Exercice :
A l'appui des documents ci-dessous, analyser ce tableau de James Tissot (Evening ou le Bal - 1878) mis en avant dans le film de Scorsese afin d'éclairer ici le lien problématique entre individu et communauté. Précisez pourquoi, selon vous, le choix du réalisateur s'est porté en particulier sur cette oeuvre :
Archer face au tableau lors de son entrée dans le manoir des Beaufort (scène du bal) - 7mn 59 depuis le générique d'ouverture - (1mn 52 jusqu'à 2mn 03 depuis le début de l'extrait ci-dessous):
Beaufort Ball/New York Society - The Age of Innocence
https://www.youtube.com/watch?v=QhRrw3ePBvI
ou
https://www.facebook.com/watch/?v=683045515643804
Documents :
1) Stéphane Guégan, Moderne, "Dress code", 2020 :
(...) Tissot le voluptueux, jusqu’à faire sa cour à « une danseuse de corde », nous dit encore Goncourt, n’eut pas uniquement foi en lui. Très patriote, comme il le prouva en 1870-71, catholique breton formé chez les Jésuites, il affiche envers l’argent et la religion une relation toute protestante, volontaire et conciliatrice. Ses premiers tableaux mettent en scène, de façon révélatrice, la séduction de Marguerite par Faust, ils font aussi une place à Luther et aux symboles du sacrifice christique. (…) Tout laisse à penser cependant que le peintre, malgré les profits qu’il en tira, en France et plus encore en Amérique, se voulut un serviteur conséquent des affaires célestes et l’adversaire de « l’irréligion d’État », que le tout jeune Proust dénonça en 1892. Au temps du Banquet et de la Revue blanche, Marcel a croisé Tissot dans l’entourage de Robert de Montesquiou et l’a fait savoir. Une même relation d’appétence et de distance au snobisme les rapproche à leur insu. Les Plaisirs et les Jours illustré par Tissot, et non par Madeleine Lemaire, c’eût été le rêve. Un siècle plus tard, le Martin Scorsese de The Age of Innocence y importe, à trois reprises, les tableaux du Français en manière de collage ironique et érotique… Aimer le beau sexe et la peinture à égalité, mener grand train sans négliger les devoirs de la piété, Tissot n’y voyait aucune contradiction, au contraire. C’est peut-être la clef de son génie déroutant.
https://moderne.video.blog/tag/degas/page/2/
2) Panorama de l'art. L’histoire de l’art en un seul regard : Véronique Duprat-Roumier, "Evening", 2020 :
Portrait, scène de genre ou critique de la société ?
Jacques Joseph Tissot naît à Nantes en 1836. Ses parents, qui exercent le négoce de tissus, lui insufflent le goût pour les belles matières et la mode. En 1856, le jeune homme se rend Paris pour se former à l'École des Beaux-Arts. Dès 1859, il expose au Salon et commence une carrière de peintre tournée vers la représentation de la haute société du Second Empire. Il se fait alors prénommer James.
C'est après la Commune, en 1871, que Tissot s'installe en Angleterre pour une dizaine d'années. Il y rencontre Kathleen Newton (1854-1882), sa compagne et sa muse, qui lui sert régulièrement de modèle. C'est elle qu'il représente dans ce tableau, intitulé Evening (Le Bal) image principale. Très vite, James Tissot est reconnu comme le peintre des « mondains ».
UNE IMAGE TOUT EN MOUVEMENT
La toile présente une jeune femme, accompagnée d'un homme visiblement plus âgé qu'elle, faisant son entrée au bal. Le modèle est en mouvement ; la scène semble prise sur le vif.
En figurant une femme vêtue d'une robe d'un jaune éblouissant, Tissot se place dans le sillage de grands portraitistes tels que Jean-Auguste-Dominique Ingres, qu'il admire et dont il copie même le Portrait de madame de Senonnes.
Attentif à la mode, le peintre analyse et dissèque presque tous les effets de cette magnifique « robe à tournure », qui envahit l'espace de la toile. Son incroyable traîne est composée de rubans et de dentelles qui se superposent. Dans un jeu de courbes et contre-courbes, Tissot entraîne le regard du spectateur de l'angle inférieur gauche à l'arrondi de l'éventail et la ligne des épaules.
UN FORMAT ÉTROIT QUI MET EN VALEUR LA TOILETTE
Le peintre adopte un format très étroit, qui n'est pas sans rappeler celui des estampes japonaises, qu'il apprécie comme bon nombre de ses contemporains. Un imprimé japonais au motif de poissons est d'ailleurs visible dans la partie basse du tableau.
Le cadrage resserré concentre l'attention sur la jeune femme, et plus encore sur sa tenue de bal, que le peintre décrit avec beaucoup de détails.
À la différence de Bonnard, qui, dans un esprit très japonisant, simplifie les lignes et semble placer tous ses éléments sur un même plan, Tissot laisse entrevoir la profondeur du champ pictural ; d'autres convives sont, en effet, représentés à l'arrière-plan. C'est là, au milieu de cette société huppée, que se jouent et se déjouent les codes qui régiront désormais la vie mondaine de cette jeune femme.
Quelques années plus tard, Tissot reprendra ce thème dans une toile intitulée L'Ambitieuse.
UNE IMAGE DE MODE OU UNE CRITIQUE SOCIALE ?
La robe semble être le véritable protagoniste du tableau. Cette image de jeune femme élégante devance l'illustration de mode, remplacée plus tard par la photographie.
Le modèle, dont la jeunesse contraste avec l'âge mûr des messieurs qui l'entourent, pose. Mais son visage lisse et régulier n'exprime rien, sinon une forme de détachement. La jeune femme présente si peu de caractères distinctifs que le spectateur comprend assez vite que l'enjeu de Tissot n'est pas de peindre un portrait, mais plutôt un archétype. Oui, mais lequel ? Une dame de la haute société ? une demi-mondaine ? une cocotte, cherchant la réussite en moyennant ses charmes et sa jeunesse ? Les intentions du peintre n'apparaissent pas clairement. Celui-ci joue sur l'ambiguïté, en exprimant à la fois fascination et ironie mordante à l'égard de cette société.
UN STYLE BIEN PERSONNEL
À la différence des peintres novateurs qui lui sont contemporains, Tissot traite des sujets modernes avec une approche particulière, celle du mélange des genres picturaux. Evening oscille ainsi entre scène de genre réaliste, gravure de mode et peinture d'histoire.
Grâce à un dessin très précis, au jeu des regards et des postures, Tissot traque les codes de la société victorienne. Dans la grande accumulation de détails qui remplissent la composition, le peintre livre autant une image de mode qu'une interrogation sur les conventions mondaines. À la différence des impressionnistes qui se jouent de l'éphémère et des sensations fugitives, Tissot incise le tissu social. Lorsque Renoir peint avec amour sa sensuelle compagne dans une somptueuse robe noire, Tissot, lui, montre son modèle dans une mise en scène ambiguë qui en soulève les paradoxes.
UN UNIVERS PROUSTIEN AVANT L'HEURE
Des années plus tard, l'œuvre de Tissot trouvera un écho dans la littérature, sous la plume de Marcel Proust. Dans son roman intitulé À la recherche du temps perdu, publié entre 1913 et 1927, l'auteur se base sur ses souvenirs pour dépeindre l'aristocratie et la grande bourgeoisie de son temps. Tissot comme Proust traquent et dévoilent ce qui se cache derrière les apparences.
Après la mort de Kathleen Newton en 1882, James Tissot rentre en France. À partir de 1888, ses convictions religieuses l'incitent à s'éloigner de ses thèmes de prédilection pour se consacrer aux sujets bibliques.
https://panoramadelart.com/analyse/evening
3) Musée d'Orsay, James Tissot (1836 - 1902), Evening (1878) :
Dans Evening, appelé aussi Le bal, Tissot décrit l'entrée d'une jeune femme, vêtue d'une luxuriante robe jaune, dans une soirée huppée. L'extrême féminité du personnage principal est mise en valeur par un savant jeu de courbes. Pratiquement au centre du tableau, son large éventail prolonge le galbe de ses épaules. Dans l'angle inférieur gauche, la longue traîne forme une impressionnante arabesque ascendante. Là, au milieu des rubans et des dentelles, apparaît un tissu à motifs japonisants de poissons dans l'eau. Ce détail doit être perçu comme une métaphore de la scène représentée, la jeune femme pénétrant dans un milieu où sa beauté l'imposera sans grandes difficultés.
De l'homme qui l'accompagne, on ne voit que le dos et la chevelure blanche. Ainsi dissimulé, ce personnage semble réduit à une seule fonction, celle d'ouvrir à sa partenaire les portes de la société mondaine. D'ailleurs la jeune femme se détache déjà de lui, portant son regard au loin.
A l'arrière plan, au milieu de la foule, on distingue deux femmes. Elles posent la nouvelle entrante comme une potentielle concurrente.
La Albright Knox Art Gallery de Buffalo, aux Etats-Unis, conserve dans ses collections une composition très proche de celle-ci, dont le titre, L'ambitieuse, dévoile un peu plus le projet de Tissot: livrer une vision incisive et critique des salons de son époque.
https://www.musee-orsay.fr/fr/oeuvres/evening-9160
4) | France Musique, "James Tissot : un carnet de bal à l'anglaise", 2020 :
Dans Evening, appelé aussi Le bal, Tissot invite à l’observation d’une jeune femme faisant son entrée dans une soirée huppée. Vêtue d’une luxuriante robe jaune à longue traîne en forme d’arabesque, au milieu des rubans et des dentelles, un tissu à motifs japonisants de poissons dans l’eau… Métaphore de l’aisance certaine de la jeune femme à pénétrer ce milieu où seule sa beauté l’impose au rythme d’une valse.
https://www.radiofrance.fr/francemusique/podcasts/histoires-de-musique/james-tissot-un-carnet-de-bal-a-l-anglaise-7263396
5) extrait de Evgenia Giannouri, "De La Galerie du Louvre au Temps de l’innocence. Une rencontre entre Samuel Morse et Martin Scorsese" in Muséoscopies. Fictions du musée au cinéma, 2018 :
Né dans l’une des familles de premier plan de la ville de New York, Newland Archer a été élevé pour être un parfait gentleman. Il représente les valeurs américaines de l’ère victorienne dans toute sa splendeur : la distinction sociale, la dignité et l’autosuffisance, le goût pour les arts. Cependant, tout en étant membre de la société dirigeante, il se présente souvent comme un étranger dans son propre monde. Il se considère intellectuellement supérieur à ses pairs en raison de ses voyages prolongés à l’étranger et son exposition à des modes de vie sophistiqués. Or, s’il revendique les valeurs de la « Nouvelle Terre », par opposition aux manières de la « vieille » Europe, concrètement ses actes témoignent encore de son adhésion à des façons de faire à l’« ancienne ». Il désire secrètement une femme4 avec qui il partage ses intérêts intellectuels mais vit dans l’hypocrisie d’un mariage de convenance. Il prétend viser toujours plus haut, des idéaux de liberté et de respect de l’État de droit, mais s’incline devant la puissance d’un statu quo qui étouffe les libertés individuelles, notamment des femmes.
14Au fur et à mesure que le film avance, Newland Archer fait preuve de son incapacité à réaliser son rêve et vivre en homme libre et éclairé. À travers lui, c’est l’Amérique toute entière qui est incapable de remplir la promesse du changement et de la nouveauté. À contre-courant des personnages centraux du cinéma américain d’action, Scorsese décrit son personnage principal comme un collectionneur de sensations, un spectateur passif d’un monde en voie de perdition. La caméra le capte souvent en train de contempler des peintures. C’est le cas notamment de la séquence du bal chez les Beaufort. La steadycam filme l’entrée du personnage dans le manoir en plan-séquence. Les peintures qu’il rencontre alors qu’il navigue au fil des salons dégagent un style où se mêlent académisme et mondanité : Suites d’un bal masqué de Jean-Léon Gérôme5 (1857), Le Retour du printemps de William-Adolphe Bouguereau6 (1886), Evening ou Le Bal de James Tissot7 (1885). Parmi les autres toiles qui décorent les murs du manoir, on reconnaît un second Tissot, le fameux Too Early (1873), un instantané de la vie moderne reçu au moment de son exposition à l’Académie royale de Londres comme un nouveau départ dans l’art.
15D’ores et déjà, on est frappé par une incohérence. Car en découvrant les toiles du manoir Beaufort, Newland Archer intercepte des aperçus d’un autre monde mais surtout d’une autre époque. Non seulement les peintures qu’il contemple s’inscrivent dans l’histoire de la peinture européenne et par la même occasion dans le sillage d’un classicisme révolu et revisité, mais par-dessus tout, elles sont, pour la plupart, postérieures à la période évoquée par la séquence du film. Les peintures réunies dans les salons des Beaufort viennent à la rencontre du personnage principal en provenance d’un ailleurs, mais surtout du futur. La continuité du plan-séquence et du déplacement du personnage dans l’espace est ainsi contrecarrée par la façon dont la collection de peintures construit une perception du temps discontinue et anachronique.
16Plus tard dans le film, le spectateur aura l’occasion de découvrir les goûts artistiques antiacadémiques d’Ellen Olenska grâce notamment à son tableau Signora seduta all’aperto (1866) du tachiste italien Giovanni Fattori. Le Dernier Voyage du Téméraire (1838) de William Turner apparaîtra à la fin du film dans le bureau de la résidence Archer. Quelques minutes plus tard, ce dernier voyage aura réellement lieu : Newland Archer part à Paris. La caméra de Scorsese le suivra au Louvre où, dans la salle du Cycle de Marie de Médicis8 de Pierre Paul Rubens, devant L’Apothéose d’Henri IV et La Proclamation de la Régence de Marie de Médicis (1625), Newland Archer prendra soudainement conscience de tout ce qu’il a échoué à vivre.
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6) Guillaume Tanguy, "Le pictural chez Edith Wharton. Fonctions du pictural dans le chapitre XII de The House of Mirth", 2013 (voir fichier joint en PDF):
The House of Mirth [Chez les heureux du monde, 1905] a pour toile de fond la conquête du Vieux New York par la nouvelle élite financière du pays. Contrairement au vieux New York, qui avait gardé le contact avec l’Europe et sa tradition artistique, les nouveaux riches se voient reprocher leur mauvais goût et leur absence de références culturelles. Norma Hatch, tel un poussin qui vient d’éclore, incarne ce néant civilisationnel. Pour ces arrivistes, la recherche de légitimité sociale passe par l’appropriation d’un capital symbolique, l’art, en particulier l’art pictural. C’est ce processus de quête statutaire, sur fond de dollars, qu’évoque Wharton dans The House of Mirth. La situation personnelle d’Edith Wharton était à l’opposé : aristocrate, Wharton détenait par sa naissance le capital symbolique de la distinction, et son statut de romancière aussi bien que de théoricienne de l’art lui permettait de proclamer sa compétence esthétique. La force satirique du roman provient donc d’un hiatus : la patricienne cultivée contemple avec dédain les capitalistes qui ont la naïveté de croire qu’en achetant des œuvres d’art, ils acquièrent ipso facto de la distinction alors que, comme Wharton devait l’écrire plus tard dans French Ways and Their Meaning [Les moeurs françaises et comment les comprendre, 1919] , on ne saurait accéder à la culture en empruntant des « raccourcis». Le voyage vers l’art prend du temps, suppose une longue marche et non une folle cavalcade. (…)
Au terme de cette analyse, il apparaît donc que le chapitre XII exprime une réflexion fondamentale sur la fonction de la peinture. Dans une Amérique en passe de se convertir au pouvoir de la finance, le pictural est dévoyé et mis au service d’ambitions sociales. La femme, objet pictural par excellence, est réifiée par le portrait qui est fait d’elle, qui la cadre pour mieux la livrer à la consommation d’une société patriarcale vorace. Croyant être artiste, Lily est en fait un simple objet artistique, et le spectacle des tableaux vivants est un guet‐ apens qui va permettre aux nouveaux riches de conquérir New York et de s’établir sur l’emblématique Cinquième Avenue. L’épisode de la soirée chez les Bry permet donc à Wharton d’exprimer sa méfiance quant à l’esthétisation de la femme liée, mais aussi d’esquisser sa conception de l’art, qui repose sur les notions de continuité, de responsabilité, de discipline, et de recherche de la beauté. Le chapitre met ainsi en scène toute l’ambiguïté du « désir esthétique », qui peut signifier soit le désir d’être un bel objet proposé au regard de l’artiste, soit la volonté de devenir soi‐même artiste autonome (…)
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