« Kein Warum ! »
L’argument de l’éditeur :
“Deux ans après le suicide de sa fille adolescente, une mère très éprouvée fait appel à Osiris, une start-up qui propose de recréer, sous forme d’hologrammes, des personnes décédées. A l’aide de l’Intelligence artificielle, cette jeune société l’accompagne pas à pas dans le processus de reconstitution de sa fille en réalité virtuelle.
Grâce à cette technologie, la mère espère obtenir des réponses aux questions qui l’empêchent d’avancer, et notamment d’accéder aux raisons du suicide. En y consacrant le montant d’un petit héritage, cette mère n’imagine pas à quel point cette initiative va la plonger dans un engrenage d’addiction et bouleverser la vie de sa famille. Elle ne se doute pas non plus qu’en nourrissant l’algorithme avec des traces intimes laissées par sa fille, sa version reconstituée va se retourner contre elle.”
Courte et sobre pièce contemporaine, Rest/e propose de mettre en tension le phénomène de la mort et l’essor, qui ne se dément pas, de l’I.A via les dérives capitalistes de la bien nommée entreprise Osiris, se prétendant à même – contre rémunération et publicité interposée – de restituer (temporairement) aux familles endeuillées leurs chers disparus. Lesquels deviennent aussi, par ce truchement, des disparus « chers » au vu du coût des sessions de technologie funéraire facturées par Osiris. Rappelons que, dans la mythologie égyptienne, dieu de la fécondité, à l’origine, Osiris incarne les puissances de la terre et des plantes. Il meurt et renaît et est une forme du soleil nocturne avant d’incarner le maître du royaume des morts.
C’est donc bien la relation dialectique vie/mort, présence/absence amour/chagrin qu’explorent ces 68 pages en tentant de rendre compte d’un impossible : comment la jeune Aurore, ayant mis fin à ses jours alors qu’elle n’était, comme son prénom l’indique, qu’à « l’aube » de de sa vie, pourrait-elle bien être « reconstituée » à l’identique d’avant le trépas et en quelque sorte « rendue » à une mère n’arrivant en aucun cas à accomplir le travail du deuil et prête, à la différence du père et du frère jumeau (car chaque personne met en avant un rapport spécifique à la perte) , à sombrer dans tous les miroirs aux alouettes, surtout s’ils se parent des fausses vertus de la high tech ?
On retrouve ici des questionnements autrement et beaucoup plus amplement développés dans les ouvrages, chroniqués dans nos colonnes, de Bernard Edelman (Essai sur la vie assassinée. Petite histoire de l’immortalité, 2016), de Don DeLillo (Zéro K, 2017) et de François Jullien (Vivre une seconde vie, Le livre de Poche, 2018). Edelman se demandait, à l’heure du tout technologique et des flux d’information devenus la réalité même, comment conférer encore un sens à la vie du sujet et si les progrès en cours en matière de biologie appliquée et de nanotechnologie n’invitaient pas à penser l’abandon du corps, de la matérialité physique, des désirs qui leur sont corrélés et l’entrée sans coup férir dans une humanité 2.0 (désormais pensée en capacité de stockage de data) qui ne serait rien d’autre qu’une immortalité en phase avec la réalité virtuelle dernier cri.
Zéro K désignant le degré zéro sur l’échelle de Kelvin, soit le zéro absolu (- 273,15 degrés Celsius), la température la plus froide physiquement possible atteignable était aussi chez De Lillo le nom du programme auquel sont soumis les corps cryogénisés de riches individus dans l’attente d’une renaissance promise par les concepteurs du projet dit de « La Convergence ». Lequel s’incarnait dans un complexe labyrinthique, froid et neutre implanté au Kazakhstan, où le sexuagénaire et richissime financier new-yorkais Ross Lockhart conviait son fils , narrateur du roman éponyme, pour assister à la « transition » de sa compagne, Artis, atteinte d’une maladie incurable et sur le point de franchir le pas vers l’immortalité. François Julien, pour sa part, questionnait la genèse de la seconde vie, qui n’est pas la deuxième vie, nous apprenant le savoir de notre propre mort et nous permettant ainsi d’apprendre à mourir afin d’apprendre à vivre.
Une leçon que l’on retrouve, aux confins de ces essais et roman jusque dans la performance artistique, comme en témoigne Sophie Calle dans Que faites-vous de vos morts ? (Actes Sud, 2024) interrogeant dans les cimetières la mémoire affective et souvent formatée du marbre. L’artiste invite de ce fait les visiteurs à s’interroger sur le décès de leurs proches par des questions concrètes : « Dans votre agenda, vous écrivez “mort” à côté du nom ? Vous raturez ? Vous ne faites rien ? Vous avez une méthode personnelle ? Supprimez-vous le numéro de téléphone du défunt ? » La première édition de ce livre regroupait des photographies prises par l’artiste à travers le monde dans des cimetières, accompagnées d’une sélection de messages laissés par les visiteurs. La nouvelle édition intègre les messages recueillis lors de son exposition à la chapelle du Centre de la Vieille Charité à Marseille en 2019 .
Sous cet angle, Rest/e appréhende les tourments de ceux qui survivent aux trépassés, incapables de comprendre la raison d’un tél départ, ce que renforce ici le prisme du suicide d’une adolescente. C’est qu’il en est de la mort comme de la rose de Silésius commentée jadis dans un autre contexte par Primo Lévi : « elle n’a pas de pourquoi. » (« Kein Warum ! », ” Sans pourquoi / La Rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu’elle fleurit, / N’a cure d’elle-même, ne se demande pas si on la regarde ” — Angelus Silesius, Le Pèlerin chérubinique, livre I, poème 289, 1657). La question est classique et le débat infini – les divers oeuvres et approches évoquées supra ne l’épuisent pas, loin de toute croyance ou conviction de type religieuse : que deviennent ceux qui nous quittent ? que devenons-nous lorsque nous quittons ceux que nous aimons ? Une question qui résonne avec force, à défaut de raisonner, pour l’auteur de ces lignes, perdu au fond de la rade de Brest et qui vient de perdre son père.
Toute perte d’un proche est inexplicable, la raison n’y peut mais. La mère d’Aurore ne se réfugie dans l’oasis cybernétique d’Osiris que parce qu’elle ne parvient pas à rendre encore sa fille présente en elle : les sessions de réalité virtuelle où elle pourra « échanger » avec la disparue recréée de toutes pièces sous forme d’avatar, grâce la transmission de ses données les plus intimes (journal personnel, téléphone, souvenirs familiaux) ne sauront toutefois amener Aurore reconfigurée à répondre de son geste ultime.
Car ce qui devrait autoriser le miracle absolu n’est qu’un palliatif, entre vérité et fausseté, pour des êtres en souffrance — nul parent n’est à même d’abolir la mort de son enfant non plus que de faire parler les morts. Mais la mère se refuse à cette triste lucidité et ainsi s’inverse la frontière poreuse entre vie et mort : il suffit d’y croire, y compris jusqu’au délire psychotique, ce que se refusent à faire le père et le frère des plus sceptiques quant à la manipulation bassement mercantile exercée par Osiris et oeuvrant, avec les moyens du bord, à sauver plutôt ce qu’il reste des vivants et du réel alentour.
C’est peut-être ici qu’il faut chercher le sens du titre qui demeure en suspens tout du long : le slash (« entaille » en anglais) est un anglicisme désignant la barre oblique (« / »), un caractère de ponctuation. Il peut également faire référence à… L’oeuvre, sans le slash pourrait désigner en français ce qui et ceux qui restent face à la mort ; avec le slash, qui intervient régulièrement dans les prises de parole de l’ « encadrant » qui présente à la mère le concept d’Osiris et ses ajustements pratiques — mais pas en un sens kantien -, elle pointerait en anglais, par l’élision du e, outre le reste vu précédemment, le repos, la pause, l’appui, le silence, le sommeil et la césure qui sont autant de modalités du deuil. Sous une forme injonctive, on pourrait également y percevoir le commandement suprême du vivant à l’endroit du défunt : toi qui es sur le point de partir à jamais, reste ! « Ce que je veux, dit la mère p.59, c’est ne plus jamais connaître un monde vide de ma fille. Le reste, quelle importance ? »
Encore manque-t-il à la plus technique des contrefaçons la chair du visage ô combien éthique selon le mot célèbre de Lévinas dans Ethique et infini (1982) — raison pour laquelle l’éditeur Lansman a fait le choix judicieux sur la couverture de présenter l’hologramme d’Aurore de dos — et c’est la limite afférente à ce « jouet cassé » dénoncé avec violence par le frère qui fait qu’à terme la mère échappera à l’aliénation où elle s’est enfermée.
Nul doute que les représentation théâtrales du texte, auxquelles nous n’avons pas assisté, puissent jouer des non-dits et des silences meublant le propos de facture assez simple qui s’installe souvent à dessein dans l’indéterminé. Mais il est alors fort dommage qu’une faute, qui est plus qu’une coquille, se glisse à ce moment dans le texte, à trois pages de la fin. Le frère, qui veut brocarder le pot aux roses non silésiennes, cherche à mettre en exergue la distance infinie qui sépare feue Aurore de l’artefact qui usurpe sa place et lui demande page 63 la définition de la métempsycose, soit la doctrine selon laquelle une même âme peut animer successivement plusieurs corps (humains ou animaux) – du grec ancien μετεμψύχωσις / metempsúkhôsis, déplacement de l’âme ; formé de la préposition μετά, de la préposition ἐν et de ψυχή (psukhḗ), âme. Il s’agit bien pour lui d’établir que ce passage, ce transvasement d’une âme dans un autre corps, qu’elle va animer, n’a pas vraiment eu lieu.
Mais on écrit usuellement ce terme sans h afin de distinguer son sens de la psychose — du grec psyché (esprit) et osis (maladie ou condition anormale) — , terme générique en psychiatrie désignant un trouble ou une condition anormale de l’esprit, évoquant le plus souvent une ou des obsessions avec pour résultat une « perte de contact avec la réalité ».
Sans conteste l’auteure vise-t-elle à indiquer qu’il y va de la démarche psychotique dans toute métempsycose mais c’est là, fâcheusement, méconnaître que le second terme ne se réduit pas de manière exclusive au premier. A moins qu’il ne s’agisse d’un lapsus on ne peut plus freudien, dont on trouve une autre trace dans les remerciements de fin où l’auteure, dans un complexe d’Oedipe inversé, évoque sa propre « mamoune », terme utilisé au fil du texte par « la fille reconstituée » afin de dire son amour pour sa mère ?
Ce serait une autre manière de signifier, inconsciemment ou non, qu’une fille n’est pas sa mère — la réciproque est de mise — et que ce dont nous sommes tous en quête tient davantage au rayonnement de l’amour qu’au spectre de la mort même.
consulter l’entretien audio (6 mn) avec l’auteure À l’occasion du Festival La Mousson d’été 2024, enregistré à l’Abbaye lorraine des Prémontrés, 9 rue Saint-Martin 54700 Pont-à-Mousson (© ARTCENA)
frederic grolleau
Azilys Tanneau, Rest/e, Lansman éditeur, collection Théâtre à vif, 21 mai 2024, 72 p. — 12, 00 €.
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