fredericgrolleau.com


Textes sur "Individu & communauté" (thème CPGE scientifiques 2025) - partie 2

Publié le 9 Juillet 2024, 05:05am

Catégories : #Philo (textes - corrigés)

Textes sur "Individu & communauté" (thème CPGE scientifiques 2025) - partie 2

J. Ford, Le Massacre de Fort Apache (Fort Apache, 1948), édité en vidéo par Warner Bros.
Inspiré de George Armstrong Custer, le personnage incarné par Henry Fonda (à l'extrême droite) est obligé de participer à un rituel de danse collective : la petite communauté du fort où il est affecté tente littéralement de le faire rentrer dans le rang.

suite partie 1

"Me chassant de pays en pays, j’ai cherché dans toutes terres des complices pour m’aider durement à m’exiler ; hôte sauvagement ingrat, j’ai prié les vents qui m’accueillaient de me porter vers des orages où me sentir flottant et menacé.
Je serai pour toute ère un étrange étranger :
J’aurai passé mes jours à supprimer ma vie."

Armand Robin Ma vie sans moi (1970), Gallimard, coll « poésie », p. 164.


Textes :

9) Max Stirner, L’unique et sa propriété, II. — Les anciens et les modernes, c. "Les affranchis",  § 1. — Le Libéralisme politique (1845), p. 117-121

"Au XVIIIe siècle, lorsqu'on eut vidé jusqu'à la lie la coupe du pouvoir dit absolu, on s'aperçut trop nettement que le breuvage qu'elle offrait aux hommes ne pouvait être de leur goût, pour ne pas sentir le désir de boire à un autre verre. Étant des « Hommes », nos pères voulurent être considérés comme des hommes. Quiconque voit en nous autre chose, nous le regardons comme étranger à l'humanité, inhumain ; pourquoi le traiterions-nous humainement ? Celui au contraire qui reconnaît en nous des hommes et nous garantit contre le danger d'être traités autrement que
des hommes, nous l'honorons comme notre soutien et notre protecteur. Unissons-nous donc, et soutenons-nous mutuellement ; notre association nous assure la protection dont nous avons besoin, et nous, les associés, formons une communauté dont les membres reconnaissent leur qualité d'hommes, et dont ce nom d' « hommes » est le signe de ralliement. Le produit de notre association est l'État ; nous, ses membres, nous formons la Nation. En tant que réunis dans la Nation ou l'État, nous ne sommes que des hommes. Qu'en outre, en tant qu'individus, nous fassions nos propres affaires et poursuivions nos intérêts personnels, peu importe à l'État ; cela concerne exclusivement notre vie privée ; purement, uniquement humaine est notre vie publique ou sociale. Ce qu'il y a en nous d'inhumain, d' « égoïste » doit rester confiné dans le cercle inférieur des « affaires privées », et nous distinguons soigneusement l'État de la « société civile », domaine de l' «égoïsme». Le véritable Homme, c'est la Nation ; l'individu, lui, est toujours un égoïste. Dépouillez donc cette individualité qui vous isole, cet individualisme qui ne souffle qu'inégalité égoïste et discorde, et consacrez-vous entièrement au véritable Homme, à la Nation, à l'État. Alors seulement vous acquerrez votre pleine valeur d'hommes et vous jouirez de ce qu'il appartient à l'Homme de posséder ; l'État, qui est le véritable Homme, vous fera place à la table commune et vous confèrera les «droits de l'Homme», les droits que l'Homme seul donne et que seul l'Homme reçoit. Tel est le principe civique. Le civisme, c'est l'idée que l'État est tout, qu'il est l'Homme par excellence et que la valeur de l'individu comme homme dérive de sa qualité de citoyen. À ce point de vue, le mérite suprême est d'être bon citoyen ; il n'est rien de supérieur, à moins que le vieil idéal — bon chrétien.

La bourgeoisie se développa au cours de la lutte contre les castes privilégiées, par lesquelles elle était, sous le nom de « tiers état », cavalièrement traitée et confondue avec la «canaille». Jusqu'alors avait prévalu dans l'État le principe de l' «inégalité des personnes ». Le fils d'un noble était, de droit, appelé à remplir des charges auxquelles aspiraient en vain les bourgeois les plus instruits, etc. Le sentiment de la bourgeoisie se souleva contre cette situation : plus de prérogatives personnelles, plus de privilèges, plus de hiérarchie de classes ! Que tous soient égaux ! Aucun intérêt privé ne peut entrer en ligne de compte avec l’intérêt général. L'État doit être une réunion d'hommes libres et égaux, et chacun doit se consacrer au «bien public», se solidariser avec l'État, faire de l'État son but et son idéal. L'État ! L'État ! Tel fut le cri général, et dès lors on chercha à «bien organiser l'État» et l'on s'enquit de la meilleure Constitution, c'est-à-dire de la meilleure forme à lui donner. La pensée de l'État pénétra dans tous les cœurs et y excita l'enthousiasme ; servir ce Dieu terrestre devint un culte nouveau. L'ère de la politique s'ouvrait. Servir l'État ou la Nation fut l'idéal suprême, l'intérêt public l'intérêt suprême, et jouer un rôle dans l'État (ce qui n'impliquait nullement que l'on fût fonctionnaire) le suprême honneur. Par là, les intérêts privés, personnels, furent perdus de vue, et leur sacrifice sur l'autel de l'état devint un schibboleth. Il faut pour toute chose s'en remettre à l'État et vivre pour lui; l'activité doit être «désintéressée», n'avoir d'autre objectif que l'État. L'État devint ainsi la véritable Personne devant laquelle s'efface la personnalité de l'individu ; ce n'est pas moi qui vis, c'est lui qui vit en moi. D'où nécessité de bannir l'égoïsme d'autrefois et de devenir le désintéressement et l'impersonnalité mêmes. Devant l'État-Dieu, tout égoïsme disparaissait, tous se trouvaient égaux, tous étaient, sans que rien ne permît de les distinguer les uns des autres, des Hommes et rien que des Hommes. La propriété fut l'étincelle qui mit le feu à la Révolution. Le gouvernement avait besoin d'argent. Il devait dès lors, pour être logique, montrer qu'il était absolu, et par conséquent maître de toute propriété, en reprenant possession de son argent, dont les sujets avaient la jouissance, mais non la propriété. Au lieu de cela, il convoqua des états généraux, pour se faire accorder l'argent nécessaire. En n'osant pas être conséquent jusqu'au bout, on détruisit l'illusion du pouvoir absolu : le gouvernement qui doit se faire « accorder » quelque chose ne saurait plus passer pour absolu. Les sujets s'aperçurent que les véritables propriétaires étaient eux, et que c'était leur argent qu'on exigeait d'eux."

 

10) Gwenaëlle Aubry et Frédérique Ildefonse (dir.), Le moi et l'intériorité, Vrin, 2009,  introduction :

 "Oui, mais cette effroyable quantité de Je et de Moi "
Stendhal, Vie de Henry Brulard 

"Dans un article intitulé « L’individu dans la cité » (1), Jean-Pierre Vernant  propose une distinction entre trois sens de l’individu : 
a) L’individu stricto sensu ; sa place, son rôle dans son ou ses groupes ; la valeur qui lui est  reconnue ; la marge de manœuvre qui lui est laissée, sa relative autonomie par rapport à son  encadrement institutionnel ; 
b) Le sujet : quand l’individu, s’exprimant lui-même à la première personne, parlant en son  propre nom, énonce certains traits qui font de lui un être singulier ; 
c) Le moi, la personne : l’ensemble des pratiques et des attitudes psychologiques qui  donnent au sujet une dimension d’intériorité et d’unicité, qui le constituent au-dedans de lui  comme un être réel, original, unique, un individu singulier dont la nature authentique réside  tout entière dans le secret de sa vie intérieure, au cœur d’une intimité à laquelle nul, en dehors  de lui, ne peut avoir accès car elle se définit comme conscience de soi-même (p. 215-216). 

À cette triplicité, Vernant fait correspondre des genres littéraires : à l’individu, la biographie ; au sujet, l’autobiographie ou les Mémoires ; au moi, les  confessions et les journaux intimes « où la vie intérieure, la personne singulière  du sujet, dans sa complexité et sa richesse psychologique, sa relative incommunicabilité, forment la matière de l’écrit » (p. 216). Or, souligne-t-il, les genres de la confession et du journal intime sont absents du monde grec. Et cette absence de fait est le signe d’une impossibilité de raison : « la chose est impensable » art. cit., p. 216.. Impensable, elle donne pourtant à penser : car elle signale que le moi pourrait se  donner autrement que dans la dimension de l’intime, du secret, de ce qui m’est  propre dans la mesure même où il est inconnu ou caché à autrui. S’il associe dans sa définition le moi à l’intériorité, et de même à l’unicité, Vernant marque  donc, dans le même temps, que cette liaison n’est pas nécessaire."

1. Dans L’Individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1989, p. 211-232

 

11) Roberto Esposito, Communitas. Origine et destin de la communauté, PUF, 2000, pp. 20-21 :

" Comme nous l'indique l' étymologie complexe, mais en même temps univoque, à laquelle nous avons recouru, le munus que la communítas partage n' est pas une propriété ni une appartenance, n'est pas un avoir, mais au contraire une dette, un gage, un don-à-donner. Il est donc ce qui déterminera, ce qui est sur le point de devenir, ce qui virtuellement est déjà un manque. Les sujets de la communauté sont unis par un «devoir» - au sens ou l'on dit « je te dois quelque chose», mais pas «tu me dois quelque chose» - un devoir qui fait qu'ils ne sont pas entièrement leur propre maître, un devoir qui plus précisément les exproprie, en partie ou totalement, de leur propriété initiale, de leur propriété la plus «propre », c'est-à-dire de leur subjectivité même. Nous en arrivons ainsi à un renversement à 180 degrés de la synonymie commun-propre inconsciemment présupposée par les philosophies communautaires et au rétablissement de l'opposition fondamentale: le commun n'est pas caractérisé par le propre, mais par l'impropre - ou plus radicalement par l'autre. Il est caractérisé par le fait que la propriété soit, partiellement ou intégralement, vidée et renversée en son négatif; par une dé-propriation qui investit et décentre le sujet propriétaire, le forçant à sortir de lui-même, à s'altérer. Dans la communauté, les sujets ne trouvent pas un principe d'identification - pas plus qu'un enclos aseptique à l'intérieur duquel établir une communication transparente ou même simplement le contenu de cette communication. Ils ne trouvent rien d'autre que ce vide, cette distance, cette extranéité qui les constitue comme manquant à eux-mêmes : « donnant» parce que eux-mêmes « donnés », au sein d'un circuit de donations réciproques dont la particularité réside précisément dans son obliquité par rapport à la frontalité de la relation sujet-objet, ou à la plénitude ontologique de la personne (si ce n'est dans la singulière duplicité sémantique du terme français « personne » : à la fois « une personne» et « aucune »).
Non-sujets. Ou sujets de leur propre manque, de leur manque de « propre ». Sujets d'une im-propriété radicale coïncidant avec une contingence absolue - ou qui simplement « coïncident »: tombent ensemble. Sujets finis - coupés, traversés par une limite qui ne peut être intériorisée parce qu'elle constitue précisément leur « dehors », parce qu'elle est l'extériorité sur laquelle ils débouchent et qui les pénètre dans leur non-appartenance commune. C'est pourquoi la communauté ne peut être pensée comme un corps, comme une corporation dans laquelle les individus se fondraient en un individu plus grand. Mais elle ne doit pas non plus être entendue comme la «reconnaissance» réciproque et intersubjective qui pourrait leur renvoyer un ref1et confirmant leur identité initiale. Elle ne doit pas être entendue comme un lien collectif qui viendrait, à un certain point, relier des individus auparavant séparés. La communauté n' est pas une manière d'être - et encore moins de « faire » - du sujet individuel. Elle n' est pas sa prolifération ou sa multiplication, mais son exposition à ce qui en interrompt la fermeture et qui le retourne à l'extérieur. Elle est un vertige, une syncope, un spasme dans la continuité du sujet. La « rose » commune du fait de n'être « aucun sujet»: Niemandsrose - ou mieux encore « rose de personne », comme l'a dit de la communauté le plus grand poète contemporain (1), qui s'est abandonné justement dans l'ultime munus."

 

(1) Je parle naturellement de Paul Celan. M. Brada démontre l'entière fidélité - et presque le meilleur rendu - du titre français, La rose de personne, par rapport à l'original, Die Niemandsrose, dans son très bel essai sur Celan, Dans la main de personne, Paris, 1986, plus particulièrement p. 31 sq.

 

12) Roberto Esposito, Communitas. Origine et destin de la communauté, PUF, 2000, p. 22:

"Il faut toujours garder présent à l' esprit ce double visage de la communitas ; elle est la plus apte, voire l'unique dimension de l'animal « homme » et elle est en même temps une dérive qui a le pouvoir de le dissoudre. De ce point de vue, non seulement la communauté n' est pas identifiable à la res publica, à la « chose » commune, mais elle est bien plutôt le trou dans lequel celle-ci risque continuellement de glisser, l'éboulement qui se produit sur ses flancs et en elle. Cette faille qui cerne et transperce le « social » a toujours été ressentie comme le danger constitutif de - plus que dans - la société humaine ; un danger dont elle doit se garder, mais sans oublier que c'est elle-même qui le détermine ; un danger qui est le seuil que nous ne pouvons laisser derrière nous parce que, depuis toujours, il nous devance comme notre origine même, comme notre origine in-originaire, comme l'Objet inatteignable dans lequel la subjectivité risque de se précipiter et de se perdre. Voilà l'aveuglante vérité qui est ménagée dans le pli étymologique de la communitas ; la chose publique est inséparable du rien. Et c' est précisément le néant de la chose qui constitue notre fonds commun. Tous les récits sur le délit fondateur - crime collectif, assassinat rituel, sacrifice victimaire -, qui accompagnent comme un sombre contre-chant l'histoire de la civilisation, ne font que rappeler sous forme métaphorique le delinquere - au sens technique de « manquer », « faire défaut» - qui nous maintient ensemble. La brèche, le trauma, la lacune d'où nous provenons : non pas l'Origine, mais son absence, son retrait. Le munus originel qui nous constitue, et nous destitue, dans notre finitude mortelle. "

 

13) Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs, Exils, 1998, Chp 3, pp. 41-43 :

« Si l’imposture du Chaos se révèle aussi coriace, c'est parce qu’elle semble avoir donné consistance au mythe d'un pouvoir invisible, d'un opérateur a la fois ingénieur et arbitre, plein de sollicitude pour chaque atome de volonté, et qui ne demande qu’a « laisser surgir » et à «laisser être ». Nous allons voir que ce jeu innocent s'inscrit pourtant dans la ligne d'une expérience de pensée bien plus cruelle, celle de la fiction de l’état de nature de Hobbes, qui fonde et introduit la « Philosophie civile », « Science des conséquences des accidents des corps politiques ».
Cette Philosophie civile apparaît dans Le Léviathan comme le second volet qui complète le tableau général de la Science, et fait contrepoids à la Philosophie naturelle (ou « Science des conséquences des accidents des Corps naturels »). Il n'est donc pas surprenant que la fiction de Hobbes nous transporte dans le monde des « Corps politiques » et qu'elle soit dans ce monde un peu comme le calque de la fameuse expérience de pensée de Galilée qui se propulse dans un espace infini, épuré de toutes les forces, de toutes les fictions, pour mettre en scène la particule libre, pure impulsion soustraite à la causalité. Pour articuler la Mathématique - Science des figures et des nombres - et la Mécanique, Galilée a bien vu qu'il devait s'imposer une espèce d'ascèse qui incarne la Géométrie et l'Algèbre de manière minimale en dépouillant les corps de toutes leurs qualités.
C'est dans une optique tout à fait voisine qu'il convient d'apprécier la fiction de l'état naturel forgée par Hobbes : saisir le degré zéro du politique en se risquant à concevoir la dislocation complète de ce que nous appellerions maintenant le « donné socio-historique » et dénoncer un principe d’inertie régissant les comportements des volontés libres et solitaires. Comment donner une cohésion, dans l’espace et dans le temps, à cette multitude de Robinsons-particules, tenaillées par une faim au futur, par des appétits anticipant sur d’autres appétits, et donc plus féroces et plus vicieux que les bêtes ? Nous connaissons la réponse de Hobbes : seul un Souverain permet de maîtriser ce Chaos de volontés hostiles s'efforçant de vivre par et pour elles-mêmes, mais vouées en fait à la misère absolue de la contingence mécanique ; nos Robinsons ne sont que des billes pouvant à tout instant être brisées par d'autres billes plus rudes ou plus massives. C'est d'ailleurs cette extrême crudité du mécanique associé au contingent qui nourrit la fiction de Hobbes et permet de fonder une Arithmétique politique, dépassant donc de très loin ce que la tradition affirme être le projet central du Léviathan : la légitimation de la monarchie absolue.
Comme les particules libres de Galilée, les Robinsons de Hobbes doivent d'abord être conçus comme des unités destinées à être additionnées, chacune d’elles pouvant être équilibrée par un agrégat convenable de certaines autres. Hobbes souligne bien que les différences de force physique ou de talent sont négligeables : plusieurs hommes peuvent s'allier contre un seul. Vus du point de vue de la souveraineté absolue, ces Robinsons, si féroces soient-ils, ne sont que des grains de sable, des unités de convoitise, des billes de billard pathétiques se faisant la guerre, que chaque effort pour se différencier enlise encore plus dans une grande équivalence. (…) Ce champ d'équivalence permet bien sûr de comparer, de grouper et de disperser à loisir les Corps politiques, opérations indispensables à la constitution non seulement de forces militaires, mais aussi et surtout de normes de substitution pour les appétits et les talents et donc l’établissement de contrats d'échange. Ainsi le Robinson-particule qui, pour le Souverain, chef des armées, est surtout une unité minimale de force militaire, de chair a canon, peut aussi se transformer en chair à contrat. L’expérience de pensée de Hobbes ne se contente pas de légitimer la soumission à un centre incarné dans le corps visible du Souverain, elle permet de concevoir la multitude des Robinsons comme une masse possédant tous les caractères de fluidité, de prédictibilité, d'« opérativité » impersonnelle d'un marché. »

 

14) Christophe Giolito et Laurent Bouvet, La Culture générale à Sciences Po, 3e édition, Sedes, 2009, Chapitre I, section 3 : « Individu et individualisme » :

« Pascal remarquait déjà qu’« il n’y a point d’homme plus différent d’un autre que de soi-même dans les divers temps » (Œuvres II, coll. « Pléiade », 2000, p.174). Les temps modernes, entre le XVIIe et le XXe siècle, développent chez l’individu le sentiment d’une diversité d’aspects de son intériorité. Le détour de l’œuvre constitue un moyen pour tenter de saisir le moi qui paraît échapper à toute description. « Voyons si, en faisant mon examen de conscience la plume à la main, j’arriverai à quelque chose de positif et qui reste longtemps vrai pour moi. » (Stendhal Souvenirs d’égotisme (réd.1832 pub. 1893), Œuvres intimes, coll. « Pléiade », 1955, p. 1427). L’écriture de sa propre vie a lieu sous certaines conditions : un pacte avec le lecteur, devant épouser en quelque sorte la démarche de l’auteur ; un effort pour s’adonner à la tâche pénible de l’introspection, une hypothèse de publication posthume. Ainsi la vérité de soi n’est-elle supposée accessible qu’à terme, et encore. Les confessions avaient pour Augustin une vocation d’édification ; chez Rousseau, elles veulent constituer une réhabilitation (elles ont encore une fonction morale et sociale) ; avec Stendhal, l’individu est seul face à lui-même : il ne s’agit que de s’identifier. Le XIXe siècle, par exemple avec le soupçon portant sur l’origine de notre moralité, destitue la conscience de sa transparence à elle-même. Des forces profondes, intérieures à l’individu sans lui être manifestes, peuvent prendre la forme d’une entité différenciée, voire d’une personnalité. La forme pathologique de cette altération de soi est l’autoscopie, vision ou perception de soi comme un autre. Ce phénomène s’est manifesté particulièrement chez les romantiques allemands ; la littérature française en a gardé deux grandes traces. Chez Musset, l’autre soi est présenté comme un compagnon éphémère de différents moments de la vie. La poésie permet de donner une unité à ces visions, de les interpréter, de les apaiser. Par sa présentation scandée, tempérée, la pathologie est apprivoisée. C’est la littérature fantastique qui révèle son potentiel destructeur.

Les risques d’une scission intérieure
Maupassant a décrit presque mécaniquement l’envahissement de l’individu par son double dans Le Horla (seconde version 1887, Contes et nouvelles II, coll. « Pléiade », 1979, p. 913-938). Le narrateur prend successivement toutes les mesures pour échapper à cette présence ressentie comme la plus grande menace. Après avoir incendié son domicile, il songe au suicide pour échapper à cette négation d’être que constituerait l’objectivation de soi. Poursuivant l’exploration de l’individualité, la littérature ne cesse d’en redécouvrir la divisibilité. Stevenson relate l’expérience d’un médecin qui parvient à traduire physiquement sa schizophrénie. Puisqu’il donne à la dualité de sa nature un sens moral, la créature qu’il engendre au moyen d’un procédé biochimique (Mr Hyde) est un être maléfique. Dans la « confession du Dr Jekyll », celui-ci inscrit son projet dans une histoire (certains ont pu charger d’autres de leurs crimes) et dans une prospective : on pourra sans doute découvrir d’autres personnalités intérieures à un même sujet. La continuité qui permet d’identifier quelqu’un n’apparaît que sur fond de différences. L’individu, constamment intérieur à lui-même, fait beau jeu, lorsqu’il s’analyse, de son identité à soi. Oscar Wilde présente Dorian Gray, qui a réussi à dissocier son apparence (restant alors inchangée) de ses aspirations profondes (rendant son portrait hideux). Il souligne combien il trouve étroites les conceptions qui prêtent au moi une stricte unité (Le portrait de Dorian Gray (1891), in Oeuvres, coll. « Pléiade », 1996, p. 485). Voulant maîtriser, comme Jekyll, son identité en en dissociant certains éléments, le jeune dandy finit également par être victime de lui-même : on le retrouve mort après qu’il a voulu assassiner son portrait, comme Jekyll périt de vouloir éliminer Hyde. Il faut donc admettre que l’unité qui définit un individu est plus à même d’être saisie par autrui que par lui-même. Les auteurs du XXe siècle expriment l’opacité à soi, l’altérité intérieure de leur personnalité. C’est la recherche d’unité, de transparence, qui serait désormais déplacée. Le « je » apparaît comme en retrait de sa propre vie ; cette extériorité peut même prendre la forme d’un exil volontaire. Du regard porté sur soi naît une hétérogénéité vagabonde plutôt que la certitude d’une unité fondatrice. »

15) 
Alain Ehrenberg Le culte de la performance, Paris, Calmann-Levy, 1991, p.280-281, 286-287.

"L’individualisme est moins un retour au sujet que l’aspect le plus visible d’un changement global de la relation à l’égalité dans la société française. La nouveauté est l’exigence sociale, valable désormais pour tous - et non admise par tous, ce qui est un autre problème -, de se comporter en individus ; la nouveauté est ce processus impersonnel, ce mode de socialisation qui pousse chacun à se rendre visible et le contraint à l’autonomie. Ce changement global est le corrélat de trois déplacements qui ont modifié les représentations que la société française se donne d’elle-même, ces techniques d’exercice du pouvoir et sa culture politique. Il correspond d’abord à l’effondrement de la représentation de la société en termes de classes sociales qui avait été amorcée dans la vie privée par la consommation de masse grâce à la croissance d’après-guerre et à la généralisation de l’Etat-providence. La société pensée comme rapport entre le bas et le haut se vide progressivement de son sens et perd de sa légitimité au profit d’autres modes de hiérarchisation entre les individus que ceux de la seule appartenance sociale. Ensuite, il accompagne le recul de l’assujettissement disciplinaire qui enfermait les individus à une place et les individualisait comme nombres interchangeables au profit de modes d’exercice du pouvoir qui passent par le challenge permanent et la mise en avant de la singularité de chacun. Enfin, il prend la place laissée vacante par l’effondrement des diverses politiques de l’émancipation collective et de leur utopie de la société réconciliée avec elle-même (société assurancielle, société sans classes, etc.) au profit de celles qui consistent à se produire soi-même dans un projet personnel. […]
Chacun doit vivre sa vie et la réussir puisqu’elle est sans au-delà politique ou religieux. La stratégie familiale type se caractérisait traditionnellement par une ascension sociale lente et l’accumulation patiente d’un patrimoine à transmettre ; son échelle temporelle se déroulait sur deux ou trois générations (père ouvrier, fils instituteur, petit-fils ingénieur, par exemple). Elle devient insatisfaisante et recule devant la norme de réussir vite et jeune parce que la sécularisation de l’existence rétréci notre expérience du temps. L’égalité d’aujourd’hui n’a de sens que dans le temps court d’une vie humaine.
L’aventure entrepreneuriale de l’individu-trajectoire est la synthèse de ces déplacements. En faisant de l’entreprise une communauté d’appartenance et du travail un moyen de s’épanouir, elle prolonge dans la vie publique la mythologie de l’autoréalisation qui était auparavant promue dans le seul registre de la vie privée à l’égard des classes moyennes, et sous le mode d’une compensation, par la consommation. Là réside l’essentiel : dans ce processus continu et croissant d’interprétation entre les activités et les normes relevant traditionnellement de la vie privée et celles qui gouvernent la vie publique. L’individu est seulement l’écume de cette double transformation des rapports entre le public et le privé, il est son apparence. […]
L’héroïsme de masse devient le mode d’action de chacun lorsque les derniers grands repères collectifs qui nous donnaient une vision claire de l’avenir se sont effondrés et lorsque la politique n’est plus capable de prendre en charge à elle seule la providence. Il est le style de la certitude quand il n’y a plus de certitude, quand nous n’avons plus que nous-mêmes pour nous servir de référence. Bref, quand, contraint d’intégrer l’incertain en nous, nous devenons note propre transcendance, mais sans les garanties qu’elle procurait auparavant. Qu’est-ce que l’individu ? Une incertaine transcendance."

 

16) Alain Renaut L’ère de l’individu, Gallimard, 1989, p. 56, 58, 59 :

"Alors que la notion d’autonomie admet parfaitement l’idée d’une soumission à une loi ou à une norme dès lors qu’elles sont librement acceptées (le schème contractualiste exprimant précisément cette soumission à une loi que l’on s’est soi-même donnée), l’idéal de l’indépendance, tendanciellement, ne s’accommode plus d’une telle limitation du Moi et vise au contraire l’affirmation pure et simple du Moi comme valeur imprescriptible. À la normativité auto-fondée de l’autonomie, tend alors à se substituer un pur et simple « souci de soi ». Corrélativement, à la communication ou au consensus autour de normes partagées, tend à se substituer la scission du public et du privé, avec cette valorisation des bonheurs privés et cette désertion parallèle de l’espace public que décrit si bien Tocqueville.
Une telle distinction entre humanisme (valorisation de l’autonomie) et individualisme (valorisation de l’indépendance) permet alors de formuler une hypothèse nouvelle sur ce qui se serait accompli au sein de l’histoire de la subjectivité. […]
Simplement, dans le cadre défini par cette irruption des valeurs nouvelles de la subjectivité et de l’autonomie, il se pourrait que la logique de la modernité, s’il en est une, se soit dessinée comme celle de la substitution progressive et différenciée de l’individualité à la subjectivité, avec pour corollaire le déplacement d’une éthique de l’autonomie vers une éthique de l’indépendance. Certes l’individu reste une figure du sujet, en ce sens, il faut y insister, que sont requises, pour que l’individualisme puisse se développer, des conditions qui sont bien celles de la modernité, à savoir l’installation de l’homme comme « valeur propre » dans un monde non intrinsèquement hiérarchisé : aussi l’individualisme constitue-t-il assurément, lui aussi, une figure, ou un moment de l’humanisme moderne. […]
Plus précisément, avec l’idée même de normativité et celle d’intersubjectivité (comme accord autour de normes communes, si l’on veut : comme culture), ce que sape l’individualisme en faisant disparaître toute autre valeur que celle de l’affirmation du Moi, c’est fondamentalement et paradoxalement (puisqu’il en procède) l’idée d’autonomie : la perspective d’une soumission à des lois que je me suis moi-même données suppose en effet la possible référence à une telle ipséité du moi-même, posée comme distincte de ce qui, en moi, s’y soumet ; l’idéal d’autonomie qui définit l’humanisme requiert donc la définition en moi d’une part d’humanité commune, irréductible à l’affirmation de ma seule singularité, – ce que justement, par définition, l’individualisme nie en posant qu’il n’est que des différences irréductibles."

 

17) Robert Louis Stevenson, Le cas étrange du Dr Jekyll et de M. Hyde (1886), Trad. T. Varlet, Flammarion, GF, 1994, p.117-118, 119, 122, 123, 124, 131.

"De jour en jour, et par les deux côtés de mon intelligence, le moral et l’intellectuel, je me rapprochai donc peu à peu de cette vérité, dont la découverte a entraîné pour moi un si terrible naufrage : à savoir que l’homme en réalité n’est pas un, mais bien deux. Je dis deux, parce que l’état de mes connaissances propres ne s’étend pas au-delà. Mais d’autres viendront après moi, qui me dépasseront dans cette voie ; et j’ose avancer l’hypothèse que l’on découvrira finalement que l’homme est formé d’une véritable confédération de citoyens multiformes, hétérogènes et indépendants. […]
Ce fut par le côté moral, et sur mon propre individu, que j’appris à discerner l’essentielle et primitive dualité de l’homme ; je vis que, des deux personnalités qui se disputaient le champ de ma conscience, si je pouvais à aussi juste titre passer pour l’un ou l’autre, cela venait de ce que j’étais foncièrement tous les deux ; […] j’avais appris à caresser amoureusement, tel un beau rêve, le projet de séparer ces deux éléments constitutifs. C’est pour le châtiment de l’humanité que cet incohérent faisceau a été réuni de la sorte – que dans le sein déchiré de la conscience, ces jumeaux antipodiques sont ainsi en lutte continuelle. N’y aurait-il pas un moyen de les dissocier ? […]
Après avoir reconnu dans mon corps naturel la simple auréole et comme l’émanation de certaines des forces qui constituent mon esprit, je réussis à composer un produit grâce auquel ces forces pouvaient être dépouillées de leur suprématie, pour faire place à une seconde forme apparente, non moins représentative de mon moi, puisque étant l’expression et portant la marque d’éléments inférieurs de mon âme. […]
Celui-là aussi était moi. Il me semblait naturel et humain. A mes yeux, il offrait une incarnation plus intense de l’esprit, il se montrait plus intégral et plus un que l’imparfaite et composite apparence que j’avais jusque-là qualifiée mienne. […]
Des hommes, jadis, prenaient à gages des spadassins pour exécuter leurs crimes, tandis que leur propre personne et leur réputation demeuraient à l’abri. Je fus le tout premier qui en agit de la sorte pour ses plaisirs. […]
Cette partie de moi-même que j’avais le pouvoir de projeter au-dehors, avait en ces temps derniers pris beaucoup d’exercice et de nourriture ; il me semblait depuis peu que le corps d’Edward Hyde augmentait de taille et que j’éprouvais, sous cette forme, un afflux de sang plus généreux. […] Tandis qu’au début la difficulté consistait à dépouiller le corps de Jekyll, elle s’était depuis peu, par degrés mais de façon indiscutable, reportée de l’autre côté. Tout donc semblait tendre à cette conclusion : savoir, que je perdais peu à peu la maîtrise de mon moi originel et supérieur, pour m’identifier de plus en plus avec mon moi second et inférieur.
Entre les deux, je le compris alors, il me fallait opter. […] Il advint de moi, comme il advient de la plupart de la plus grande majorité de mes frères humains, que je choisis le meilleur rôle mais que je manquai finalement d’énergie pour y persévérer."

 

18) Max Stirner, L’unique et sa propriété (1844), trad. P. Gallissaire et A. Sauge, Lausanne, L’âge d’homme, 1972, p.232, 234 et 397 :

"Etre un homme ne signifie pas remplir l’idéal de l’homme, mais se manifester soi, individu : ma tâche n’est pas de réaliser le concept général de l’humain, mais de Me suffire à Moi-même. C’est Moi qui suis mon espèce, sans norme, loi ni modèle, etc. Il est possible que Je puisse arriver à très peu de choses à partir de Moi, mais ce peu est tout et vaut mieux que ce que Je laisse le pouvoir des Autres, le dressage des mœurs, des lois, de l’Etat, etc. faire de Moi. […]
Mais quoi, ne M’est-il pas toujours permis de Me déclarer ayant-droit, médiateur et Moi propre ? De sorte que Je puisse dire :
Mon pouvoir est ma propriété.
Mon pouvoir Me donne ma propriété.
Je suis Moi-même mon pouvoir et, par lui, ma propriété. […]
Je suis propriétaire de mon pouvoir, et Je le suis quand Je Me reconnais comme Unique. […] Tout être supérieur au-dessus de Moi, que ce soit Dieu ou l’Histoire, affaiblit le sentiment de mon unicité et ne commence à pâlir que devant le soleil de cette conscience. Si Je fonde ma cause en Moi, l’Unique, elle repose alors sur son créateur mortel et périssable, son créateur qui se consomme lui-même, et Je puis dire :
« Je n’ai fondé Ma cause sur rien. » "

 

19) Aristote, Les politiques, I,2, 1252a27-1253a33 (vers 340 avant J.C.), trad. P. Pellegrin, Paris, Flammarion, GF, 1990, p.87-93 :

"Il est tout d’abord nécessaire que s’unissent les êtres qui ne peuvent exister l’un sans l’autre, par exemple la femme et l’homme en vue de la procréation […] ; et celui qui commande et celui qui est commandé, et ce par nature, en vue de leur mutuelle sauvegarde. […]
D’une part, donc, la communauté naturelle constituée en vue de la vie de tous les jours c’est la famille […]. D’autre part, la communauté première formée de plusieurs familles en vue de relations qui ne soient plus seulement celles de la vie quotidienne, c’est le village. Réalité tout à fait naturelle, le village semble être une colonie de la famille, et certains appellent ses membres des gens qui ont tété le même lait, des enfants et des petits-enfants. […]
Et la communauté achevée formée de plusieurs villages est une cité dès lors qu’elle a atteint le niveau de l’autarcie pour ainsi dire complète ; s’étant donc constituée pour permettre de vivre, elle permet, une fois qu’elle existe, de mener une vie heureuse. Voilà pourquoi toute cité est naturelle : c’est parce que les communautés antérieures dont elle procède le sont aussi. Car elle est leur fin, et la nature est fin : ce que chaque chose, en effet, est une fois que sa genèse est complètement achevée, c’est cela que nous disons être la nature de cette chose. […] De plus, le ce en vue de quoi, c’est-à-dire la fin, c’est le meilleur, et l’autarcie est à la fois une fin et quelque chose d’excellent.
Il est manifeste, à partir de cela, que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’homme est par nature un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard des circonstances, est soit un être dégradé soit un être surhumain, et il est comme celui qui est injurié en ces termes par Homère : « sans lignage, sans loi, sans foyer ».
Car un tel homme est du même coup naturellement passionné de guerre, étant comme un pion isolé […]. C’est pourquoi il est évident que l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire. Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or seul parmi les animaux l’homme a un langage. Certes la voix est le signe du douloureux et de l’agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en effet, est parvenue jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester l’avantageux et le nuisible, et par suite aussi le juste et l’injuste. Il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres notions de ce genre. Or avoir de telles notions en commun c’est ce qui fait une famille et une cité.
De plus une cité est par nature antérieure à une famille et à chacun de nous. Le tout, en effet, est nécessairement antérieur à la partie, car le corps entier une fois détruit, il n’y a plus ni pied ni main […]. Que donc la cité soit à la fois par nature et antérieure à chacun de ses membres, c’est clair. S’il est vrai, en effet, que chacun pris séparément n’est pas autosuffisant, il sera dans la même situation que les autres parties vis-à-vis du tout, alors que celui qui n’est pas capable d’appartenir à une communauté ou qui n’en a pas besoin parce qu’il se suffit à lui-même n’est en rien une partie d’une cité, si bien que c’est soit une bête soit un dieu. C’est donc par nature qu’il y a chez tous les hommes la tendance vers une communauté de ce genre, mais le premier qui l’établit n’en fut pas moins cause des plus grands biens. De même, en effet, qu’un homme accompli est le meilleur des animaux, de même aussi quand il a rompu avec loi et justice est-il le pire de tous."

20) Montaigne, Essais, "De ménager sa volonté", III,10 (vers 1586). In Œuvres complètes, éd. A. Thibaudet et M. Rat, orthographe et lexique modernisés. Gallimard, Pléiade, 1962, p.980, 981, 982, 984, 985, 986, 987, 991-992. Ed. P. Villey, PUF, 1924, rééd. coll. “Quadridge”, 1992, p.1003-1009, 1010, 1014 :

"Autant que je puis, je m’emploie tout à moi ; et en ce sujet même, je briderais pourtant et retiendrais volontiers mon affection qu’elle ne s’y plonge trop entière, puisque c’est un sujet que je possède à la merci d’autrui, et sur lequel la fortune a plus de droit que je n’ai. […]
Mais aux affections qui me distraient de moi et attachent ailleurs, à celles-là certes m’opposé-je de toute ma force. Mon opinion est qu’il se faut prêter à autrui et ne se donner qu’à soi-même. […] J’ai assez affaire à disposer et ranger la presse domestique que j’ai dans mes entrailles et dans mes veines, sans y loger, et me fouler d’une presse étrangère ; et je suis assez intéressé de mes affaires essentielles, propres et naturelles, sans en convier d’autres étrangères. Ceux qui savent combien ils se doivent et de combien d’offices ils sont obligés à eux-mêmes, trouvent que nature leur a donné cette commission assez entière et nullement oisive. Tu as bien largement affaire chez toi, ne t’éloigne pas. […]
Je me tiens sur moi, et communément désire mollement ce que je désire, et désire peu ; m’occupe et m’embesogne de même ; rarement et tranquillement. Tout ce qu’ils veulent et conduisent, ils le font de toute leur volonté et véhémence. Il y a tant de mauvais pas que, pour le plus sûr, il faut un peu légèrement et superficiellement couler ce monde. Il le faut glisser, non pas s’y enfoncer. […]
Celui-ci, sachant exactement ce qu’il se doit, trouve dans son rôle qu’il doit appliquer à soi l’usage des autres hommes et du monde, et, pour ce faire, contribuer à la société publique les devoirs et offices qui le touchent. Qui ne vit aucunement à autrui, ne vit guère à soi. « Sachez que quand on est ami de soi-même on est ami de tout le monde. » (Sénèque) La principale charge que nous ayons, c’est à chacun sa conduite, et c’est ce pour quoi nous sommes ici. […]
J’ai pu me mêler des charges publiques sans me départir de moi de la largeur d’un ongle, et me donner à autrui sans m’ôter à moi. […]
Il ne faut pas se précipiter si éperdument après nos affections et intérêts. Comme, étant jeune, je m’opposais au progrès de l’amour que je sentais trop avancer sur moi, et veillais à ce qu’il ne me fut si agréable qu’il vint à me forcer enfin et captiver du tout à sa merci, j’en use de même à toutes autres occasions où ma volonté se prend avec trop d’appétit : je me penche à l’opposé de son inclination, comme je le vois se plonger et enivrer de son vin ; je me garde de nourrir son plaisir si avant que je ne l’en puisse plus r’avoir sans perte sanglante. […]
Moi qui m’en vais, donnerais facilement à quelqu’un qui vient, ce que j’apprends de prudence pour le commerce du monde. Moutarde après dîner. Je n’ai que faire du bien duquel je ne puis rien faire. A quoi bon la science à qui n’a plus de tête ?"

 

21) Descartes, Lettre à Elisabeth, 1645 :

«  II y a une vérité dont la connaissance me semble fort utile : qui est que, bien que chacun de nous soit une personne séparée des autres, et dont, par conséquent, les intérêts sont en quelque façon distincts de ceux du reste du monde, on doit toutefois penser qu’on ne saurait subsister seul, et qu’on est, en effet, l’une des parties de l’univers, et plus particulièrement encore l’une des parties de cette terre, l’une des parties de cet Etat, de cette société, de cette famille, à laquelle on est joint par sa demeure, par son serment, par sa naissance. Et il faut toujours préférer les intérêts du tout, dont on est partie, à ceux de sa personne en particulier ; toutefois avec mesure et discrétion, car on aurait tort de s’exposer à un grand mal, pour procurer seulement un petit bien à ses parents ou à son pays ; et si un homme vaut plus, lui seul, que tout le reste de sa ville, il n’aurait pas raison de se vouloir perdre pour la sauver. Mais si on rapportait tout à soi-même, on ne craindrait pas de nuire beaucoup aux autres hommes, lorsqu’on croirait en retirer quelque petite commodité, et on n’aurait aucune vraie amitié, ni aucune fidélité, ni généralement aucune vertu ; au lieu qu’en se considérant comme une partie du public, on prend plaisir à faire du bien à tout le monde, et même on ne craint pas d’exposer sa vie pour le service d’autrui, lorsque l’occasion s’en présente ; voire on voudrait perdre son âme, s’il se pouvait, pour sauver les autres. »

 



 

 

 

 

 

 

 

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :

Commenter cet article