En fonction des extraits choisis de l'article d'Athanasakis ci-dessous, expliquez en 30 lignes la relation entre l'individu et la communauté chez Spinoza à partir du concept de "multitude" développé dans le Traité politique.
Dimitrios Athanasakis, « Individu et multitude dans le Traité politique de Spinoza », in S. Lavaert, P.-F. Moreau (dir.), Spinoza et la politique de la multitude, Kimé, 2021, p. 85-111:
Au terme d’un raisonnement qui identifie d’abord la puissance de la nature à la puissance de Dieu, et ensuite cette même puissance de la nature à la puissance de tous les individus considérés ensemble, Spinoza conclut que « chaque individu dispose d’un droit souverain sur tout ce qui est en sa puissance, ou bien encore que le droit de chacun s’étend aussi loin que s’étend sa puissance déterminée ». {Mais Spinoza dit plus tard dans le TP que] ce droit naturel, dans la mesure où il se détermine uniquement par la puissance de chaque individu considéré isolément, est « sans portée aucune : il est plus imaginaire que réel puisqu’on n’a aucune façon sûre de le faire prévaloir ».
D’où la nécessité de poser à nouveaux frais la question de savoir ce qui permet au « droit humain naturel » (jus humanum naturale) , c’est-à-dire à la nature ou à la puissance des hommes telle qu’elle est déterminée par des lois nécessaires, de s’affirmer non pas comme un droit imaginaire au sens de pratiquement inexistant, mais comme un droit effectif ou réel. La réponse qu’apporte Spinoza à cette question fait intervenir une notion centrale du Traité politique, à savoir celle de la « puissance de la multitude » (potentia multitudinis) : le droit naturel, c’est-à-dire la puissance de chaque individu a des conséquences réelles en termes de propriété, de sécurité, de culture, de résistance à l’oppression, etc., uniquement dans la mesure où il s’inscrit dans le champ collectif d’un droit commun fondé sur la puissance de la multitude. Ce n’est qu’à cette condition que le droit naturel des individus cesse d’apparaître comme un droit imaginaire « sur tout » (ad omnia), et devient un droit effectif tirant sa force du droit commun, lui-même enraciné dans la puissance commune de la multitude :
« Là où les hommes ont une organisation juridique en commun, […] il est certain que chacun d’eux […] n’a en réalité aucun autre droit sur la nature que ce que lui en concède le droit commun » (TP, chap. II, § 16).
"(..) ce qui permet de passer du registre du droit naturel imaginaire des individus à celui de leur droit naturel réel, autrement dit, ce qui permet à la puissance causale du conatus individuel de produire ses effets déterminés (par lesquels tout individu s’efforce de conserver son être), ce n’est pas la notion d’individu conçu abstraitement, et donc préalablement à tout rapport politique et social, mais c’est au contraire la puissance de la multitude en tant qu’elle définit un imperium [Cf. A. Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, nouv. éd., Paris, Minuit, 1988 (1 ère éd., 1969), p. 18 : « […] avant l’instauration de la Cité, [l’homme] reste incapable d’exercer son droit naturel par ses seules forces ». ]."
Il faut donc abandonner la fiction des individus isolés et indépendants comme principe d’explication de la formation de l’État par un transfert de droit (qu’il s’agisse d’un transfert volontaire ou imposé par la violence ou la menace de violence), parce que cette fiction correspond à un état d’impuissance généralisée où tout droit individuel se trouve annihilé, plutôt qu’à une situation dans laquelle la puissance de chacun s’affirmerait ne serait-ce que dans une guerre de tous contre tous, selon la description hobbesienne de l’état de nature dans le Léviathan. D’où la nécessité de substituer à la problématique du pacte une conception selon laquelle c’est la puissance de la multitude qui conditionne la constitution de l’État et, par là même, le déploiement causal effectif de la puissance des individus dans l’État.
(...) l’individu tel qu’il est conçu dans le Traité politique n’est doté ni d’une existence pré-politique se suffisant à elle-même, ni d’une vertu civique spontanée qui serait en quelque sorte l’apanage originaire de sa nature singulière ; il ne saurait donc constituer un principe premier. C’est au contraire la puissance de la multitude qui apparaît désormais comme principe premier de la pensée politique de Spinoza, en tant qu’elle est la véritable source et le fondement du droit de l’État et, par l’intermédiaire de celui-ci, du droit effectif et de la vertu des citoyens.
(...) le droit naturel des individus, comme l’a magistralement montré Pierre-François Moreau, « n’est pas autre chose que la puissance issue des lois de fonctionnement de l’individu ; or ces lois de fonctionnement sont les passions. Les passions constituent donc le contenu effectif du droit naturel » . C’est précisément ce droit naturel dont le contenu essentiellement passionnel ne saurait être éliminé, qui acquiert le statut d’un droit réel, c’est-à-dire susceptible de se revendiquer et de s’exercer comme tel, par l’intermédiaire de la potentia multitudinis. Si l’on fait abstraction de cette dernière, on bute sur la difficulté énoncée au chapitre II, § 15, du Traité politique : celle d’un droit naturel individuel qui, étant constamment exposé aux passions des autres individus qui lui font éventuellement obstacle et qui peuvent à tout moment l’écraser par la supériorité de leurs forces, s’avère « sans portée aucune ». En réalité, tout droit individuel puise son effectivité au seul droit de l’État, c’est-à-dire à la puissance de la multitude.
(...) l’État (...) apparaît désormais non pas comme le résultat d’une convention présupposant un certain calcul rationnel de la part des individus contractants, mais comme le produit des passions éprouvées collectivement (et qui peuvent s’enchaîner les unes aux autres) telles que le désir de vengeance en commun, l’espoir ou la crainte. En effet, « si la multitude s’accorde naturellement et accepte d’être conduite comme par un seul esprit, elle ne le fait pas sous la conduite de la raison, mais par la force de quelque passion commune : espérance, crainte, ou désir de tirer vengeance d’un dommage subi en commun » (TP, chap. VI, § 1) D’où la nécessité de penser le problème de la conservation et de la stabilité de l’État non pas comme un problème juridique relatif à l’exécution des obligations qui naissent d’une convention originaire entre individus libres, mais comme un problème de reproduction des passions communes de la multitude au moyen de structures institutionnelles appropriées (différentes pour chaque type d’État. C’est à ces passions que la multitude – et donc le corps politique que celle-ci définit – doit son unité, même s’il s’agit d’une unité essentiellement précaire, fragilisée et toujours menacée tant par le caractère nécessairement instable des passions que par les antagonismes qui naissent continuellement entre les individus à cause de l’imitation des affects, ainsi qu’il est démontré dans la troisième partie de l’Éthique.
[« […] dans l’Éthique, le renforcement du jeu des affects par l’imitation a plutôt tendance à compliquer encore et à rendre encore plus improbable l’unité entre les hommes, qui était déjà problématique dans le Traité théologico-politique. L’imitation renforce l’insociabilité des hommes plutôt qu’elle ne l’annule. […] Chez Spinoza, les hommes sont sociaux du fait de l’imitation des affects, mais cette socialité est antisociable. […] Il existe donc bien une socialité fondamentale, mais c’est tout le contraire d’une sociabilité, vu qu’elle a toutes les chances de produire de la discorde plutôt que de la concorde », P.-F. Moreau, La place de la politique dans l’Éthique, in P.-F. Moreau, Spinoza. État et religion, Lyon, ENS Éditions, 2005, p. 52-53. La conclusion s’impose donc que « [l]e problème de l’État, c’est… celui de faire vivre ensemble des individus que tout dans les lois de leur nature semble éloigner de la vie commune – bien qu’ils aient besoin, précisément, de cette vie commune pour vivre, tout simplement », P.-F. Moreau, Spinoza et les problèmes des passions, in P.-F. Moreau (dir.), Les passions à l’âge classique…, op. cit., p. 152.]
Dans ces conditions, l’idée de continuation de l’état de nature que Spinoza introduit en termes exprès dans la Lettre du 2 juin 1674 à Jarig Jelles afin de se démarquer de la philosophie politique de Hobbes, se laisse saisir dans toute sa complexité : elle exprime d’abord le fait que la légitimité du pouvoir de l’État n’est pas donnée une fois pour toutes, qu’elle présuppose à la fois l’instauration et la conservation d’un certain rapport de force entre le souverain et les citoyens, et que donc le problème de la légitimation de la souveraineté ne se ramène nullement à un problème purement juridique (c’est-à-dire à un problème dont la formulation repose sur la dissociation entre droit et puissance) :
« […] je maintiens toujours le droit naturel et… je n’accorde dans une cité quelconque de droit au souverain sur les sujets que dans la mesure où, par la puissance, il l’emporte sur eux ; c’est la continuation de l’état de nature » [Est-ce que cela revient à dire que la stabilité de l’État, autrement dit la conservation de son droit, dépend du seul principe de la confrontation des puissances ? Oui, à condition de préciser immédiatement que cette confrontation ne prend pas nécessairement ni prioritairement la forme de l’oppression et de la violence. « Ce dont il s’agit en fait, c’est d’une puissance de la Souveraineté sur l’esprit des sujets ; […] elle comporte au moins quatre modes : la crainte, l’espoir, l’amour et l’admiration »,P.-F. Moreau, Spinoza. L’expérience et l’éternité, op. cit., p. 417. Certes, comme Pierre-François Moreau le remarque, la crainte est le mode « le plus immédiat, et celui auquel on revient le plus brutalement en temps de crise.]
L’idée de continuation de l’état de nature implique ensuite que l’État, en tant précisément que son droit se définit par la puissance de la multitude, est essentiellement une communauté fondée sur des passions irréductibles partagées par tous (ou du moins par la plus grande partie de la multitude) : « dans la société civile tous ont les mêmes craintes » (TP, chap. III, § 3). On voit ainsi que le droit de l’État, tout en pouvant s’accorder avec une vie humaine définie essentiellement par la raison et par la vertu, recouvre toujours un certain nombre de motifs passionnels collectifs, qui en assurent la conservation. (...) Dès lors, le corps politique apparaît comme une communauté des besoins et des passions, dans laquelle les individus tendent à satisfaire leurs intérêts en fonction des lois de leur nature.
(…) dans toute cette problématique, le concept décisif n’est pas celui d’individu, ni même celui d’État, mais c’est le concept de multitude. En effet, c’est la « puissance commune de la multitude » qui permet au droit de l’État de s’affirmer à la fois comme un droit réel et comme un droit de part en part naturel, en ce sens qu’il est coextensif au champ défini par les passions communes, autrement dit par la vie affective de la multitude et par les lois naturelles qui en déterminent le cours de manière nécessaire. Et c’est par l’intermédiaire de cette même puissance commune de la multitude en tant qu’elle donne naissance à un État particulier, que le droit naturel de l’individu, expression actuelle et active de la puissance de l’infini dans le fini, s’affirme comme un droit réel dans le corps politique, sans qu’il y ait besoin, pour penser cette réalité déterminée du droit individuel, d’avoir recours à la notion de contrat ou de transfert de puissance..
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Il devient ainsi manifeste que le concept de multitude permet à Spinoza d’accomplir, dans le Traité politique, le dépassement définitif de la problématique contractualiste amorcé dès le chapitre XVII du Traité théologico-politique, et, du coup, de développer une réflexion politique originale, située en rupture avec les oppositions abstraites état de nature/état civil, individu/État, qui se trouvent au cœur de la théorie politique classique.
(...) l’idée d’une conjonction des puissances des individus se trouvait déjà inscrite dans la déduction du conatus effectuée dans la troisième partie de l’Éthique : c’est pourquoi cette déduction ne doit pas être appréhendée de manière exclusive comme la base d’une théorie de la puissance individuelle prise en elle-même. En effet, la démonstration de la proposition 7 d’Éthique, III, fait référence à « la puissance d’une chose quelconque, autrement dit l’effort par lequel, seule ou avec d’autres, elle fait ou s’efforce de faire quelque chose » . Mais c’est le concept de multitude qui confère aux efforts conjoints des individus, quelles que soient les modalités de cette conjonction, rationnelles ou passionnelles, leur expression la plus radicale et la plus efficace, en tant précisément qu’il sert à définir le droit d’un imperium doté des structures institutionnelles et juridiques propres. En ce sens, on peut dire que, en introduisant dans son dernier ouvrage la notion de « puissance commune de la multitude » (TP, chap. III, § 9), Spinoza pousse jusqu’à ses dernières conséquences la dimension proprement collective et politique de la théorie du conatus.
Tandis que la « forme », la nature ou l’unité de l’individu consistent en un certain rapport de communication du mouvement entre ses parties, selon la définition formulée dans la deuxième partie de l’Éthique (É, II, Déf. après la Prop. 13,), l’unité d’une multitude est moins facile à concevoir et encore moins facile à conserver, à cause de son origine essentiellement passionnelle. C’est précisément cette difficulté que révèle la formule « una veluti mente » (TP, chap. III, § 2,) : elle désigne une unité seulement tendancielle, et donc jamais définitivement accomplie. Une multitude conduite « comme par un seul esprit » n’est pas le produit mécanique des lois du mouvement : elle se constitue sur la base des passions communes propagées par l’imitation des affects, ainsi que sur celle des idées inadéquates (signes, représentions symboliques, etc.) qui en sont le corrélat nécessaire. L’unité propre — mieux : le processus toujours inaccompli d’unification passionnelle de la multitude, bien qu’il puisse avoir des effets conformes à la raison (conservation de la vie des individus, culture de l’esprit), ne dérive donc pas d’une appréhension rationnelle spontanée de ce qui est le plus utile aux hommes.(...) Ainsi, l’ontologie de la puissance s’accomplit chez Spinoza dans le concept de multitude : c’est la puissance de celle-ci qui constitue à la fois la base de l’État et la condition d’affirmation de toute puissance individuelle dans un corps politique déterminé.
(...) en tant qu’elle comporte des enjeux qui sont non seulement d’ordre biologique, mais aussi, et surtout, d’ordre éthique (le développement de la raison et de la vertu), la vie humaine en tant que telle est indissociable de la liberté politique ; elle est, par conséquent, foncièrement irréductible au mode de vie rudimentaire et extrêmement appauvri qui caractérise une multitude soumise, laquelle s’efforce « seulement d’échapper à la mort » (TP, chap. V, § 6). De fait, un tel mode de vie aboutit à une diminution considérable de la puissance d’exister et d’agir des individus ainsi qu’à une quasi-dissolution de tout lien social, puisque un corps politique formé essentiellement d’esclaves « mérite plus justement le nom de solitude que celui de corps politique » (TP, chap. V, § 6). À l’opposé de la vie solitaire des esclaves, une vie véritablement commune, telle qu’elle permet aux individus d’affirmer au plus haut degré leur puissance d’exister et d’agir, c’est-à-dire de conserver leur être, non pas seuls mais « avec d’autres » (cum aliis) (É, III, Dém. de la Prop. 7), en faisant de plus en plus usage de la raison, ne peut être que la vie d’une multitude libre, saisie dans le processus – toujours inachevé – d’affirmation active de sa puissance commune. C’est là sans doute une des thèses les plus radicales du Traité politique.
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