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Azi­lys Tan­neau, "Rest/e"

Publié le 30 Décembre 2024, 07:43am

Catégories : #ROMANS

Azi­lys Tan­neau, "Rest/e"

« Kein Warum ! »


L’argu­ment de l’éditeur :

“Deux ans après le sui­cide de sa fille ado­les­cente, une mère très éprou­vée fait appel à Osi­ris, une start-up qui pro­pose de recréer, sous forme d’hologrammes, des per­sonnes décé­dées. A l’aide de l’Intelligence arti­fi­cielle, cette jeune société l’accompagne pas à pas dans le pro­ces­sus de recons­ti­tu­tion de sa fille en réa­lité vir­tuelle.
Grâce à cette tech­no­lo­gie, la mère espère obte­nir des réponses aux ques­tions qui l’empêchent d’avancer, et notam­ment d’accéder aux rai­sons du sui­cide. En y consa­crant le mon­tant d’un petit héri­tage, cette mère n’imagine pas à quel point cette ini­tia­tive va la plon­ger dans un engre­nage d’addiction et bou­le­ver­ser la vie de sa famille. Elle ne se doute pas non plus qu’en nour­ris­sant l’algorithme avec des traces intimes lais­sées par sa fille, sa ver­sion recons­ti­tuée va se retour­ner contre elle.”

Courte et sobre pièce contem­po­raine, Rest/e pro­pose de mettre en ten­sion le phé­no­mène de la mort et l’essor, qui ne se dément pas, de l’I.A via les dérives capi­ta­listes de la bien nom­mée entre­prise Osi­ris, se pré­ten­dant à même – contre rému­né­ra­tion et publi­cité inter­po­sée – de res­ti­tuer (tem­po­rai­re­ment) aux familles endeuillées leurs chers dis­pa­rus. Les­quels deviennent aussi, par ce tru­che­ment, des dis­pa­rus « chers » au vu du coût des ses­sions de tech­no­lo­gie funé­raire fac­tu­rées par Osi­ris. Rap­pe­lons que, dans la mytho­lo­gie égyp­tienne, dieu de la fécon­dité, à l’origine, Osi­ris incarne les puis­sances de la terre et des plantes. Il meurt et renaît et est une forme du soleil noc­turne avant d’incarner le maître du royaume des morts.
C’est donc bien la rela­tion dia­lec­tique vie/mort, présence/absence amour/chagrin qu’explorent ces 68 pages en ten­tant de rendre compte d’un impos­sible : com­ment la jeune Aurore, ayant mis fin à ses jours alors qu’elle n’était, comme son pré­nom l’indique, qu’à « l’aube » de de sa vie, pourrait-elle bien être « recons­ti­tuée » à l’identique d’avant le tré­pas et en quelque sorte « ren­due » à une mère n’arrivant en aucun cas à accom­plir le tra­vail du deuil et prête, à la dif­fé­rence du père et du frère jumeau (car chaque per­sonne met en avant un rap­port spé­ci­fique à la perte) , à som­brer dans tous les miroirs aux alouettes, sur­tout s’ils se parent des fausses ver­tus de la high tech ?

On retrouve ici des ques­tion­ne­ments autre­ment et beau­coup plus ample­ment déve­lop­pés dans les ouvrages, chro­ni­qués dans nos colonnes, de Ber­nard Edel­man (Essai sur la vie assas­si­née. Petite his­toire de l’immortalité, 2016), de Don DeLillo (Zéro K, 2017)  et de Fran­çois Jul­lien (Vivre une seconde vie, Le livre de Poche, 2018).  Edel­man se deman­dait, à l’heure du tout tech­no­lo­gique et des flux d’information deve­nus la réa­lité même, com­ment confé­rer encore un sens à la vie du sujet et si les pro­grès en cours en matière de bio­lo­gie appli­quée et de nano­tech­no­lo­gie n’invitaient pas à pen­ser l’abandon du corps, de la maté­ria­lité phy­sique, des désirs qui leur sont cor­ré­lés et l’entrée sans coup férir dans une huma­nité 2.0 (désor­mais pen­sée en capa­cité de sto­ckage de data) qui ne serait rien d’autre qu’une immor­ta­lité en phase avec la réa­lité vir­tuelle der­nier cri.
Zéro K dési­gnant le degré zéro sur l’échelle de Kel­vin, soit le zéro absolu (- 273,15 degrés Cel­sius), la tem­pé­ra­ture la plus froide phy­si­que­ment pos­sible attei­gnable était aussi chez De Lillo le nom du pro­gramme auquel sont sou­mis les corps cryo­gé­ni­sés de riches indi­vi­dus dans l’attente d’une renais­sance pro­mise par les concep­teurs du pro­jet dit de « La Conver­gence ». Lequel s’incarnait dans un com­plexe laby­rin­thique, froid et neutre implanté au Kaza­khs­tan, où le sexua­gé­naire et richis­sime finan­cier new-yorkais Ross Lock­hart conviait son fils , nar­ra­teur du roman épo­nyme, pour assis­ter à la « tran­si­tion » de sa com­pagne, Artis, atteinte d’une mala­die incu­rable et sur le point de fran­chir le pas vers l’immortalité. Fran­çois Jul­ien, pour sa part, ques­tionnait la genèse de la seconde vie, qui n’est pas la deuxième vie, nous appre­nant le savoir de notre propre mort et nous per­met­tant ainsi d’apprendre à mou­rir afin d’apprendre à vivre.

Une leçon que l’on retrouve, aux confins de ces essais et roman jusque dans la per­for­mance artis­tique, comme en témoigne Sophie Calle dans Que faites-vous de vos morts ? (Actes Sud, 2024) inter­ro­geant dans les cime­tières la mémoire affec­tive et sou­vent for­ma­tée du marbre. L’artiste invite de ce fait les visi­teurs à s’interroger sur le décès de leurs proches par des ques­tions concrètes : « Dans votre agenda, vous écri­vez “mort” à côté du nom ? Vous ratu­rez ? Vous ne faites rien ? Vous avez une méthode per­son­nelle ? Supprimez-vous le numéro de télé­phone du défunt ? » La pre­mière édi­tion de ce livre regrou­pait des pho­to­gra­phies prises par l’artiste à tra­vers le monde dans des cime­tières, accom­pa­gnées d’une sélec­tion de mes­sages lais­sés par les visi­teurs. La nou­velle édi­tion intègre les mes­sages recueillis lors de son expo­si­tion à la cha­pelle du Centre de la Vieille Cha­rité à Mar­seille en 2019 .

Sous cet angle, Rest/e appré­hende les tour­ments de ceux qui sur­vivent aux tré­pas­sés, inca­pables de com­prendre la rai­son d’un tél départ, ce que ren­force ici le prisme du sui­cide d’une ado­les­cente. C’est qu’il en est de la mort comme de la rose de Silé­sius com­men­tée jadis dans un autre contexte par Primo Lévi : « elle n’a pas de pour­quoi. » (« Kein Warum ! », ” Sans pour­quoi / La Rose est sans pour­quoi, elle fleu­rit parce qu’elle fleu­rit, / N’a cure d’elle-même, ne se demande pas si on la regarde ” — Ange­lus Sile­sius, Le Pèle­rin ché­ru­bi­nique, livre I, poème 289, 1657). La ques­tion est clas­sique et le débat infini – les divers oeuvres et approches évo­quées supra ne l’épuisent pas, loin de toute croyance ou convic­tion de type reli­gieuse : que deviennent ceux qui nous quittent ? que devenons-nous lorsque nous quit­tons ceux que nous aimons ? Une ques­tion qui résonne avec force, à défaut de rai­son­ner, pour l’auteur de ces lignes, perdu au fond de la rade de Brest et qui vient de perdre son père.
Toute perte d’un proche est inex­pli­cable, la rai­son n’y peut mais. La mère d’Aurore ne se réfu­gie dans l’oasis cyber­né­tique d’Osiris que parce qu’elle ne par­vient pas à rendre encore sa fille pré­sente en elle : les ses­sions de réa­lité vir­tuelle où elle pourra « échan­ger » avec la dis­pa­rue recréée de toutes pièces sous forme d’avatar, grâce la trans­mis­sion de ses don­nées les plus intimes (jour­nal per­son­nel, télé­phone, sou­ve­nirs fami­liaux) ne sau­ront tou­te­fois ame­ner Aurore recon­fi­gu­rée à répondre de son geste ultime.

Car ce qui devrait auto­ri­ser le miracle absolu n’est qu’un pal­lia­tif, entre vérité et faus­seté, pour des êtres en souf­france — nul parent n’est à même d’abolir la mort de son enfant non plus que de faire par­ler les morts. Mais la mère se refuse à cette triste luci­dité et ainsi s’inverse la fron­tière poreuse entre vie et mort : il suf­fit d’y croire, y com­pris jusqu’au délire psy­cho­tique, ce que se refusent à faire le père et le frère des plus scep­tiques quant à la mani­pu­la­tion bas­se­ment mer­can­tile exer­cée par Osi­ris et oeu­vrant, avec les moyens du bord, à sau­ver plu­tôt ce qu’il reste des vivants et du réel alentour.

C’est peut-être ici qu’il faut cher­cher le sens du titre qui demeure en sus­pens tout du long : le slash (« entaille » en anglais) est un angli­cisme dési­gnant la barre oblique (« / »), un carac­tère de ponc­tua­tion. Il peut éga­le­ment faire réfé­rence à… L’oeuvre, sans le slash pour­rait dési­gner en fran­çais ce qui et ceux qui res­tent face à la mort ; avec le slash, qui inter­vient régu­liè­re­ment dans les prises de parole de l’ « enca­drant » qui pré­sente à la mère le concept d’Osiris et ses ajus­te­ments pra­tiques — mais pas en un sens kan­tien -, elle poin­te­rait en anglais, par l’élision du e, outre le reste vu pré­cé­dem­ment, le repos, la pause, l’appui, le silence, le som­meil et la césure qui sont autant de moda­li­tés du deuil. Sous une forme injonc­tive, on pour­rait éga­le­ment y per­ce­voir le com­man­de­ment suprême du vivant à l’endroit du défunt : toi qui es sur le point de par­tir à jamais, reste ! « Ce que je veux, dit la mère p.59, c’est ne plus jamais connaître un monde vide de ma fille. Le reste, quelle impor­tance ? »
Encore manque-t-il à la plus tech­nique des contre­fa­çons la chair du visage ô com­bien éthique selon le mot célèbre de Lévi­nas dans Ethique et infini (1982) — rai­son pour laquelle l’éditeur Lans­man a fait le choix judi­cieux sur la cou­ver­ture de pré­sen­ter l’hologramme d’Aurore de dos — et c’est la limite affé­rente à ce « jouet cassé » dénoncé avec vio­lence par le frère qui fait qu’à terme la mère échap­pera à l’aliénation où elle s’est enfermée.

Nul doute que les repré­sen­ta­tion théâ­trales du texte, aux­quelles nous n’avons pas assisté, puissent jouer des non-dits et des silences meu­blant le pro­pos de fac­ture assez simple qui s’installe sou­vent à des­sein dans l’indéterminé. Mais il est alors fort dom­mage qu’une faute, qui est plus qu’une coquille, se glisse à ce moment dans le texte, à trois pages de la fin. Le frère, qui veut bro­car­der le pot aux roses non silé­siennes, cherche à mettre en exergue la dis­tance infi­nie qui sépare feue Aurore de l’artefact qui usurpe sa place et lui demande page 63 la défi­ni­tion de la métemp­sy­cose, soit la doc­trine selon laquelle une même âme peut ani­mer suc­ces­si­ve­ment plu­sieurs corps (humains ou ani­maux) – du grec ancien μετεμψύχωσις / metempsú­khô­sis, dépla­ce­ment de l’âme ; formé de la pré­po­si­tion μετά, de la pré­po­si­tion ἐν et de ψυχή (psu­khḗ), âme. Il s’agit bien pour lui d’établir que ce pas­sage, ce trans­va­se­ment d’une âme dans un autre corps, qu’elle va ani­mer, n’a pas vrai­ment eu lieu.
Mais on écrit usuel­le­ment ce terme sans h afin de dis­tin­guer son sens de la psy­chose — du grec psy­ché (esprit) et osis (mala­die ou condi­tion anor­male) — , terme géné­rique en psy­chia­trie dési­gnant un trouble ou une condi­tion anor­male de l’esprit, évo­quant le plus sou­vent une ou des obses­sions avec pour résul­tat une « perte de contact avec la réalité ».

Sans conteste l’auteure vise-t-elle à indi­quer qu’il y va de la démarche psy­cho­tique dans toute métemp­sy­cose mais c’est là, fâcheu­se­ment, mécon­naître que le second terme ne se réduit pas de manière exclu­sive au pre­mier. A moins qu’il ne s’agisse d’un lap­sus on ne peut plus freu­dien, dont on trouve une autre trace dans les remer­cie­ments de fin où l’auteure, dans un com­plexe d’Oedipe inversé, évoque sa propre « mamoune », terme uti­lisé au fil du texte par « la fille recons­ti­tuée » afin de dire son amour pour sa mère ?
Ce serait une autre manière de signi­fier, incons­ciem­ment ou non, qu’une fille n’est pas sa mère — la réci­proque est de mise — et que ce dont nous sommes tous en quête tient davan­tage au rayon­ne­ment de l’amour qu’au spectre de la mort même.

consul­ter l’entre­tien audio (6 mn) avec l’auteure À l’occasion du Fes­ti­val La Mous­son d’été 2024, enre­gis­tré à l’Abbaye lor­raine des Pré­mon­trés, 9 rue Saint-Martin 54700 Pont-à-Mousson (© ARTCENA)

 fre­de­ric grolleau

Azi­lys Tan­neau, Rest/e, Lans­man édi­teur, col­lec­tion Théâtre à vif, 21 mai 2024, 72 p. — 12, 00 €.

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