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Le Je & le Moi : Nietzsche, "Par‑delà Bien et Mal", 1886 - Bac blanc du lycée naval de Brest, novembre 2024.

Publié le 24 Décembre 2024, 08:16am

Catégories : #Philo (textes - corrigés)

Le Je & le Moi :  Nietzsche, "Par‑delà Bien et Mal", 1886 - Bac blanc du lycée naval de Brest, novembre 2024.

En ce qui concerne la superstition du logicien, je ne me lasserai pas de souligner un petit fait bref que ces superstitieux répugnent à avouer, à savoir qu’une pensée vient quand elle veut, et non quand « je » veux ; c’est donc falsifier les faits que de dire : le sujet « je » est la condition du prédicat (1) « pense ». Quelque chose pense, mais que ce quelque chose soit précisément l’antique et fameux « je », ce n’est à tout le moins qu’une supposition, une allégation, ce n’est surtout pas une « certitude immédiate ». Enfin, c’est déjà trop dire que d’avancer qu’il y a quelque chose qui pense : déjà ce « quelque chose » comporte une interprétation du processus et ne fait pas partie du processus lui‑même. On déduit ici, selon la routine grammaticale : « penser est une action, or toute action suppose un sujet agissant, donc… » C’est par un syllogisme analogue que l’ancien atomisme ajoutait à la force agissante ce petit grumeau de matière qui en serait le siège et à partir duquel elle agirait : l’atome ; des esprits plus rigoureux ont enfin appris à se passer de ce « résidu de la terre », et peut‑être les logiciens eux aussi s’habitueront‑ils un jour à se passer de ce petit « quelque chose», qu’a laissé en s’évaporant le brave vieux « moi ».

Friedrich Nietzsche, Par‑delà bien et mal, 1886, aphorisme 17.

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.


note :
(1) Le prédicat est une fonction syntaxique. Il est l’un des deux constituants obligatoires de la phrase de base, avec le sujet. Il désigne ce qu’on dit à propos du sujet.

 

Lire notre dossier "Nietzsche et la conscience" ("Par‑delà bien et mal" / "Humain, trop humain")

 

Proposition de traitement par Mr Nicodème Salette, T2, lycée naval de Brest, novembre 2024 : 

 

Alors que les Hommes, et plus particulièrement les philosophes, s’interrogeaient depuis des siècles sur la subjectivité des individus et la localisation de leur conscience, René Descartes, philosophe français, va développer dans ses ouvrages du milieu du XVIIème siècle (Discours de la Méthode, 1637 et Méditations Métaphysiques, 1641) une nouvelle position, fondée sur le rationalisme et le cogito [qui induit que l’Homme est car il pense, et est ainsi un être pensant]. Il défend que la conscience de l’Homme se trouve dans son esprit et que c’est ce dernier qui, libéré de sens trompeurs, agit. Cette position arrêtée, considérée comme une nouvelle base pour la philosophie moderne, va susciter des contestations et oppositions.
C’est ainsi qu’en 1886, Friedrich Nietzsche, philosophe allemand, publie Par-delà Bien et Mal, dont l’extrait présent fait partie, au sein de l’aphorisme 17. Cet extrait traite de la subjectivité de l’Homme, et plus particulièrement de la localisation de sa conscience. Nietzsche se demande donc ce qui pense dans le corps humain, si quelque chose pense. Au long de cet extrait, il va défendre la thèse que ce n’est ni le « je » ni le « moi » qui pense dans le corps humain, et que l’on ne peut savoir si quelque chose pense en nous.

Ainsi, où se trouve la conscience humaine, si elle existe ? Quel organe et quel procédé dirigent les pensées et actions de l’Homme ? Ce dernier est-il seulement maître de lui-même et en pleine possession de ses capacités, ou une influence extérieure peut-elle les impacter ? Grâce à ce texte, il est légitime de nous questionner sur ce qui pense en l’Homme, s’il pense.
[Trois temps principaux se dégagent de cet extrait de Nietzsche.] Premièrement, du début du texte jusqu’à « immédiate. » à la ligne 6, l’auteur soutient que ce n’est pas l’Homme qui contrôle ses pensées, et que ce n’est donc pas le « je » qui pense. Ensuite, d’ « Enfin » à la ligne 6 jusqu’à « donc… » à la ligne 9, il souligne que nous ne sommes pas certains que quelque chose pense en nous. Enfin, dans une troisième partie, de « C’est par » à la ligne 9 jusqu’à la fin du texte, il compare le « moi » et « quelque chose » à un atome guidant faussement les forces agissantes dans certaines représentations.
L’étude de ce texte de Nietzsche nous amène-t-elle donc à prendre pleinement conscience de nos actes, de notre conscience et de notre fonctionnement interne jusqu’à nous reconnaître pleinement comme sujet, [être conscient et] pensant, et ainsi parvenir à déterminer l’origine de nos pensées, ou au contraire à découvrir que les pensées sont d’origine externe ou incontrôlable, et que nous sommes soumis au déterminisme ?

 

Premièrement, du début du texte jusqu’à « immédiate » à la ligne 6, Nietzsche soutient que ce n’est pas l’Homme qui contrôle ses pensées, et donc que ce n’est pas le « je » qui pense
Dans la première phrase de cette partie, allant de la ligne 1 au début de la 4, Nietzsche va souligner le caractère falsifié de l’affirmation « je pense », car pour lui, contrairement à la pensée des « logiciens » soit des rationalistes, menés par la logique de Descartes [et soutenant que l’être maîtrise pleinement ses pensées via une conscience indépendante et autosuffisante], les pensées humaines font des apparitions spontanées et incontrôlables, et ne sont pas guidées par notre volonté. Il est donc impossible, selon Nietzsche, de planifier nos pensées ou de les restreindre par le « je », la pensée étant extérieure à la volonté. Pour émettre ce premier point et cette position en contradiction avec les rationalistes reconnaissant une prétendue domination totale de l’intellect, l’auteur va attaquer ces « logiciens » en considérant leurs thèses respectives comme « superstition », [soit fondées sur des croyances non justifiées et irrationnelles], et s’appuyer sur un registre assez critique et péjoratif. Il souligne le caractère erroné des affirmations de ces derniers et pose sa nouvelle thèse sur une contradiction totale avec celle des logiciens.
En soulignant que le sujet « je » n’est pas le maître des pensées, et ainsi des actions humaines, Nietzsche tente de montrer l’erreur dans laquelle les rationalistes se trouvent depuis deux siècles et l’apparition de la logique cartésienne. Cette phrase pose problème car elle vient rompre l’héritage de Descartes, pourtant considéré comme le père de la philosophie moderne, et remet en cause tout le fonctionnement corporel considéré en ces temps, [basé sur le dualisme cartésien]. Un autre auteur, quelques années auparavant, avait émis la même thèse : il s’agit d’Arthur Rimbaud, qui dans ses lettres à Georges Izambard de 1871, écrivait déjà : « C’est faux de dire je pense, on devrait dire on me pense. » car « je est un autre ». Arthur Rimbaud soutenait donc déjà que le « je » et la volonté humaine n’étaient pas maîtres des pensées, et que l’Homme pouvait être gouverné par autre chose que son esprit.

Dans un second temps de cette première partie, avec la seconde phrase débutant à « quelque chose » à la ligne 4 et se terminant à « immédiate » à la ligne 6, Nietzsche va continuer de développer le caractère erroné de l’affirmation « je pense », et va plutôt préférer dire « quelque chose pense ». Ce quelque chose, n’étant pas l’esprit ou la volonté, est pour l’auteur le moi supérieur, une sorte de moi profond, distant et incontrôlable, qui peut être une forme d’instinct, et qui guide les pensées et ainsi les actions de manière totalement indépendante et hermétique. Chaque individu serait doté d’un moi supérieur unique, le guidant et l’influant. [Cette hypothèse est en partie plausible, et viendrait expliquer nombre d’actions humaines]. Pour soutenir cette position du « quelque chose pense » au sein du corps humain, Nietzsche continue de réfuter le « fameux je » censé guider les pensées selon les rationalistes. Il use toujours de termes péjoratifs pour souligner le côté archaïque de cette position, et attaque même directement, avec le « certitude immédiate » entre guillemets dans le texte, le cogito de Descartes, en montrant que le « je pense » n’est qu’une « supposition » et non pas l’essence de l’Homme s’éprouvant dès qu’on la pense, comme le soutiennent pourtant les logiciens par leur méthode.
Nietzsche fait ainsi émerger une alternative au « je » par « quelque chose », qui se base sur le moi supérieur et l’instinct humain, soit également les pulsions humaines, [véritables forces poussant le sujet à des actions pour soulager une tension] et incontrôlables par le « je ». L’auteur achève donc dans cette phrase de supprimer totalement le caractère pensant du « je » et de l’esprit humain, et rompt totalement avec les positions qui lui étaient contemporaines. Rimbaud, lorsqu’il souligne en 1871 qu’« on me pense », en appelle lui aussi au moi supérieur enfoui dans l’être humain, qui le guiderait, tel un instinct et lui aurait permis de devenir poète alors que rien dans son esprit ne lui indiquait cette vocation.

 

Dans une deuxième partie, d’ « Enfin » à la ligne 6 jusqu’à « donc… » à la ligne 9, Nietzsche va souligner que nous ne sommes pas certains que quelque chose pense en nous
Ainsi, dans une première phrase, du « Enfin » de la ligne 6 jusqu’à la fin de la ligne 7, il va soutenir qu’il est déjà assez conséquent de prétendre que « quelque chose » pense en nous. En effet pour l’auteur, dire que « quelque chose », quel qu’il soit, pense au sein de l’être humain est une interprétation du processus de pensée et d’action. Cette interprétation tend à intérioriser l’origine des pensées guidant les actions, alors que rien ne le prouve pourtant. Il est ainsi possible que l’origine des pensées humaines soit à l’extérieur du corps humain, et que la conscience propre à chaque individu se situe donc dans la société ou dans les relations avec autrui. Nietzsche remarque donc ici, ou au moins laisse penser, que la conscience pourrait être externe au corps, et donc conditionnée par la société [et que l’individu serait ainsi dépourvu de conscience propre].
Il est en effet envisageable qu’un homme vivant en solitude totale n’aurait pas eu besoin de conscience, mais que cette dernière eût été créée par la société pour distinguer le bien du mal et guider les rapports entre les Hommes se côtoyan [ ce qui pourrait être une thèse de Nietzsche dans ce texte portant le titre Par-delà Bien et Mal ]. La conscience serait donc externe au for intérieur du sujet et la société contrôlerait les actions humaines, [et ainsi la totalité des individus la composant]. Pour émettre cette idée, Nietzsche souligne que l’interprétation donnée fréquemment au processus de la pensée et de l’action humaine peut être fausse car la possibilité que l’influence sur ces derniers soit externe au sujet est souvent négligée. L’auteur remet ainsi en cause le solipsisme de Descartes, dans lequel l’esprit primerait sur la matière et pourrait s’autosuffire en étant isolé du monde et d’autrui, solipsisme venant du latin sole ipse, seul avec soi-même, car la société pourrait formater la conscience et guider les pensées humaines, comme il le laisse entendre. Plusieurs auteurs le rejoignent sur ce point, comme Sartre dans l’Être et le néant en 1943 qui évoque le cas d’un serveur adoptant des qualités extérieures et jouant un rôle en laissant guider ses actions et pensées par la société, ou alors Christian Bobin qui, dans Les ruines du ciel en 1993, souligne via la phrase « Chacun du fond du puits de son âme attend qu’un visage se penche à la margelle » que la conscience de l’Homme et ses pensées sont guidées par la relation qu’il a avec autrui, et sont donc d’origine externe.

Dans la seconde phrase de cette partie, de la ligne 8 jusqu’à « donc… » de la ligne 9, Nietzsche va continuer de développer l’idée émise dans la phrase précédente en démontrant ici encore une fois le [caractère limité et trompeur] des raisonnements cartésiens soutenant que « quelque chose » pense sûrement à l’intérieur du corps humain. Il reprend donc, avec une sorte d’ironie, une phrase type d’un raisonnement cartésien s’appuyant sur la méthode, entre guillemets aux lignes 8 et 9, et démontre que ce syllogisme [pourtant censé être un raisonnement déductif rigoureux caractéristique des cartésiens] est faux car il exclut la possibilité d’une chose pensante externe au corps humain, ou tout simplement inexistante. Nietzsche montre donc qu’en plus de la possibilité que la conscience soit externe au sujet, il est également possible qu’elle soit seulement une idée et n’existe pas, étant une fausse représentation du fonctionnement humain.
L’Homme serait alors soumis au déterminisme, et n’aurait ainsi aucun contrôle sur ses pensées et actions qui suivraient un ordre précis et immuable [en étant liées à des évènements antérieurs]. Cela impliquerait alors que l’Homme ne soit pas responsable de ses actes, n’ait pas à répondre de ses faits et ne puisse influer sur ses pensées, étant juste une sorte de programme [ce qui remettrait en cause les notions de justice et de morale dans nos sociétés et se réfèrerait encore au titre de l’ouvrage dont l’extrait étudié est issu]. L’Homme ne serait donc pas un être pensant, et il serait inutile d’étudier ses mécaniques de réflexion car elles lui seraient étrangères. Cette théorie évoquée par Nietzsche, qui la laisse seulement apercevoir pour contester la logique cartésienne, est peu partagée par d’autres auteurs, aussi bien contemporains à Nietzsche qu’actuels, mais n’en demeure pas moins une thèse envisageable [et capable de bouleverser nos représentations et sociétés], alors qu’elle était courante dans l’Antiquité, principalement en Grèce.

 

Enfin, dans une troisième partie, de « C’est par » à la ligne 9 jusqu’à la fin du texte, Nietzsche compare le « moi » et le « quelque chose » censés guider les pensées et actions humaines à un atome guidant les forces agissantes dans la nature
Dans la seule phrase de cette dernière partie, Nietzsche va donc comparer l’usage qu’on fait les atomistes et scientifiques de l’atome pour guider les forces agissantes, usage révolu à la parution du texte, à celui du « moi » et du « quelque chose » par les philosophes pour cerner les origines des pensées humaines, usage appelé lui aussi à devenir dépassé pour l’auteur. Il fait donc référence par « l’ancien atomiste » (l.9) à Démocrite, ayant théorisé dès l’Antiquité les « atomoi », plus petites portions de matière qui en s’assemblant étaient le fondement de toute entité ou de toute force. Nietzsche relate que Démocrite a développé ce constat et cette pensée sur un raisonnement semblable à celui des cartésiens par rapport à la nature pensante de l’Homme, et donc en partie erroné et présentant des failles. Ce syllogisme engendrant la reconnaissance des atomes ayant été rejeté par des « esprits rigoureux » (l.11), l’auteur appelle à en faire de même avec le syllogisme cartésien jetant les fondements de la conscience, qu’il considère faux.
Il use à nouveau d’un registre péjoratif pour qualifier à la fois les atomes (« résidus de la terre » à la ligne 11) dans le syllogisme de Démocrite et le « quelque chose » (« petit » à la ligne 12) du syllogisme cartésien sur la conscience. Nietzsche exhorte ainsi les logiciens par cette comparaison à se passer de leur vision dépassée, selon lui, de la conscience humaine qui se trouverait exclusivement au sein de l’Homme dans son esprit, et à étudier de nouvelles possibilités comme le moi supérieur, une conscience guidée par la société ou même inexistante. La science étant toujours en recherche et en évolution, l’auteur invite donc les rationalistes purs à abandonner leurs positions fixes. Néanmoins, bien que cette comparaison avec les atomes soit intéressante et illustre pertinemment la volonté de Nietzsche, elle perdra de son sens durant les décennies suivant la parution de Par-delà bien et Mal, car les atomes seront reconnus comme l’élément fondateur et central de la physique-chimie, exerçant réellement les forces agissantes dans la nature [grâce à l’avancée des technologies scientifiques et la parution d’ouvrages dédiés à cette recherche].

 

Ainsi, tout au long de cet extrait, Nietzsche passe en revue les possibilités d’origines de la pensée humaine, si elle existe, en contestant de manière virulente les positions cartésiennes sur ce sujet, qu’il juge erronées. Il va donc d’abord souligner que l’Homme ne contrôle pas ses pensées par le « je », ce qui révèle la possibilité d’existence d’un moi supérieur les guidant tel un instinct, puis il va ensuite relever que nous n’avons pas la certitude d’une chose pensante en l’Homme, ce qui implique que la pensée peut être soit guidée par la société et d’origine externe à l’Homme soit inexistante, les êtres humains suivant alors le déterminisme. Enfin, par une comparaison entre le « moi » et le « quelque chose » guidant les pensées à des atomes guidant des forces, il va appeler les logiciens à abandonner leurs faux raisonnements et positions archaïques pour évoluer vers de nouvelles thèses.
Nietzsche, via ce texte, n’affirme donc pas la certitude d’un Homme pensant, mais pose que, si « quelque chose » pensait bien, il pourrait tout autant s’agir d’un instinct incontrôlable interne à l’Homme que d’une conscience externe au corps et menée par la société et ses normes.
Quelques années plus tard, Freud, un autre philosophe allemand, ira plus loin en soulignant que les pensées humaines peuvent également résulter de l’inconscient, soit des rêves par exemple, et être totalement étrangères à la volonté humaine.

 

 

Proposition de traitement par Mlle Guénola Delaveau, T2, lycée naval de Brest, novembre 2024 :

 

De nombreux philosophes s'accordent pour dire que la pensée est une capacité qui place l' Homme au-dessus du reste de la nature. Mais au-delà de cette quasi certitude apparaissent de nombreuses questions qui opposent les philosophes ; ils sont nombreux à s’être interrogés sur la nature de la pensée, sa place dans notre essence. Friedrich Nietzsche, dans l’aphorisme 17 de Par-delà Bien et Mal écrit en 1886, présente ainsi sa vision de la pensée par rapport au sujet. Pour lui, le "je" est indépendant du "pense" et il sinterroge donc sur lexistence d’un possible sujet de ce verbe. En effet, si la pensée est ce qui permet à l’ Homme de réfléchir, de se réfléchir, elle devrait ainsi être liée au sujet et faire partie intégralement de lHomme en étant liée au "je".
Mais lauteur affirme bien la dissociation des deux et montre même que la pensée est indépendante de tout sujet, quelle ne dépend que d’elle-même. Si la pensée qui définit l’Homme nest pas liée au "je", à quoi alors est-elle liée ? Si la pensée est indépendante du sujet, sommes-nous maîtres de ce que nous pensons ? Y a-t-il du dissociable dans le semblable ? Sommes-nous un ou deux ? Sommes-nous ?

Face à toutes ces questions, lauteur affirme de la ligne 1 à la ligne 4 (« en ce qui "pense" ») que la pensée est indépendante du "je". Il cherche ensuite à trouver le sujet de la pensée de la ligne à la ligne 9 (« Quelque chose … donc ») et finit par en déduire que la pensée se suffit à elle-même et quelle na aucun sujet de la ligne 9 à la ligne 13 (« Cest par "moi" »).

 

 

Nietzsche commence par sopposer à de nombreux philosophes en dissociant le sujet de la pensée

« En ce qui concerne la superstition du logicien, je ne me lasserai pas de souligner un petit fait bref que ces superstitieux répugnent à avouer » (l.1 à 3) :  lauteur soppose à des philosophes quil appelle "superstitieux". Il veut ainsi mettre laccent sur la naïveté de ces philosophes et leur tendance à croire trop vite ce quon leur dit, sans pousser le raisonnement afin de vérifier les dires. Nietzsche veut donc se démarquer de tous ces philosophes et autres érudits en ayant une pensée contraire et un raisonnement approfondi. Il est donc persuadé de la vérité de ce quil affirme et il pose : « je ne me lasserai pas de le souligner » (l.1). Il na donc aucun souci à répéter ce quil pense afin de faire changer d’avis tous ces « superstitieux ».
Il sapprête donc à démontrer « un petit fait bref » (l.1). Malgré sa petite « taille», cela semble être la source dun conflit entre philosophes, avec certains qui « répugnent à [l’] avouer » (l.2) et d’autres, comme Nietzsche, qui sont prêts à y consacrer de nombreuses heures pour le démontrer. Ainsi, quel est donc ce « petit fait bref » de la ligne 1, auquel certains accordent tant dimportance ?

Le cœur de la discussion de Nietzsche est la « pensée » (l.2). La pensée est une action caractéristique de lHomme qui lui permet danalyser le milieu, de se représenter ce qui est abstrait, de réfléchir et de se définir. Elle est au centre de la nature de lHomme. Selon Nietzsche, elle « vient quand elle veut » (l.2). Il établit ainsi que la pensée n’est pas un phénomène constant. En effet, lorsque nous sommes distraits ou fatigués, par exemple, il peut nous arriver de « déconnecter » et d’omettre certains détails de la réalité. Nietzsche affirme que ce va-et-vient dans la pensée n’est pas dirigé par le "je" : « une pensée vient quand elle veut, et non pas quand je veux » (l.23). La pensée est donc maîtresse de ses actions et ne dépend pas du "je".
L
auteur affirme ainsi que la pensée est dissociable du "je" et quelle suffit à elle-même. La pensée de Nietzsche soppose en ce sens à celle de Descartes. En effet, quand Descartes énonce « cogito ergo sum » dans le Discours de la méthode (1637), il marque le lien qui unit ces deux éléments primordiaux de lessence de lHomme. Par le « doute méthodique », Descartes est arrivé à remettre tout en question afin de trouver la vérité. Et il en a conclu que s’il pouvait penser, cest donc qu’il était. Pour Descartes, l’existence du "je" est donc permise grâce à la pensée et les deux sont liés, contrairement à Nietzsche.

Pour Nietzsche, « c’est donc falsifier les faits que de dire : le sujet "je" et la condition du prédicat "pense"» (ll.3-4). Il déclare ainsi que les dires de certains philosophes comme Descartes vont à l’encontre de la réalité. Selon lui, la dissociation du "je" et du "pense" est prouvée par des faits, et ce serait donc absurde de sy opposer. Quand il dit « falsifier les faits », il affirme que les philosophes « superstitieux » mentent aux autres et à eux-mêmes sur la nature de la pensée et du "je". Mais dans une phrase, il faut un constituant obligatoire, un sujet, pour être la condition du prédicat. La pensée ne dépend donc pas du "je", mais dun autre sujet.

 

 

Nietzsche va ainsi tenter de trouver quel est le sujet de "pense"

Il admet tout dabord que « quelque chose pense » 'l.4). Il y a donc un sujet qui dirige la pensée. Et ce sujet, ce nest pas « l’antique et fameux "je" » (l.4). Si, pendant longtemps, de nombreux philosophes ont pensé que le "je" gouvernait la pensée, c’est pour Nietzsche désormais de lordre du passé. Il ne délaisse pas complètement le "je" qui reste pour lui « une supposition, une allégation, ce nest surtout pas une "certitude immédiate" » (ll. 5-6). Ainsi, si se demander si le "je" est sujet et maître de la pensée fait partie du raisonnement pour chercher la vérité et lessence de la pensée, et ce serait aller trop vite en besogne que den tirer une conclusion immédiate. Pour Nietzsche, les philosophes « superstitieux » ont admis trop rapidement, et sans vraiment le démontrer, que le "je" pense. Pour arriver à trouver ce qui est à l’origine de la pensée et ainsi définir la nature de la pensée, il faut appliquer un raisonnement complet et abouti. La pensée étant au centre de la définition de lhomme, établir trop rapidement des conclusions sur sa nature et le « quelque chose » qui en est mtre serait destructeur.

Finalement, Nietzsche revient sur ses pas : « c’est détrop dire que davancer quil y a quelque chose qui pense » (l.6). Pour atteindre la vérité, il remet en question ce quil a affirmé ; « déjà ce "quelque chose" comporte une interprétation du processus et ne fait pas partie du processus lui-même » (ll. 6-7). Nietzsche na pas encore assez abouti son raisonnement, pour en tirer une réflexion. Il va donc au-delà de ce quil avait établi avant, en disant que le "je" nest pas sujet du "pense" et que ces notions sont indépendantes. Il suppose ici qu’il n’y a même pas de « quelque chose » qui est sujet de la pensée. La pensée n’a donc pas de sujet, se définit elle-même et agit par elle-même.

« On en déduit ici, selon la routine grammaticale : « penser est une action, or toute action suppose un sujet agissant, donc… ». » (ll .8-9) : Nietzsche définit ici la nature de la pensée en lui donnant un sens concret. Pour parfaire son raisonnement, son processus pour atteindre la vérité, il retourne à la source de la pensée en utilisant « la routine grammaticale ». Il établit ici que la pensée a un sujet, et même un « sujet agissant ». Il faut donc que ce sujet soit une action. Il ouvre donc la perspective sur le sujet de la pensée. Et comme « penser est une action, or toute action suppose un sujet agissant » (ll.8-9), la pensée peut être sujet de la pensée. On peut donc penser que Nietzsche arrive enfin au bout de son raisonnement, mais les points de suspension laissent planer le doute.

En remettant en question son raisonnement sans en tirer de conclusions trop hâtives, Nietzsche se place dans la continuité de Pascal. Celui-ci s’est interrogé sur la nature du moi dans les Pensées (1670), ce "je" doté du pouvoir de penser, sans en tirer de réelle conclusion : « Où est donc ce moi s’il n’est ni dans le corps ni dans l’âme ». Il a dissocié le "je" du corps et de l’âme, et Nietzsche va encore plus loin en dissociant le "je" de la pensée.

 

 

De son raisonnement, Nietzsche tire finalement une conclusion : la pensée n’a pas besoin de sujet extérieur et se suffit à elle-même

Pour faire aboutir son raisonnement, Nietzsche utilise un « syllogisme analogue » (l.9). Il compare ce quil veut prouver avec une situation similaire pour montrer l’exactitude de son raisonnement. « Lancien atomiste ajoutait à la force agissante ce petit grumeau de matière qui en serait le siège et à partir duquel elle agirait : l’atome » (ll.9-10). Nietzsche présente ici une vision dépassée et ancienne de lorigine de la force agissante, syllogisme de la vision également dépassée et ancienne du sujet de la pensée. Selon ce raisonnement, la « force agissante », qui est la base de la vie, pend dun atome, de la même manière que la pensée dépendrait du "je" ou de "quelque chose". Nietzsche veut montrer que ce raisonnement, certes logique, est trop "terre à terre". Les philosophes «superstitieux» ne sont pas capables de détacher une notion abstraite, la vie ou la pensée, d’une notion concrète, latome ou "quelque chose".

« Des esprits plus rigoureux ont enfin appris à se passer de ce "résidu de terre", et peut-être les logiciens eux aussi shabiteront-ils un jour à se passer de ce petit "quelque chose" » (ll.11-12) : en nous montrant que des « esprits », grâce à un raisonnement méthodique, ont réussi à séparer la vie de latome, labstrait du concret , il veut inciter les philosophes « superstitieux » à comprendre que la pensée n’est pas liée au "je" ni à quelconque sujet, et qu’elle peut se suffire à elle-même.
Ce raisonnement soppose à celui de Sartre, qui, appartenant au mouvement de lAbsurde, prône, dans L’Être et le Néant (1943), que « Ce n’est pas lessence qui précède l’existence, mais l’existence qui précède l’essence». Il dit ainsi, dans L’Existentialisme est un humanisme (1946), que lHomme est d’abord quelque chose de concret, il vit sa vie, et après seulement il pense, il réfléchit et se réfléchit : « l’Homme existe, se rencontre, surgit dans le monde et il se définit après. ». Sartre va à l’encontre de Nietzsche qui montre la possibilité de séparer l’abstrait du concret sans faire passer lun avant lautre, puisquils ne sont pas liés. Pour Nietzsche, il est possible de définir la pensée et donc lHomme, car elle est au cœur de sa nature, en se passant « de ce petit "quelque chose" » de la  ligne 12.

Nietzsche finit par reprendre son raisonnement pour appuyer son aboutissement final: « se passer de ce petit "quelque chose" qua laissé en s’évaporant, le brave vieux "moi" » (ll.12-13). Nietzsche a commencé son raisonnement en évinçant l’hypothèse que le "moi" est sujet de la pensée et que les deux sont dépendants. Mais il a gardé la possibilité d’un "quelque chose" sujet de cette pensée en concluant que la pensée n’avait pas dautre « sujet agissant » (ll.8-9) quelle et quelle s’auto-suffisait. Ainsi, l’Homme selon Nietzsche est composé d’éléments à part : le corps, le "moi" et la pensée.

 

 

Nietzsche, par un raisonnement clair et poussé, s’opposant pour lui à celui des philosophes « superstitieux », cherche le lien entre la pensée et le sujet. Il affirme premièrement que la pensée n’est pas liée au "je". En effet, elle nest pas constante et elle va et vient parfois indépendamment du "je". Si le "je" nest pas sujet et maître de la pensée, il y a quand même "quelque chose" qui est sujet.
Mais il conclut finalement en affirmant que ce
"quelque chose" est également dissociable de la pensée et que la pensée suffit, contrairement à ce quaffirment certains philosophes comme Descartes. Si le "je" nest pas le sujet de la pensée, ils font tous deux partie de la nature de lHomme. C’est cette essence qui permet à l’Homme d’être majoritairement maître de ses pensées. Mais il y a des moments où la pensée se "déconnecte", où l’Homme nest plus lui-même, et où ses mots dépassent ses pensées, ce qui montre bien qu’il peut y avoir du dissociable dans le semblable.

 

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