7 La communauté ne se pense pas de l’extérieur par l’espace qu’elle délimite, sauf à courir le risque de se perdre dans un déterminisme factuel niant la singularité de chacun (le fait d’être déterminé par son appartenance à telle ou telle communauté). Elle implique plutôt un travail sur l’intériorité de l’individu, autre voie pour saisir l’étrangeté familière d’un sujet qui entretient des liens plus ou moins tendus avec son groupe social.
15 § court : la communauté ne saurait se réduire à une sorte de détermination qui obligerait l’individu à se conformer à ce que les agencements sociaux ou mentaux font de lui.(…) Elle est d’abord (…) une façon de faire moduler sa singularité et son divers, et ceci d’autant plus que l’in-dividu est avant tout l’être qui indivise avec la question de savoir si le « in » traduit plus une négation (le « in » d’incapable par exemple) ou une localisation, voire une possibilité d’être (le « in » d’inventer, « venir dedans »). Cette modulation, la devise latine de la Comédie Française tente de la faire vivre : Simul et simulis (être ensemble et être soi-même)
15 § long :la communauté ne saurait se réduire à une sorte de détermination qui obligerait l’individu à se conformer à ce que les agencements sociaux ou mentaux font de lui. La communauté est encore moins la revendication d’une appartenance, qu’elle soit géographique, culturelle ou sociale. Elle est d’abord, et c’est notre enjeu, une façon de faire moduler sa singularité et son divers, et ceci d’autant plus que l’in-dividu est avant tout l’être qui indivise avec la question de savoir si le « in » traduit plus une négation (le « in » d’incapable par exemple) ou une localisation, voire une possibilité d’être (le « in » d’inventer, « venir dedans »). Cette modulation, la devise latine de la Comédie Française tente de la faire vivre : Simul et simulis (être ensemble et être soi-même), sans perdre de vue non plus l’ambiguïté de la formule. Faut-il la comprendre comme un être ensemble pour être soi-même, comme un être soi-même pour être ensemble ou comme un être ni ensemble ni soi-même ?
16 Communauté du refus, non pour dire qu’il faut s’exclure de toute communauté au nom d’un individualisme exacerbé, individualisme que l’on a d’ailleurs beaucoup de peine à délimiter, mais pour montrer que la communauté, plus qu’un espace qui concentre des individus revendiquant, selon les circonstances, des règles communes, est d’abord un lieu provisoire engendrant un mouvement d’incertitude, de résistance et de fragmentation intime, une sorte de morcellement pour saisir nos limites, et, par effet de rebond, la singularité que nous avons en nous.
22 La communauté n’est pas une question d’apparence, encore moins d’appartenance car si tel était le cas, nous aurions autant d’espaces communautaires qu’il existe de communautés. La communauté que nous cherchons à comprendre ici se construit plutôt à l’intérieur même du sujet. Il n’y aurait en fin de compte qu’une communauté, la communauté humaine, celle que Balzac décline dans La Comédie humaine dont l’Avant-Propos énonce les multiples singularités : « La Société ne fait-elle pas de l’homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a de variétés en zoologie ? »
30 (…) ce n’est pas de certitudes dont la communauté a besoin, de ces certitudes qui la rassurent quant à son agrégation, de celles qui masquent toutes différences, de ces certitudes aussi qui l’incitent à claironner avec plus ou moins de force sa supériorité sur des groupes non communautaires, voire sur d’autres communautés. Non, la communauté semble avoir plus besoin d’incertitudes quant à ce qui pousse l’individu à s’agréger, presque par sécurité, à un groupe ; une instabilité qui l’invite à s’interroger sur ses capacités à saisir l’étrangeté familière qui l’habite.
31 En résistant à l’unité absolue qui nie la distinction des parties puisque c’est souvent comme cela que la sociologie définit l’espace communautaire, on fait la preuve que la communauté n’est pas une aspiration grégaire mais la capacité à s’interroger sur ce qui nous manque comme nous le verrons à travers la question : « Mais qu’est-ce donc qui nous manque ? » de La Divine Consolation.
Évidemment, la réponse de la tradition scolastique importe peu. Par contre, la possibilité même de se poser la question, et par là l’occasion de résister à une sorte de plan de transcendance qui ferait de la communauté un cadre échappant à l’individu en le sublimant, semble plus importante. La communauté reste avant tout un regard critique sur ce qui lie des singularités, et en ce sens, elle n’a rien d’une union ou d’une communion. Elle est communauté par son acceptation de la différence, une différence qui n’a rien de morale, une différence qui ne sert pas à classer, hiérarchiser et évaluer des singularités ; une différence qui ne s’inscrit sur aucun registre quantitatif, une différence qui, par sa qualité, revendique une indifférenciation, une différence sans différenciation parce qu’elle refuse le classement alors que la différenciation, elle, l’institue en hiérarchisant ce qu’elle différencie.
37 L’archipel, comme les espaces indifférenciés par nature, est bien ce lieu où les différences sont là même s’il est difficile de les saisir puisqu’il s’agit d’un même élément qui, disséminé, semble à chaque fois ni tout à fait le même ni tout à fait un autre pour reprendre la mélodie de Mon Rêve familier de Verlaine. Et si la communauté était une partition elle serait celle de cette mélodie ; une mélodie qui n’hésite pas à risquer l’un contre l’unitaire, l’identique contre l’identitaire, la communauté contre le communautaire tant il est vrai que certaines proximités sémantiques imposées par la langue sont pernicieuses. La communauté abordée ici sera surtout l’occasion de saisir la place de l’homme dans ce mouvement pour se demander quel est l’homme de la communauté ?
40 Où est l’homme ? Nulle part parce qu’il participe de la même impossibilité que l’impossibilité langagière à dire les choses. Et si l’homme n’est nulle part pour Blanchot, qu’en est-il alors de la communauté ? L’homme et la communauté, sont-ils seulement localisables dans l’être ensemble, ou sont-ils pris tous les deux par la possibilité ou l’impossibilité de cet être ensemble ? Si l’être en commun ou l’être avec sont des possibilités, que garantit la réalité de ce possible ? Peut-être d’être pris « Entre centre et absence15 » pour reprendre le vers de Michaux. Mais cela mène où ? C’est bien là le problème de la communauté : fondation ontologique, éthique, politique, existentielle, religieuse ou sociale ?
41 Fragmenter l’unité apparente de chaque singularité pour faire remonter sa propre étrangeté : c’est à cette occasion peut-être que le mouvement de la communauté prend son sens, quand il refuse autant l’identitaire que le communautaire.
Si la communauté est davantage l’expression d’un mouvement que la revendication d’un territoire où se retrouvent des individus en quête d’une identité commune, c’est avant tout parce que le sentiment d’adhésion ou d’appartenance à un groupe importe moins que l’impression d’incertitude et de résistance à l’égard de sa propre identité. Je n’adhère pas à un groupe, mais je résiste à toute addition homogénéisant ce qu’elle additionne.
43 La communauté est autre chose qu’une agglomération d’individus partageant un objectif commun. Elle tend plutôt à devenir un mouvement qui s’inscrit hors de toute arithmétique, qu’elle soit fonctionnelle (l’unité est une mesure que l’on peut compter) ou morale (le classement induit une hiérarchie). En se libérant ainsi de toute arithmétique fonctionnelle et morale on évite de faire du groupe une somme d’unités homogènes pour en faire une multiplicité de possibilités qui permet à la différence de s’exprimer, une différence intérieure sans marque de distinction apparente, une différence indifférenciée finalement.
50 (L') économie générale de la pensée permet d’envisager la différence comme une zone d’incertitude à partir de laquelle l’individu s’interroge sur le manque qui le pousse à agir pour aller, soit vers des certitudes que le communautarisme revendique, soit vers le fugitif et le transitoire d’un moi qui n’est jamais que provisoire. Peut-être que la question « Qu’est-ce donc qui nous manque ? » de Maître Eckhart apportera une réponse.
Alain Milon, La place de l’étranger dans la communauté. Dialogue entre Lévinas et Blanchot, PUN, 2018. "Préliminaires : l’individu avec ou sans appartenance communautaire ?" p. 11-29.
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