’origine même de la conscience. »
F. Nietzsche, Humain, trop humain, 1878.
vidéo sur Nietzsche et la conscience : "La conscience est le résultat de notre nullité" (1h15)
https://www.youtube.com/watch?v=BxW-_n35Pz
Nietzsche, dans ce texte, reconstitue les origines de la conscience : elle rend possible la communication, elle-même exigée par la conservation de l'espèce. Cette « généalogie » de la conscience est manifestement polémique. Elle cherche à destituer la conscience de sa prétention à être une intériorité irréductible au corps et à la relation à autrui. C'est dans ce débat sur l'intériorité de la conscience qu'il faudra se placer pour mesurer tout l'intérêt philosophique de ce texte.
La thèse du texte est énoncée dès la première ligne : « La conscience n'est qu'un réseau de communications entre hommes ». La suite du texte cherche à établir cette thèse portant sur l'essence de la conscience, en décrivant les origines de la conscience : si parmi toutes les pensées qui existent dans l'être vivant, quelques-unes viennent à la conscience, c'est pour les besoins d'une communication exigée par la conservation de la vie.
Toute pensée n'est pas consciente. La pensée consciente n'est qu'une fraction superficielle de la pensée. Il y a là un paradoxe, car qu'est-ce qu'une pensée sans conscience ? Une ligne du texte nous apprend que la pensée est liée au fait de la vie : « Car comme toute créature vivante, l'homme pense constamment, mais il l'ignore. » Considérons en effet une plante. Elle se nourrit, elle respire, elle croit, elle se reproduit. Tout en elle parait viser une fin, rien n'est laissé au hasard. Il semble donc qu'une pensée dirige la plante, mais la plante n'est pas consciente de cette pensée. Elle est comme un somnambule qui se déplace sans heurter les obstacles, mais qui n'a pas besoin pour cela de la conscience. De même, l'animal ne pense pas, au sens où il n'a pas de conscience. Mais chacun de ses mouvements répond à un but et atteint ce but. Un instinct le gouverne et lui tient lieu de pensée.
Qu'est-ce qui fait passer de l'instinct à la conscience ? C'est ici que prend place le scénario proposé par Nietzsche, On peut le résumer en trois propositions :
- L'homme, étant « le plus menacé » des animaux, ne peut assurer sa conservation au seul moyen de l'instinct et de ses aptitudes naturelles.
- Pour compenser sa faiblesse, il doit recourir à l'assistance des autres hommes. Pour cela il lui faut communiquer.
- Il ne peut communiquer ses peurs, ses désirs, que s'il en a conscience.
Avant d'en rechercher la signification philosophique, il importe de s'interroger sur la nature de cette référence aux origines. On ne peut considérer ce scénario comme un fait observé ou du moins établi, à partir duquel on prouverait la thèse à démontrer. Cette description est bien plutôt une hypothèse, une reconstitution. Ce qui est donc un argument en faveur de la thèse soutenue, c'est qu'on peut, à partir d'elle, fournir un scénario cohérent, plausible, des origines de la conscience.
Cette hypothèse a-t-elle la prétention de décrire la manière effective dont la conscience est née en l'homme? En d'autres termes, s'agit-il d'une reconstitution qu'il faut rapprocher des théories de l'évolution, ou d'une simple fiction philosophique ? On pourra certes montrer la convergence qu'il y a entre des idées de ce texte et des thèmes de la biologie : l'espèce, pour se conserver, doit s'adapter. L'apparition de la pensée est une de ces adaptations.
Cependant, il est très improbable que la recherche des origines ait le même sens en philosophie et en biologie. La portée de la recherche philosophique sur les origines dépasse de beaucoup le cadre d'une théorie de l'évolution. On est même en droit de supposer que Nietzsche ne se préoccupe pas dans ce texte de la véracité scientifique de sa description. Celle-ci est bien plutôt une mise en scène, une manière pleine de sens d'exposer une thèse philosophique. Ce passage est dans sa méthode beaucoup plus proche de Rousseau que de Darwin : quand Rousseau parle d'un « état de nature », il y a là clairement une fiction philosophique.
On peut voir un indice de ce caractère fictif dans la mention de l'homme comme animal « le plus menacé ». S'agit-il d'une hypothèse scientifique plausible? C'est douteux. En revanche, on peut y lire une allusion au mythe raconté par Protagoras dans le Protagoras de Platon. Zeus, ayant confié à Épiméthée et Prométhée le soin de doter les animaux de l'outillage nécessaire pour leur conservation, Épiméthée aurait oublié l'homme dans sa distribution : celui-ci ne court pas vite ; il n'est pas fort ; il n'a pas de cornes pour se défendre ; il n'a pas de fourrure pour se protéger du froid, de sabots pour ses pieds... C'est pourquoi, pour compenser cette bévue, Prométhée doit voler au dieu Héphaïstos et à la déesse Athéna la connaissance des arts, et le feu sans lequel cette connaissance est inutile (il faut du feu pour forger...). C'est donc parce que l'homme est le plus menacé des animaux qu'il est contraint à l'intelligence et qu'il doit aussi, selon le mythe, se rapprocher des autres hommes. Le texte de Nietzsche présente ainsi davantage d'analogies avec ce mythe qu'avec une description au caractère réaliste des origines de la conscience.
Même si on tenait la description de Nietzsche pour une hypothèse réaliste, celle-ci ne prouverait rien : ce n'est pas parce que la conscience tire son origine de la communication, qu'elle lui est essentiellement liée. L'essence d'une notion ne se réduit pas à son origine. Le besoin de communication peut n'être que l'occasion d'un développement de la conscience. Toute description des origines de la conscience ne devient probante qu'à la lumière d'une détermination de l'essence de la conscience. La description des origines proposée par Nietzsche suppose la thèse philosophique à démontrer beaucoup plus qu'elle ne sert à l'établir. C'est pourquoi nous n'hésiterons pas à y voir une sorte de mise en scène. Et, en effet, toute philosophie qui prétend réduire une réalité à une autre (ici l'intériorité de la conscience à l'extériorité du besoin et de la communication), aura la possibilité de transcrire cette dépendance logique, cette dépendance de nature, sur le plan chronologique. Au lieu d'affirmer que la conscience tient son être de la communication, on dira qu'elle découle d'elle dans le temps.
Cette généalogie de la conscience a une valeur polémique. C'est un peu comme si quelqu'un prétendait être un aristocrate et si un esprit malveillant s'attachait au contraire à en montrer la basse extraction ! Ici Nietzsche s'oppose à toute conception spiritualiste de la conscience qui en fait une réalité supérieure, séparée du corps, de la vie. Pensons en particulier à Descartes. Pour Descartes, la conscience et le corps sont deux « substances » distinctes, inexplicables l'une par l'autre. Nietzsche affirme au contraire que le développement de la conscience répond à une exigence vitale. En cela, elle ne diffère pas des organes de notre corps. Comme eux, elle remplit une fonction au service de la vie de l'organisme entier. Elle n'est pas isolable du tout organique. Ce lien avec le corps est encore attesté par le fait que les pensées remontent vers la conscience du fond même de la vie.
Cette opposition fondamentale en induit un certain nombre d'autres.
- On prétend que le fait que l'homme pense établit sa supériorité sur l'animal. La conscience serait l'indice de son origine divine. Or, si la conscience distingue l'homme de l'animal, elle est le signe de son infériorité : l'homme est le plus raté de tous les animaux. La pensée consciente est « la plus mauvaise » de toutes les pensées car elle est le signe de la faiblesse de l'homme. Pensons par exemple à la manière dont l'instinct atteint si sûrement son but par opposition aux hésitations, aux approximations de la pensée consciente.
- On prétend que la conscience a le monopole de la pensée, or elle n'en représente qu'une petite portion. Il existe un inconscient lié au fait de la vie.
- On prétend enfin que la conscience est une intériorité indépendante à l'égard de l'extérieur. Cette indépendance par rapport aux besoins physiques et à autrui en fait le refuge de ma liberté : ma pensée gouverne mon être. Nietzsche montre à l'inverse qu'elle est le résultat d'une « terrible nécessité », qu'elle est assujettie au dehors, aux besoins et à Fa communication.
C'est avec cette dernière idée que l'on atteint le cœur du texte. La dépendance générale de la conscience à l'égard de la vie et du corps prend une forme particulière dans son assujettissement à l'échange et à la communication. Cette idée reçoit une confirmation directe dans le fait du langage. Non seulement il n'y a que la pensée consciente - par opposition à l'instinct par exemple -pour s'exprimer dans le langage, mais cette pensée n'existe que grâce au langage. La pensée pure est un mythe, l'intériorité est pénétrée d'extériorité. La pensée la plus solitaire, la plus silencieuse, s'appuie encore sur le langage : réfléchir c'est dialoguer avec soi-même. Cela montre que le dialogue avec soi n'est que l'intériorisation de ce qui a existé d'abord comme dialogue avec autrui.
Ce texte de Nietzsche ouvre sur une question philosophique de première importance : peut-on parler d'une intériorité de la conscience? Nous avons posé cette question sur trois plans :
- dans la relation de la conscience au corps, avec le refus que fait Nietzsche du dualisme cartésien ;
- dans la relation de la conscience au vrai et au bien avec le soupçon que Nietzsche fait porter sur l'authenticité de ce double rapport ;
- dans la relation de la conscience à autrui, en montrant que la conscience ne devient ce qu'elle est que par cette relation.
source :
https://philoforever.blog4ever.com/texte-de-nietzsche-la-conscience-n-est-qu-un-reseau-de-communications-entre-les-hommes
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[Introduction]
[Je formule le problème traité dans le texte]
Qu’est-ce que la conscience ? Cette question semble facile, car rien ne nous est plus familier que notre conscience. Cette dernière a d’ailleurs cette propriété de pouvoir réfléchir à soi-même : elle est conscience de soi, si bien qu’elle a l’impression de se connaître parfaitement. Pourtant, il se pourrait bien que cette impression soit illusoire.
[Je dégage la thèse principale]
Dans ce texte, en effet, Nietzsche propose une définition de la conscience, surprenante. Loin d’être une activité individuelle, solitaire – comme on le croit souvent – la conscience ne serait qu’un « réseau de communication entre les hommes ».
[J’explique comment le texte est construit]
Après avoir énoncé cette thèse, Nietzsche va s’efforcer de la justifier en remontant à l’origine de la conscience. Si celle-ci s’est développée, c’est parce que l’homme avait besoin de se représenter les besoins qu’il ne pouvait satisfaire tout seul, afin de pouvoir en faire part aux autres. La conscience serait donc – comme le langage, avec lequel elle est étroitement liée – un phénomène social. Nietzsche en déduit une nouvelle thèse, tout aussi paradoxale que la première : la pensée consciente n’est que la partie « la plus superficielle », « la plus mauvaise » de la pensée.
[Développement]
Comme on le voit, les thèses de Nietzsche sont assez énigmatiques, et c’est pourquoi il convient d’expliquer maintenant le texte en détail. Revenons à la thèse initiale, qui est sans doute aussi la thèse principale : « La conscience n’est qu’un réseau de communication entre les hommes ». Le mot « conscience » – en français en tout cas – a au moins deux sens. Ici, d’après le contexte, il ne renvoie pas à la conscience morale – la conscience du bien et du mal – mais à la conscience psychologique. Cette conscience est une sorte de savoir – le plus souvent non scientifique, mêlé d’erreurs et d’illusions – qu’un être pensant a de la réalité extérieure, de lui-même et également de tous les objets (réels ou imaginaires) qu’il se représente dans son esprit. La conscience est ce qui nous relie au monde extérieur : elle se projette à l’extérieur de soi, vers des objets (au sens large du terme : est objet de ma conscience tout ce dont j’ai conscience). « Toute conscience est conscience de quelque chose », selon la formule de Husserl. Cependant, la conscience a aussi tendance à se rapporter à soi-même : elle est conscience de soi. C’est cette conscience réflexive qui nous permet de dire « je » et de nous distinguer du monde matériel, mais aussi des autres êtres conscients. C’est elle qui permet à Descartes d’affirmer qu’il est certain de sa propre existence, alors même qu’il met en doute l’existence du monde et des autres hommes. La conscience, semble-t-il, fait donc de nous des sujets, des individus bien distincts capables de penser et d’agir à la première personne, ayant leur propre point de vue, leur propre volonté, leurs propres désirs. « Je suis moi, je ne suis pas toi, je ne suis pas eux. Je suis bien distinct des multiples influences qui s’exercent sur moi, et en ce sens je suis responsable de ce que je pense et de ce que je décide ». Voilà ce que nous avons souvent tendance à penser, à la suite de Descartes et d’autres philosophes qui définissent l’être humain par la conscience qu’il a de lui-même.
Or, la thèse de Nietzsche est tout autre. Non seulement la conscience est un « réseau de communication entre les hommes », mais elle n’est que cela. La conscience est, non pas ce qui nous donne accès notre intériorité, ce qui nous sépare les uns des autres, mais au contraire un moyen d’entrer en communication avec d’autres êtres humains. L’expression de « réseau » semble même aller plus loin. Un réseau routier ou ferroviaire, c’est un ensemble de voies de communication qui s’entrecroisent, et qui ne partent pas forcément toutes du même point. Définir la conscience comme un réseau, cela revient à dire que les relations entre les individus sont plus importantes – pour définir ce que c’est que la conscience – que les individus eux-mêmes. Cela implique aussi que la conscience n’est pas une, mais plusieurs. Suivant les personnes à qui nous nous adressons (amis, alliés, ennemis, supérieurs, collègues, subordonnés…), nous n’avons pas la même conscience, ou du moins notre conscience prend des formes différentes.
Pour justifier cette thèse paradoxale, Nietzsche remonte à l’origine de la conscience – ou du moins de son développement. Cette origine, c’est la nécessité de tisser des liens avec autrui. Nietzsche veut-il parler d’une curiosité naturelle de l’homme pour l’homme, d’un désir de sortir de la solitude pour s’enrichir de la présence d’autrui ? Il ne le semble pas. C’est en réalité pour répondre à des besoins très primaires que l’homme a dû entrer en relation avec ses semblables. Ce dont le texte parle, ce n’est pas d’amour ou de culture, mais de la nécessité de survivre face à des dangers naturels : l’homme a été longtemps « le plus menacé des animaux ». Peut-être Nietzsche fait-il allusion au fait que l’homme a naturellement peu de moyens pour se défendre contre le froid, la chaleur et les autres animaux : il n’a pas d’ailes, de griffes, de cornes, de peau dure, de fourrure épaisse, et il n’est pas le plus rapide à la course. En tout cas, l’homme n’est pas seulement un prédateur : il est aussi une proie pour d’autres animaux. S’il avait été solitaire comme beaucoup de bêtes de proie, il n’aurait pas eu besoin d’entrer en contact avec ses semblables. La principale force de l’être humain, pour se protéger contre les dangers naturels, c’est sa capacité à former des sociétés bien organisées, où chacun travaille en lien avec les autres pour satisfaire les besoins individuels et collectifs. On constate donc que, pour Nietzsche, le développement de la conscience est le résultat d’une nécessité (l’homme ne pouvait pas faire autrement) et d’une nécessité extérieure (il fallait se défendre contre des dangers mortels). Autrement dit, la liberté n’a pas grand-chose à voir avec le développement de la conscience: ce n’est pas pour affirmer ma liberté de « sujet », pour prendre des décisions en toute indépendance, que je prends conscience de moi, mais pour satisfaire des besoins qui m’ont été imposés par la nature. Encore une fois, Nietzsche se démarque radicalement de tout un courant philosophique qui associe la conscience à la liberté, et dont Descartes est l’une des figures les plus importantes.
Reste à comprendre en quoi la conscience était nécessaire à l’union des hommes contre les dangers qui menaçaient leur vie. Pour expliquer cela Nietzsche met en lien la prise de conscience et le fait d’exprimer à autrui ses sentiments, ses besoins et ses pensées. Pour pouvoir extérioriser cela, à l’aide du langage, il faut que l’esprit prenne une certaine distance par rapport à ce qui se passe en lui. Si je suis conscient que j’ai faim, par exemple, je ne me contente pas de vivre ma sensation de faim. Je prends une distance par rapport à elle. Elle devient ainsi objet de ma conscience, et je suis capable de l’associer à une chose extérieure à moi : un mot, c’est-à-dire un ensemble de sonorités qui est porteur d’une certaine signification ou/et d’un certain sentiment. Il faut donc, pour qu’autrui puisse savoir quels sont mes besoins – et m’aider à les satisfaire – que je puisse moi-même savoir cela. La conscience est donc, non pas une fin en soi, mais un moyen indispensable à l’apparition du langage, qui est lui-même un outil nécessaire à la survie du groupe.
C’est peut-être la raison pour laquelle Nietzsche met des guillemets au verbe savoir et au mot conscience : « il fallait qu’il eût une « conscience », qu’il « sût » lui-même ce qui lui manquait, qu’il « sût » ce qu’il sentait, qu’il « sût » ce qu’il pensait ». Nous avons l’habitude de définir la conscience comme un savoir. En français, le mot conscience a la même origine que science. Et l’expression prendre conscience est synonyme de prendre connaissance. En allemand, langue originale de ce texte, il y a également un lien entre les deux notions. Le mot Bewusstsein (conscience) a en effet la même origine que wissen (savoir). Or, comme nous l’avons dit plus haut, la conscience n’est la plupart d’un temps qu’un savoir non scientifique, mêlé d’erreurs et d’illusions. Ce fait s’explique assez bien grâce au texte de Nietzsche : le but de la conscience de soi n’est pas de connaître méthodiquement, en profondeur, comme pourrait le faire un scientifique ou un philosophe. Il s’agit simplement, pour l’être humain, d’exprimer à autrui une petite partie de sa vie intérieure, celle qui concerne ses besoins.
Nietzsche, en effet, est persuadé que la conscience n’est qu’une activité périphérique, superficielle, qui est loin de donner à l’être humain une connaissance complète de ce qui se passe en lui. Il va même jusqu’à dire que la plus grande partie de notre pensée est inconsciente, et que l’être humain pense constamment – mais inconsciemment – comme tous les êtres vivants. Il y a là au moins deux paradoxes. D’abord, on a un peu de mal à comprendre ce que pourrait être une pensée inconsciente. Par définition, une telle pensée ne peut pas être observée directement par notre conscience. On peut même aller jusqu’à douter de son existence. En effet, comment peut-on avoir conscience – comme Nietzsche prétend le faire – de l’existence d’une pensée inconsciente ? C’est pour le moins étonnant. Le deuxième paradoxe consiste à attribuer une pensée à tous les êtres vivants, de l’animal le plus complexe aux bactéries, en passant par les animaux les plus simples, mais aussi les plantes et les champignons. On le voit, la conception nietzschéenne de l’inconscient est sans doute assez différent de celle de Freud. Ce dernier parle toujours de l’inconscient humain, un inconscient qui a certes une origine naturelle mais qui a été profondément modifié par l’éducation et la culture. Nietzsche parle d’autre chose : il associe la pensée à la vie biologique. Peut-être fait-il un lien entre la pensée et l’organisation d’un corps vivant. Quand on observe un être vivant, en effet, on est frappé par le fait que ses différentes parties n’agissent pas au hasard. Elles se coordonnent les unes aux autres de manière harmonieuse, comme si tout était organisé (d’où le terme d’organisme) par une intelligence, selon un certain plan. Il est donc tentant d’attribuer une pensée aux êtres vivants. Mais c’est une pensée qui, la plupart du temps, ne s’extériorise pas, et n’a donc pas à prendre du recul par rapport à soi-même : elle ne fait qu’un avec l’action même de vivre.
Il nous faut maintenant expliquer une thèse à la fois très intéressante et très mystérieuse : pour Nietzsche, la pensée consciente est non seulement une petite partie de la pensée totale d’un être humain, mais c’est la partie « la plus superficielle », et même « la plus mauvaise ». Que faut-il entendre par ces mots ? Nietzsche veut-il dire que la conscience pourrait être nuisible à l’être humain? Non : on a vu au contraire qu’elle a permis la survie de l’espèce ! Seul le contexte peut nous aider à y voir plus clair. Regardons ce qui précède ce passage difficile. On a vu que Nietzsche explique l’origine de la conscience par la nécessité que l’homme a eu d’exprimer ses besoins à ses semblables. Or, le besoin est le sentiment d’un manque. Si je demande de l’aide à autrui, c’est qu’il me manque quelque chose pour survivre ou pour être en bonne santé. Le langage et la conscience ne servent donc pas à révéler la richesse intérieure d’un être vivant, mais plutôt ses faiblesses, ses défauts. C’est en ce sens que la pensée consciente est superficielle et mauvaise : elle ne nous fait connaître que les aspects les moins intéressants, les moins dignes d’admiration d’un être humain. Regardons maintenant la suite du texte. Nietzsche justifie sa thèse ainsi : « car il n’y a que cette pensée qui s’exprime en paroles, c’est-à-dire en signes d’échanges ». La pensée consciente, c’est celle qui peut être exprimée par des mots, qui sont des « signes d’échanges », des signes permettant à des individus appartenant à une même communauté de se comprendre. C’est la raison pour laquelle aucune langue ne peut être purement personnelle : les règles de grammaire et la signification des mots doivent être communes et connues de tout le monde, sans quoi aucune communication ne serait possible. Il en résulte que la pensée consciente est une pensée commune, dans les deux sens du terme : elle peut être comprise par tous, mais elle est aussi banale, sans originalité. Nietzsche semble suggérer que les productions les plus admirables de l’être humain sont le fruit d’une pensée inconsciente. On peut penser ici aux œuvres d’art, qui témoignent d’une pensée mais – sauf dans le cas de la littérature – n’expriment pas cette pensée par des mots. Ni les artistes ni leurs admirateurs ne seraient capables de décrire précisément la beauté ou la grandeur d’une œuvre d’art. Ils sentent qu’il y a là quelque chose d’admirable, mais sans avoir conscience de la nature de ce quelque chose.
Après avoir ainsi mis en rapport la conscience et le langage, Nietzsche peut revenir à son propos initial : la fonction de la conscience – à l’origine – est de permettre la communication avec autrui. On pourrait ici faire une objection au raisonnement de Nietzsche. En admettant qu’il ait raison sur l’origine de la conscience, comment peut-il en déduire une définition censée valoir toujours aujourd’hui ? Au début du texte, il écrit bien « La conscience n’est qu’un réseau de communication entre les hommes » et non « La conscience a longtemps été un simple réseau de communication entre les hommes ». Maintenant que l’homme a cessé d’être « le plus menacé des animaux », ne peut-il tourner sa conscience vers des buts qui n’ont plus de rapport direct avec la survie : la connaissance de soi, la connaissance du monde, la paix intérieure ? La science, la philosophie ou la méditation ne sont-elles pas des formes de conscience bien différentes de celles dont parle Nietzsche ? N’impliquent-elles pas un certain isolement – au moins provisoire – et un combat contre l’influence des préjugés sociaux ? Par ailleurs, on peut faire remarquer que Nietzsche a une pensée originale dont il a conscience, puisqu’elle s’exprime à travers des mots. N’est-ce pas la preuve que la pensée consciente peut être profonde et bonne, contrairement à ce que dit le texte ? Il est probable que Nietzsche, s’il vivait encore, ne serait pas troublé par ces objections. Il pourrait répondre, par exemple, que sa thèse ne vaut que pour la pensée ordinaire, celle qui ne prend pas la peine de critiquer les préjugés collectifs et la langue dans laquelle elle s’exprime. Il pourrait dire aussi que même les plus grands savants et les plus grands philosophes ont des besoins vitaux à satisfaire, ce qui peut orienter à leur insu leur conscience, et les détourner de l’étude de l’inconscient.
[Conclusion]
L’intérêt de ce texte est donc de nous inciter à mettre en question nos préjugés concernant notre conscience. Nous avons l’impression que notre conscience constitue l’essentiel de notre pensée, et qu’elle fait de nous des sujets libres et responsables. En présentant la conscience comme un simple « réseau de communication », Nietzsche nous aide à découvrir tous les liens qui nous relient à autrui et nous rendent dépendants à l’égard de la société. Il nous donne également le désir de découvrir ce qu’il y a de plus beau, de plus riche, de plus original dans notre vie, et dont nous n’avons généralement aucune conscience.
source :
L'oiseau de Minerve, Weebly, 2017.
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I. INTRODUCTION.
La tradition philosophique réfléchissant sur l'homme définit la conscience comme la capacité de savoir ce qui se passe en nous et hors de nous. De ce fait, elle institue la conscience, la forme la plus haute de l'activité psychique en tant que manifestation de l'âme, le lieu de la pensée. A ce titre, la pensée se prenant elle-même pour objet serait donc l'apanage exclusif de l'homme. Mais cela est-il certain ? Dans ce texte, Nietzsche ne se contente pas de chercher à savoir ce qu'est la conscience (question de l'essence) mais encore de savoir d'où elle vient (question de la genèse). Quelle est l'origine de la conscience ? Cette question de la généalogie de la conscience est radicale car elle conduit Nietzsche à renverser ainsi toute la tradition philosophique.
Nietzsche, en effet, affirme la primauté d'une pensée inconsciente qui est l'expression du corps, de l'organisme tout entier.
" La conscience n'est en somme qu'un réseau de liens entre les hommes' qui permet à chaque homme d'identifier ses besoins fondamentaux (exigences de la vie du corps) en vue de les exprimer pour lui-même et de les communiquer à ses semblables. Loin d'être
le tout de la vie psychique, ni l'expression d'une âme spécifique à l'homme, la conscience ne semble plus qu’un épiphénomène ou reflet du corps.
Il. PLAN / ARGUMENTATION.
1. Caractéristique de la conscience.
La conscience n'est en somme qu'un réseau de liens entre les hommes".
= définition minimaliste / restrictive de la conscience : partie de la pensée qui peut s'échanger, se communiquer à autrui (idées, sentiments, sensations, émotions, informations).
= la conscience comme produit de la vie en société (ce qui rend possible le lien social). expression d'un moi, être singulier déjà constitué (indépendante de toute vie sociale).
2. Origine de la conscience.
a) origine de la conscience le résultat d'une terrible nécessité qui a longtemps dominé l'homme"
= Faiblesse naturelle et originelle de l'homme : situation réelle de tout être vivant (l'homme = "l'animal le plus menacé"). Primauté de la vie physique (CORPS) = (homme = animal).
= besoin : "il avait besoin de son semblable" (aide / protection / détresse) = exigences de la vie du corps.
b) conditions de son émergence : vie en société. Nécessité de savoir identifier / formuler / tirer au clair les besoins ( = être conscient). = Définition inédite, originale de la conscience = expression claire/ extériorisation d'une pensée inconsciente qui est l'expression du corps, de l'organisme tout entier.
"il avait tout d'abord besoin de la conscience, donc même pour "savoir" lui-même ce qui lui manquait, pour “savoir" ce qu'il sentait, pour "savoir" ce qu'il pensait".
= La pensée est l'ensemble de l'activité psychique de tout être vivant = Perception, sentiment, expression de la vie biologique.
Différence homme / animal = La réponse apportée aux besoins est l'instinct chez l'animal et la conscience chez l'homme.
3. Conclusion générale.
a) La pensée consciente n'est pas toute la vie psychique : ne correspond qu'à cette partie de l'activité psychique qui se développe dans la vie en société.
"la pensée qui devient consciente ne représente que la partie la plus infime, disons la plus superficielle, la plus médiocre, de tout ce qu'il pense"
- origine de la conscience : vie du corps. (enracinement dans la vie biologique).
- conditions de son émergence : vie en société.
b) modalités de son développement : le langage articulé, càd la création et l'usage de signes conventionnels dotés de signification qui servent à exprimer et à communiquer des sentiments et des idées à autrui.
"il n'y a que cette pensée qui s'exprime en paroles, c'est-à-dire en signes de communication, ce qui révèle l'origine même de la conscience".
- La pensée (activité psychique) n' est pas le propre de l'homme, mais le fait de "toute créature vivante". En revanche, seul est dans la nécessité d'en formuler une partie pour communiquer / échanger avec ses semblables pour VIVRE.
III.. INTÉRET PHILOSOPHIQUE.
Critique et renversement de l'anthropologie philosophique classique (= les illusions de la conscience).
1. La conscience n'est pas l'expression d'une âme ou substance pensante. Elle n'est pas l’expression de toute la vie psychique dans son ensemble en tant qu'acte même de la pensée. Cf. le Cogito de Descartes : "Je suis une chose qui pense, càd qui doute, qui affirme, qui nie, qui connaît peu de choses, en ignore beaucoup, qui aime, qui hait, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent. (Descartes, Méditations. Métaphysiques, 3ème).
2. La pensée n'est pas synonyme de conscience. Nietzsche admet l'idée d'une pensée inconsciente : toutes les formations organiques participent au penser, au sentir, au vouloir. Freud en découvrant l'existence d'un inconscient psychique confirmera cette idée de Nietzsche selon laquelle "la pensée qui devient consciente ne représente que la partie la plus infime, disons la plus superficielle de tout ce qu'il pense" : la pensée claire et consciente n'est qu'une partie (image de l'iceberg = les désirs refoulés dans l' inconscient sont l' expression de puisions, instincts profonds qu'ignore la conscience claire. Ils cherchent à se manifester par des voies détournées rêves, lapsus, actes manqués, mots d'esprit,; symptômes névrotiques...) # Descartes : "Par le mot de pensée, j'entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l'apercevons immédiatement par nous-mêmes", Principes de la Philosophie, 1.
3. - La conscience n'est pas préexistante à la vie en -société. - La conscience est un produit social (Marx). "Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie; c'est la vie qui détermine la conscience." (Idéologie allemande) La conscience n'est qu'un reflet des conditions historiques (sociales et économiques) dans lesquelles l'individu vit. (idées, pensées, idéologie = conditionnement intellectuel et social.
- Elle est une instance de compromis dans la constitution de la personnalité (Freud) : le moi s'efforce de concilier les exigences pulsionnelles du ça (principe de plaisir) et les exigences de la vie sociale : le Surmoi (principe de réalité).
source :
http://philo52.com/file/nietzsche_conscience_explication.doc
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