1 "L’être cherche, non pas à être reconnu, mais à être contesté : il va, pour exister, vers l’autre qui le conteste et parfois le nie, afin qu’il ne commence d’être que dans cette privation qui le rend conscient (c’est là l’origine de sa conscience) de l’impossibilité d’être lui-même, d’insister comme ipse ou, si l’on veut, comme individu séparé : ainsi peut-être ex-istera-t-il, s'éprouvant comme extériorité toujours préalable, ou comme existence de part en part éclatée, ne se composant que comme se décomposant constamment, violemment et silencieusement."
Maurice Blanchot, La communauté inavouable, I- La communauté négative, éd. de Minuit, 1983, p. 14-17.
2 "La communauté (...) semble s’offrir comme tendance à une communion, voire à une fusion, c’est-à-dire à une effervescence qui ne rassemblerait les éléments que pour donner lieu à une unité (une surindividualité) qui s’exposerait aux mêmes objections que la simple considération d’un seul individu, clos dans son immanence."
Maurice Blanchot, La communauté inavouable, I- La communauté négative, éd. de Minuit, 1983, p. 14-17.
3 "Le sujet de cette expérience communautaire n'est pas un sujet au sens métaphysique ordinaire d'un être autonome, monadique, unitaire, rationnel, qui existe indépendamment des autres. Il n'est pas non plus un sujet au sens existentiel qui postule que l'existence précède l'essence en étant redevable du sujet classique. Il s'agit plutôt d'un sujet fondamentalement pluriel. Nancy l'appellera « singulier-pluriel »."
Nidesh Lawtoo, "Bataille et la communauté mimétique", Revue Europe, 2020, p. 2-3.
4 "Le pluriel est déjà interne au singulier car ce sujet est toujours perméable à l'expérience des autres. Cette expérience émerge dans une relation de communication partagée avec les autres qui ne sont pas simplement extérieurs mais également intérieurs au moi, générant ce que Bataille appelle dans Sur Nietzsche, un « être pluriel-singulier ». Ainsi, Nancy dit que la communauté « n'est pas l'espace des ego - sujets et substances qui sont au fond immortels - mais des moi qui sont toujours les autres » (C.D., p. 43). C'est-à-dire des êtres « singuliers-pluraux »."
Nidesh Lawtoo, "Bataille et la communauté mimétique", Revue Europe, 2020, p. 2-3.
5 "Le principe de contagion ou de sympathie, génère la communauté par la communication d'un affect (pathos) dont le caractère déterminant est d'être partagé (sym-pathos). C’est autour de ce principe du partage, qui relie comme courant sous-jacent ipse avec un ou plusieurs autres, que circulent les mouvements contagieux."
Nidesh Lawtoo, "Bataille et la communauté mimétique", Revue Europe, 2020, p. 5 - 6.
6 "Politique, cela voudrait dire une communauté s'ordonnant au désœuvrement de sa communication, ou destinée à ce désœuvrement : une communauté faisant consciemment l'expérience de son partage."
Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, 1986.
7 "Le cum est ce qui lie (si c'est un lien) ou ce qui joint (si c'est un joint, un joug, un attelage) le munus du communis (...) : le partage d'une charge, d'un devoir ou d'une tâche, et non la communauté d'une substance. L' être-en-commun est défini et constitué par une charge, et en dernière analyse il n'est en charge de rien d'autre que du cum lui-même. Nous sommes en charge de notre avec, c'est-à-dire de nous."
J.-L Nancy, Conloquium, introduction à Roberto Esposito, Communitas. Origine et destin de la communauté, PUF, 2000, pp. 7 - 9.
8 "Simple effet des circonstances ou finalité prédéterminée par les potentialités de la nature humaine, le devenir individu de celle-ci et son intériorisation en conscience de soi devaient nécessairement s'accomplir en corrélation avec la complexification croissante des sociétés occidentales."
Alain Laurent, Histoire de l'individualisme, PUF, coll. Que sais-je, 1985, pp. 118 123.
9 "Le développement de la liberté individuelle ne comportant pas nécessairement en lui-même le principe de son bon usage, l'individualisme « postmoderne » est porteur de dérives subjectivistes qui risquent d'entraîner une chaotique juxtaposition de conduites irresponsables (non-respect du droit des autres, non-conscience des contraintes minimales impliquées par la vie en société ouverte) et relativistes (effets pervers de l'égalité : « Tout se vaut », « A chacun sa vérité et ses goûts »)."
Alain Laurent, Histoire de l'individualisme, PUF, coll. Que sais-je, 1985, pp. 118 123.
10 "Tout se passe en effet comme si, en se massifiant, l'individualisme était devenu plus « formel » que vraiment vécu et vivant, victime d'un double niveau de conformisme : on s'individualise en surface par conformité à un modèle désormais hégémonique, mais on reproduit mimétiquement et passivement le comportement des autres au lieu de créer une individualité réellement singulière."
Alain Laurent, Histoire de l'individualisme, PUF, coll. Que sais-je, 1985, pp. 118 123.
11 " (...) face à la multiplication des errances et des échecs résultant de l'incapacité fréquente d'affronter heureusement la solitude (qui appelle un recentrage ouvert de la relation à soi et à autrui), les incertitudes d'un monde plus complexe, les disciplines rationnelles de l'autodétermination (condition du développement historique de l'individualisme) ou l'absence d'idéaux collectifs, on peut se demander si tout être humain a vocation à devenir un individu indépendant exerçant effectivement sa souveraineté et en jouissant."
Alain Laurent, Histoire de l'individualisme, PUF, coll. Que sais-je, 1985, pp. 118 123.
12 "Mais les développements futurs de l'individualisme peuvent prendre une dimension plus traditionnellement politique, avec l'exigence de l'individu — la plus minoritaire des minorités — d'aller au-delà de la démocratie en n'étant plus asservi s'il le souhaite à la loi de la majorité et au pouvoir régalien de l'Etat-nation."
Alain Laurent, Histoire de l'individualisme, PUF, coll. Que sais-je, 1985, pp. 118 123.
13 "Je crois que nous devrions être hommes d’abord et sujets ensuite. Il n’est pas souhaitable de cultiver le même respect pour la loi et pour le bien. La seule obligation qui m’incombe est de faire bien."
Henry-David Thoreau, La désobéissance civile, 1849, pp 4-5.
14 "Celui qui se voue corps et âme à ses semblables passe à leurs yeux pour un bon à rien, un égoïste, mais celui qui ne leur voue qu’une parcelle de lui-même est salué des titres de bienfaiteur et philanthrope."
Henry-David Thoreau, La désobéissance civile, 1849, pp 4-5.
15 "Le véritable Homme, c'est la Nation ; l'individu, lui, est toujours un égoïste. Dépouillez donc cette individualité qui vous isole, cet individualisme qui ne souffle qu'inégalité égoïste et discorde, et consacrez-vous entièrement au véritable Homme, à la Nation, à l'État. Alors seulement vous acquerrez votre pleine valeur d'hommes et vous jouirez de ce qu'il appartient à l'Homme de posséder."
Max Stirner, L’unique et sa propriété, II. — Les anciens et les modernes, c. "Les affranchis", § 1. — Le Libéralisme politique (1845), p. 117-121.
16 "L'État devint ainsi la véritable Personne devant laquelle s'efface la personnalité de l'individu ; ce n'est pas moi qui vis, c'est lui qui vit en moi. D'où nécessité de bannir l'égoïsme d'autrefois et de devenir le désintéressement et l'impersonnalité mêmes. Devant l'État-Dieu, tout égoïsme disparaissait, tous se trouvaient égaux, tous étaient, sans que rien ne permît de les distinguer les uns des autres, des Hommes et rien que des Hommes."
Max Stirner, L’unique et sa propriété, II. — Les anciens et les modernes, c. "Les affranchis", § 1. — Le Libéralisme politique (1845), p. 117-121.
17 "(…) le munus que la communítas partage n' est pas une propriété ni une appartenance, n'est pas un avoir, mais au contraire une dette, un gage, un don-à-donner. Il est donc ce qui déterminera, ce qui est sur le point de devenir, ce qui virtuellement est déjà un manque."
Roberto Esposito, Communitas. Origine et destin de la communauté, PUF, 2000, pp. 20-21.
18 "Les sujets de la communauté sont unis par un «devoir» (…) - un devoir qui fait qu'ils ne sont pas entièrement leur propre maître, un devoir qui plus précisément les exproprie, en partie ou totalement, de leur propriété initiale, de leur propriété la plus «propre », c'est-à-dire de leur subjectivité même."
Roberto Esposito, Communitas. Origine et destin de la communauté, PUF, 2000, pp. 20-21.
19 "(…) le commun n'est pas caractérisé par le propre, mais par l'impropre - ou plus radicalement par l'autre. Il est caractérisé par le fait que la propriété soit, partiellement ou intégralement, vidée et renversée en son négatif; par une dé-propriation qui investit et décentre le sujet propriétaire, le forçant à sortir de lui-même, à s'altérer."
Roberto Esposito, Communitas. Origine et destin de la communauté, PUF, 2000, pp. 20-21.
20 "(...) la communauté ne peut être pensée comme un corps, comme une corporation dans laquelle les individus se fondraient en un individu plus grand. (…) La communauté n' est pas une manière d'être - et encore moins de « faire » - du sujet individuel. Elle n' est pas sa prolifération ou sa multiplication, mais son exposition à ce qui en interrompt la fermeture et qui le retourne à l'extérieur. Elle est un vertige, une syncope, un spasme dans la continuité du sujet."
Roberto Esposito, Communitas. Origine et destin de la communauté, PUF, 2000, pp. 20-21.
21 "(...) non seulement la communauté n' est pas identifiable à la res publica, à la « chose » commune, mais elle est bien plutôt le trou dans lequel celle-ci risque continuellement de glisser, l'éboulement qui se produit sur ses flancs et en elle. Cette faille qui cerne et transperce le « social » a toujours été ressentie comme le danger constitutif de - plus que dans - la société humaine (...)"
Roberto Esposito, Communitas. Origine et destin de la communauté, PUF, 2000, p. 22.
22 "Il faut donc admettre que l’unité qui définit un individu est plus à même d’être saisie par autrui que par lui-même. Les auteurs du XXe siècle expriment l’opacité à soi, l’altérité intérieure de leur personnalité. C’est la recherche d’unité, de transparence, qui serait désormais déplacée. Le « je » apparaît comme en retrait de sa propre vie ; cette extériorité peut même prendre la forme d’un exil volontaire. Du regard porté sur soi naît une hétérogénéité vagabonde plutôt que la certitude d’une unité fondatrice. »
Christophe Giolito et Laurent Bouvet, La Culture générale à Sciences Po, 3e édition, Sedes, 2009, Chapitre I, section 3 : « Individu et individualisme ».
23 "L’individualisme est moins un retour au sujet que l’aspect le plus visible d’un changement global de la relation à l’égalité dans la société française. La nouveauté est l’exigence sociale, valable désormais pour tous - et non admise par tous, ce qui est un autre problème -, de se comporter en individus ; la nouveauté est ce processus impersonnel, ce mode de socialisation qui pousse chacun à se rendre visible et le contraint à l’autonomie."
Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Paris, Calmann-Levy, 1991, p.280-281, 286-287.
24 "Avec Le Temps de l’innocence Scorsese revient sur la construction de l’identité américaine mais d’un point de vue différent. Ce qui l’intéresse dorénavant est de questionner les principes élaborés dans la Déclaration d’Indépendance des États-Unis, notamment la façon par laquelle l’élite sociale de New York à la fin du xixe siècle manifeste son appartenance à l’American way of life, un mode de vie construit essentiellement sur le culte de la liberté individuelle et la recherche du bonheur. Le cinéaste part de l’hypothèse que les intérieurs de ses protagonistes, notamment leurs goûts en matière d’art, révèlent leur américanité, à savoir leur degré d’adhésion aux principes fondateurs de la nation et aux thèmes centraux de la nouvelle culture naissante."
Evgenia Giannouri, "De La Galerie du Louvre au Temps de l’innocence. Une rencontre entre Samuel Morse et Martin Scorsese" in Muséoscopies, Fictions du musée au cinéma, P.U.N, 2022, p. 125-138.
25 "La Societas, considérée en elle-même, est donc antérieure par nature à l’État ; s’il n’y avait pas d’État (ou s’il n’y en avait plus ou presque plus), il y aurait bien des relations interhumaines, des groupes humains tendraient constamment à se former, et c’est alors que se dérouleraient ces processus transindividuels tendanciels dont il a été question plus haut ; mais leur conflictualité les rendrait trop instables pour durer – jusqu’au moment, précisément, où, de leurs interactions mêmes, naîtrait l’État. Car, une fois constitué l’État, les lois qu’il impose donnent à cette Societas la stabilité qui lui manquait et en font une Civitas (...)".
A. Matheron, « L’État, selon Spinoza, est-il un individu au sens de Spinoza ? » in Etudes sur Spinoza et les philosophies de l'Age Classique, Transformation der Metaphysik in die Moderne, M. Gelinski éd., Königshausen und Neumann, 2003, ENS éditions, 2011, p. 417-435.
26 "La communauté ne se pense pas de l’extérieur par l’espace qu’elle délimite, sauf à courir le risque de se perdre dans un déterminisme factuel niant la singularité de chacun (le fait d’être déterminé par son appartenance à telle ou telle communauté). Elle implique plutôt un travail sur l’intériorité de l’individu, autre voie pour saisir l’étrangeté familière d’un sujet qui entretient des liens plus ou moins tendus avec son groupe social."
Alain Milon, La place de l’étranger dans la communauté. Dialogue entre Lévinas et Blanchot, PUN, 2018. "Préliminaires : l’individu avec ou sans appartenance communautaire ?" p. 11-29.
27 "La communauté ne saurait se réduire à une sorte de détermination qui obligerait l’individu à se conformer à ce que les agencements sociaux ou mentaux font de lui.(…) Elle est d’abord (…) une façon de faire moduler sa singularité et son divers, et ceci d’autant plus que l’in-dividu est avant tout l’être qui indivise avec la question de savoir si le « in » traduit plus une négation (le « in » d’incapable par exemple) ou une localisation, voire une possibilité d’être (le « in » d’inventer, « venir dedans »). Cette modulation, la devise latine de la Comédie Française tente de la faire vivre : Simul et simulis (être ensemble et être soi-même)."
Alain Milon, La place de l’étranger dans la communauté. Dialogue entre Lévinas et Blanchot, PUN, 2018. "Préliminaires : l’individu avec ou sans appartenance communautaire ?" p. 11-29.
28 "Communauté du refus, non pour dire qu’il faut s’exclure de toute communauté au nom d’un individualisme exacerbé, individualisme que l’on a d’ailleurs beaucoup de peine à délimiter, mais pour montrer que la communauté, plus qu’un espace qui concentre des individus revendiquant, selon les circonstances, des règles communes, est d’abord un lieu provisoire engendrant un mouvement d’incertitude, de résistance et de fragmentation intime, une sorte de morcellement pour saisir nos limites, et, par effet de rebond, la singularité que nous avons en nous."
Alain Milon, La place de l’étranger dans la communauté. Dialogue entre Lévinas et Blanchot, PUN, 2018. "Préliminaires : l’individu avec ou sans appartenance communautaire ?" p. 11-29.
29 "(…) ce n’est pas de certitudes dont la communauté a besoin, de ces certitudes qui la rassurent quant à son agrégation, de celles qui masquent toutes différences, de ces certitudes aussi qui l’incitent à claironner avec plus ou moins de force sa supériorité sur des groupes non communautaires, voire sur d’autres communautés. Non, la communauté semble avoir plus besoin d’incertitudes quant à ce qui pousse l’individu à s’agréger, presque par sécurité, à un groupe ; une instabilité qui l’invite à s’interroger sur ses capacités à saisir l’étrangeté familière qui l’habite."
Alain Milon, La place de l’étranger dans la communauté. Dialogue entre Lévinas et Blanchot, PUN, 2018. "Préliminaires : l’individu avec ou sans appartenance communautaire ?" p. 11-29.
30 "Si la communauté est davantage l’expression d’un mouvement que la revendication d’un territoire où se retrouvent des individus en quête d’une identité commune, c’est avant tout parce que le sentiment d’adhésion ou d’appartenance à un groupe importe moins que l’impression d’incertitude et de résistance à l’égard de sa propre identité. Je n’adhère pas à un groupe, mais je résiste à toute addition homogénéisant ce qu’elle additionne."
Alain Milon, La place de l’étranger dans la communauté. Dialogue entre Lévinas et Blanchot, PUN, 2018. "Préliminaires : l’individu avec ou sans appartenance communautaire ?" p. 11-29.
31 "Le frère est le côté selon lequel l'esprit de la famille devient individualité qui se tourne vers un autre domaine et passe dans la conscience de l'universalité. Le frère a abandonné ce règne éthique de la famille qui est immédiat, élémentaire!, et par conséquent proprement négatif, pour conquérir et produire le règne éthique effectif, conscient de soi-même.
De la loi divine, dans la sphère de laquelle il vivait, il passe à la loi humaine. Mais la sœur devient ou la femme reste la directrice de la maison et la conservatrice de la loi divine. C'est ainsi que les deux sexes surmontent leurs essences naturelles, et se présentent dans leur signification éthique, comme les natures diverses que se répartissent entre elles les différences que se donne la substance éthique."
Hegel, Phénoménologie de l'Esprit (1807), tome II, VI. L'esprit. a) Le monde éthique, la loi humaine et la loi divine, l'homme et la femme, trad. J.Hyppolite, éd. Aubier, 1941, pp. 25-26.
32 "(...) [Pour Spinoza], le maintien de la concorde et de la paix en société dépend de la production continue du désir de vivre ensemble pour être libre. Il implique donc l’articulation d’une réflexion éthique et d’une réflexion politique, car il ne s’agit pas simplement de s’interroger sur le choix d’un type de régime politique, mais sur le rapport de l’individu à soi et aux autres, qui est au cœur du désir de vivre ensemble. Cette démarche implique la prise en considération de l’ingenium des individus et du peuple pour construire et organiser la vie commune et elle repose sur l’expérience d’une liberté et d’un accroissement de puissance qui devient une fin ultime."
Chantal Jaquet, introduction à Gaye Çankaya Eksen, Spinoza et Sartre. De la politique des singularités à l’éthique de générosité, Garnier, 2017.
33 "Pour déblayer le chemin, Roberto Esposito déconstruit le terme même de communauté. En latin, communitas, rappelle-t-il, est composé de deux mots: cum, notre «avec», et munus, «tâche», devoir, charge, don. En français, ce mot munus se retrouve dans des expressions du genre immunité, immunisé (sans munus, non astreint à, dispensé de quelque chose), mais aussi dans munificence (luxe, dépense gratuite). Aussi, la communauté met-elle finalement en commun le munus, non pas un droit, quelque chose à partager, qui serait le «propre» de ses membres, mais une charge, un manque, une dette, finalement rien, mais un Rien qui fait le Sens. Pour Esposito, cette idée de la communauté comme partage de l'«impropre», a le mérite de barrer la route aux idéologies «communautaristes» et à leurs entreprises de nettoyage, de n'importe quelle obédience (…)"
Jean-Baptiste Marongiu, "Le commun du mortel", sur l'essai de Roberto Esposito, Communitas. Origine et destin de la communauté, PUF, 2000 in "Libération", 25 mai 2000.
34 " (…) ainsi que l’explique la préface du TTP, le sage est obligé de vivre parmi des hommes agissant par préjugés, et donc potentiellement dangereux. A ce titre la philosophie politique est bien une nécessité, en ce qu’elle impose la marque de la raison aux conduites passionnées des ignorants. Cependant, même en formulant les choses de la sorte, elle ne paraît pas revêtir la même dignité que la vie théorétique du sage. Mais affirmer cela ne revient-il à méconnaître les enjeux recouverts par l’entreprise spinoziste de penser philosophiquement la vie collective, en commençant par enfermer littéralement la subjectivité en elle-même ? Une telle approche ne revient-elle pas en effet à considérer que celle-ci est selon la fameuse expression « un empire dans un empire [imperium in imperio] » ? Tel paraît être le cas, et tout au contraire il est nécessaire que dans la vie commune réalisée sous la conduite de la raison, et dans la vie politique quelle qu’elle soit (même si elle est dominée par les passions), l’homme réalise son essence en dépassant une conception étroite de l’individualité."
Thierry Ménissier, "La philosophie politique de Spinoza, 1 : un corpus problématique ?", tumulti e ordini.com, 8 Janvier 2009.
35 "Désormais, l’individu est moi (chacun de nous) face à la société, laquelle est appréhendée sous deux aspects opposés : tantôt comme une pluralité indéfinie d’êtres semblables à ego (autrui, les autres), tantôt comme un antagoniste menaçant d’usurper mes prérogatives de sujet conscient et responsable. Dans ce dernier cas, on dit volontiers la société, l’article défini opérant ici comme une totalisation du domaine du « non-moi » en un Léviathan formidable."
Vincent Descombes, "Les individus collectifs" in Revue du MAUSS 2001/2 (no 18), pages 305 à 337.
36 "Quand l’individualité est fixée au moi et à l’autrui, la collectivité doit rester une pluralité. Il lui est interdit de se donner pour unifiable ou intégrable, sous peine de passer pour un organisme monstrueux, pour quelque super-individu doté d’une conscience et de pouvoirs supérieurs à ceux de ses membres."
Vincent Descombes, "Les individus collectifs" in Revue du MAUSS 2001/2 (no 18), pages 305 à 337.
37 "Si nous nous interrogeons sur la représentation spontanée que suscite dans la plupart des cas l'idéal du communisme marxiste, il est plus que probable que nous verrons en premier lieu l'intégration de l'homme dans la société comme suppression de l'individu en tant qu'être autonome. C'est comme si l'idéal marxiste était le reflet de quelque tourment « nirvanique » tendant à fondre et à supprimer la spécificité et la différence individuelle dans l'universalité sociale considérée comme salvatrice. L'homme ne se sauverait qu'en se perdant comme individu concret et qu'en se confondant dans le tout social pour n'avoir d'autre volonté, d'autre passion et d'autre perfection que celle de la totalité.
Cette image s'est profondément enracinée dans la représentation collective d'autant plus qu'il y a indéniablement dans tout individu un désir secret (Freud en démontre les mécanismes) de retourner à l'indifférence originelle en supprimant l'individualité et le poids d'une autonomie ou d'une liberté dont on n'a souvent que faire."
A. Vachet, "La dialectique de l’individu et de la collectivité dans la pensée de Marx : remarques pour une esquisse d’une théorie marxiste des fondements des droits et des libertés humaines" in Philosophiques, 1975, 2, p. 23–53.
38 "Concrètement, l'individu intègre la société à lui-même tout autant qu'il s'intègre à la société. Le marxisme continue et dépasse
la vieille tradition aristotélicienne. L'extériorisation de la société et sa réduction à un pur moyen vient de la rupture de cette tradition avec le triomphe de l'idéologie libérale au XVIIIe siècle. Elle est d'ailleurs de nature idéologique."
A. Vachet, "La dialectique de l’individu et de la collectivité dans la pensée de Marx : remarques pour une esquisse d’une théorie marxiste des fondements des droits et des libertés humaines" in Philosophiques, 1975, 2, p. 23–53.
39 "La société est d'abord intrinsèque à l'homme avant d'être son milieu. Il y a coïncidence de l'individualité et de la sociabilité de l'homme concret : toute tentative pour opposer ces deux dimensions conduit à les nier Tune et l'autre, c'est-à-dire à tronquer l'individu tout autant que la société, comme Marx l'implique quand il écrit [Manuscrits de 1844]:
Il faut surtout éviter de fixer de nouveau la « société » comme une abstraction en face de l'individu. L'individu est l'être social. La manifestation de sa vie — même si elle n'apparaît pas sous la forme immédiate d'une manifestation collective de la vie, accomplie avec d'autres et en même temps qu'eux — est donc une manifestation et une affirmation de la vie sociale. La vie individuelle et la vie générique de l'homme ne sont pas différentes (…) L'homme — à quelque degré qu'il soit donc un individu particulier (et sa particularité en fait précisément un individu et un être social individuel réel) — est donc tout autant la totalité, la totalité idéale, l'existence subjective pour soi de la société pensée et sentie, que, dans la réalité, il existe soit comme contemplation et jouissance réelle de l'existence sociale soit comme totalité de manifestation humaine de la vie."
A. Vachet, "La dialectique de l’individu et de la collectivité dans la pensée de Marx : remarques pour une esquisse d’une théorie marxiste des fondements des droits et des libertés humaines" in Philosophiques, 1975, 2, p. 23–53.
40 "(...) la liberté a toujours un rapport à la société car en un sens concret, elle « n'est pas possible sans la communauté. Ce n'est que dans la communauté que l'individu acquiert les moyens de développer ses facultés dans tous les sens ; ce n'est que dans la communauté que la liberté devient possible." (K. Marx, Idéologie allemande, A. Costes, vol. VI, p. 226)
A. Vachet, "La dialectique de l’individu et de la collectivité dans la pensée de Marx : remarques pour une esquisse d’une théorie marxiste des fondements des droits et des libertés humaines" in Philosophiques, 1975, 2, p. 23–53.
41 " (...) les hommes (…) comme le rappelle la préface de la partie III de l’Ethique, ne peuvent pas être conçus « comme un empire dans un empire », c’est-à-dire, d’une part, comme une réalité ontologique séparée du reste de la nature, mais, d’autre part, aussi, comme une série d’individus séparés et atomisés, chacun étant alors construit selon un principium individuationis qui préexisterait à toute interaction avec d’autres êtres. Or, et bien au contraire, l’individu humain est constitué par un champ de forces, en constante tension, à l’intérieur duquel se produisent des effets qui modifient, soit ce champ lui-même, soit son environnement selon une perspective qui privilégie une conception osmotique et fluide du rapport entre l’individu et le monde."
Stefano Visentin, "Volonté d’être esclave et désir d’être libre. Ambivalence de la multitude chez Spinoza", in Spinoza transalpin, sous la direction de C. Jaquet et P.F. Moreau, Publications de la Sorbonne, Paris, 2012, pp. 183-199.
42 "(...) les affects qui traversent un individu doivent être entendus non comme les propriétés d’un sujet (qui leur préexisterait), mais, au contraire, comme les éléments constitutifs d’une nature humaine structurée selon des mécanismes de transformation toujours en acte : agir et pâtir sont ainsi des facteurs de changement, (adéquats ou pas) en collaboration (ou non) avec d’autres causes, toujours générateurs d’effets. Evidemment, cette structure de l’individualité (...) est aussi le modèle de la constitution de la multitude, qui n’est pas une somme algébrique de puissances distinctes (comme chez Hobbes), mais bien un multiple ouvert et non sériel (non numérique), structurellement susceptible d’augmentation ou de diminution de puissance, et cela, soit en extensivité (selon l’acquisition ou la perte d’éléments, sans que sa structure en soit modifiée), soit en intensivité (c’est-à-dire selon le plus ou moins grand degré d’intégration de ses éléments constitutifs – ou, comme le dit Spinoza, des ingenia singuliers). Ce multiple est donc «immédiatement» politique, il ne nécessite pas, autrement dit, une médiation juridique ni une représentation institutionnelle afin de pouvoir agir."
Stefano Visentin, "Volonté d’être esclave et désir d’être libre. Ambivalence de la multitude chez Spinoza", in Spinoza transalpin, sous la direction de C. Jaquet et P.F. Moreau, Publications de la Sorbonne, Paris, 2012, pp. 183-199.
43 "Comme le dit la lettre 50 [de Spinoza] à Jarig Jelles : « Vous me demandez quelle différence il y a entre Hobbes et moi quant à la politique : cette différence consiste en ce que je maintiens toujours le droit naturel et que je n’accorde dans une cité quelconque de droit au souverain sur les sujets que dans la mesure où, par la puissance, il l’emporte sur eux ; c’est la continuation de l’état de nature ». Au cœur de la logique artificialiste du contractualisme hobbesien, Spinoza retrouve ainsi la permanence irréductible d’un élément du « réalisme machiavélien », c’est-à-dire la conscience de l’indépassabilité de la dimension passionnelle collective et, par conséquent, l’irréductibilité de la potentia multitudinis à un principe unitaire."
Stefano Visentin, "Volonté d’être esclave et désir d’être libre. Ambivalence de la multitude chez Spinoza", in Spinoza transalpin, sous la direction de C. Jaquet et P.F. Moreau, Publications de la Sorbonne, Paris, 2012, pp. 183-199.
44 "(...) le conatus de chaque essence, par lequel elle s'affirme elle-même, implique à la fois une résistance à sa destruction par d'autres choses « contraires » et une combinaison ou coalition avec d'autres choses « semblables » contre l'adversité. Toute altérité est en un sens une menace, mais contre cette menace il n'y a pas d'autre recours que l'altérité, ou son retournement en convenance. Dans le champ historique et politique, le conatus s'appelle « droit naturel » de chaque chose, et la critique simultanée de l'individualisme et de l'organicisme s'exprime dans la double démonstration fondamentale : l'autonomie ou la puissance des individus n'est pas réduite, mais accrue, par la constitution de la société civile ou de l'État; la souveraineté ou la puissance de l'État n'est pas restreinte, mais accrue, par l'autonomie des individus, en particulier leur liberté de pensée et de parole."
Étienne Balibar, Spinoza politique. Le transindividuel, P.U.F, 2018, pp. 203-204.
45 "Chaque « genre de connaissance » peut donc être considéré (...) comme une façon d'établir le lien nécessaire entre la conservation des individus et l'institution de la communauté.(...) la théorie spinoziste des rapports entre l'imagination et la raison peut aussi nous aider à comprendre mieux ce que désignent chez lui les notions de « passivité » et d' « activité ». La communication imaginaire repose sur le fait que les esprits des individus sont dominés par des idées de ressemblance à la fois inadéquates et confuses, qui ne peuvent que nous faire osciller entre des illusions contraires (croire à l'identité absolue ou à l'incompatibilité des individus, voir dans les humains des frères ou des ennemis par nature). Quant à la communication rationnelle, elle demande que les humains se connaissent comme des individus différents qui ont cependant beaucoup en commun. « Sous la conduite de la raison », les hommes apprennent que leurs « semblables » sont irréductiblement singuliers, puisque chacun possède ce que Spinoza appelle un ingenium propre, et que pourtant il y a entre eux bien plus de convenientiae qu'entre toutes les autres choses. Dans les deux cas, il s'agit bien de transindividualité, et elle forme la condition de possibilité de l'existence des individus, mais de façon antithétique."
Étienne Balibar, Spinoza politique. Le transindividuel, P.U.F, 2018, p. 234.
46 " Ce qui singularise un individu ne peut procéder que de sa propre activité, qu'il faut concevoir comme « force » (conatus), « énergie » (vis), « tendance» (appetitus) ou « désir» (cupiditas) de réaliser dans le temps et l'espace ce dont il est capable (Spinoza se contente d'écrire : quantum in se est). Ce pouvoir dynamique (...) conduit à un nominalisme radical : tout individu est unique, (...) ainsi qu'à une définition de l'individualité qui en souligne la complexité et, par voie de conséquence, relativise la signification de l'opposition entre « tout » et « parties ». Nous le savons, c'est aussi cette façon radicale de réorganiser la logique de l'individuation qui est souvent rendue responsable de thèses intenables ou inacceptables concernant la liberté individuelle. La difficulté provient à l'évidence du fait que, si l'on construit les relations entre individus en les incorporant à d'autres individualité s de niveau supérieur, l'autonomie des parties semble s'absorber entièrement dans l'intérêt ou la loi de conservation du tout, ce qui paraît difficile à admettre lorsque ces « parties» sont précisément des êtres humains."
Étienne Balibar, Spinoza politique. Le transindividuel, P.U.F, 2018, p. 238.
47 " Quand Spinoza fait du désir (cupiditas) « l'essence même de l'homme » , et le met ainsi en rapport avec la vertu, son intention n'est évidemment pas de conforter une anthropologie pessimiste, dénonçant l'égoïsme naturel des hommes et l'opposant à un idéal de moralité altruiste. Son but est de montrer que l'affectivité qui fait « osciller » le psychisme humain (fluctuatio animi) et le commerce transindividuel à la fois réel et imaginaire sont originellement liés. Il est de définir un processus du « devenir nécessaire » de la liberté elle-même qui les associe de bout en bout. «Libertas [ ... ] agendi necessitatem non tollit, sed ponit » ["la liberté n’ôte pas la nécessité d’agir, elle la pose] (TP, II, 11 ). La « loi » de ce procès est que la libération de l'individu multiplie réellement la puissance collective, de même que la liberté collective multiplie la puissance de l'individu."
Étienne Balibar, Spinoza politique. Le transindividuel, P.U.F, 2018, p. 240.
49 "Dans le domaine symboliquement chargé du théâtre d'Eschyle, (...) La femme est le plus souvent identifiée aux forces extérieures à la solide citadelle de la cité patriarcale. Elle est identifiée au sauvage, à l'incontrôlé, à l'imprévisible, et au dangereux, dans le domaine mystérieux où hommes et bêtes se rencontrent. Mais elle est identifiée aussi aux valeurs culturelles, plus particulièrement dans le domaine où culture et nature se rencontrent, c'est-à-dire dans le milieu domestique et, surtout, dans son rapport avec les enfants. Dans l'espace, elle représente le sauvage, le lointain, le sublime, le profond, l'intérieur. Dans le temps, elle représente le passé qui doit être surmonté ou soumis dans l'intérêt du «progrès». Les Danaïdes sont une représentation parfaite de cette formulation schématique."
Froma I. Zeitlin, "La politique d'Éros. Féminin et masculin dans les Suppliantes d'Eschyle", in Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens, vol. 3, n° 1-2, 1988. pp. 231-259.
50 "Peut-être cette silhouette du féminin explique-t-elle mieux sa fonction catalytique dans Eschyle, car son ambiguïté lui donne sa force. Elle est perçue à la fois comme intérieure et extérieure à sa société. Les Danaïdes sont à la fois grecques et barbares. Elles appartiennent à la cité, et pourtant lui restent étrangères.(...) La liminalité de la femme - capable de franchir les limites- comme le fait Io, comme le font les Danaïdes dans Les Suppliantes, lui donne une fonction médiatrice entre des mondes différents et fournit à la société une « pépinière de créativité » qui permet l'innovation et la croissance. Mais ce ferment culturel se met en place par des dissolutions de structures à travers l'action tragique, qui commencent surtout quand la femme franchit les limites sexuelles socialement marquées."
Froma I. Zeitlin, "La politique d'Éros. Féminin et masculin dans les Suppliantes d'Eschyle", in Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens, vol. 3, n° 1-2, 1988. pp. 231-259.
51 "L'essentiel n'est pas l'histoire individuelle de la vie d'une femme, mais la série de problèmes que son refus pose à la société, (et à elle-même en tant que membre de cette société). Le rejet par les Danaïdes des prétendants qui considèrent le mariage comme une acquisition et un esclavage, est un impératif moralement nécessaire . Pourtant leur rejet du mariage qui implique aussi le rejet de toute masculinité nie la nature -pas seulement la nature féminine - et par conséquent, nie aussi la culture qui, en fin de compte, légitime la conception de la nature."
Froma I. Zeitlin, "La politique d'Éros. Féminin et masculin dans les Suppliantes d'Eschyle", in Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens, vol. 3, n° 1-2, 1988. pp. 231-259.
52 "Un chœur, le plus souvent, parle avec la voix collective de la communauté, faisant appel au fond commun des valeurs acceptées et des mythes publics. La collectivité des Danaïdes toutefois est non-communautaire et présociale. Caractérisées comme une compagnie (στόλος), un essaim (εσμός), ou troupeau (ποίμνη), le groupe des femmes se distingue de la collectivité masculine (κοινόv) de la polis, qui, persuadée par le logos, agit unanimement dans l'institution politique de l'assemblée (vv. 605-08). Et le mythe des Danaïdes, tel qu'elles l'interprètent, est un mythe privé dans lequel le point de vue analogique cède à celui de l'identification."
Froma I. Zeitlin, "La politique d'Éros. Féminin et masculin dans les Suppliantes d'Eschyle", in Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens, vol. 3, n° 1-2, 1988. pp. 231-259.
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