15. "Dans le même scolie d’Éthique IV / 18, aussitôt après « rien n’est plus utile que l’homme », Spinoza ajoute : « Il n’est rien, dis-je, que les hommes puissent souhaiter de mieux pour conserver leur être que de s’accorder tous en toutes choses de façon que… » (quam quod omnes in omnibus ita conveniant, ut…) les Esprits [ou les « Âmes »] et les Corps de tous composent comme un seul Esprit [ou une seule « Âme »] et un seul corps » (ita… ut omnium Mentes et Corpora unam quasi Mentem, unumque Corpus componant).
Et c’est le « quasi » (que j’ai traduit, on verra pourquoi, par « comme », non répété) qui est à la source de la principale objection adressée à la thèse de l’individualité de toute communauté humaine en général : quasi signifiant « comme si », nous dit-on, Spinoza veut manifestement dire que, dans le meilleur des cas, (celui d’une communauté de sages ou d’un État parfait), et à plus forte raison dans le cas des États de fait, les âmes et les corps de tous ne composent pas vraiment une seule âme et un seul corps, mais en donnent seulement l’apparence ; et si ces États n’ont en réalité ni corps ni âme, comment seraient-ils des individus réels ? D’où l’on conclut que l’individualité de l’État est seulement métaphorique.
22. (…) Concluons donc sur le scolie d’Éthique IV / 18. Tous les groupes humains dont les membres coopèrent, y compris l’État lorsqu’il a un minimum de stabilité, sont, à des degrés divers, des individus. Dans chacun de ces groupes, à des degrés divers, tous les corps humains (ou presque tous) composent ensemble un seul corps.
23. (…) à partir d’Éthique III / 6, il devient évident que ce qui caractérise essentiellement un individu, c’est son conatus. Or, objecte-t-on, l’État tel que le conçoit Spinoza n’a pas de conatus. Ce que l’on y trouve, nous dit-on parfois, c’est uniquement un ensemble de conatus humains dont chacun n’a égard qu’à soi seul, et l’on chercherait en vain chez Spinoza la moindre allusion à un effort collectif naturel tendant directement à la conservation de l’État lui-même. Ou alors, nous dit-on dans une autre perspective, on y trouve bien des processus transindividuels qui sont comme des esquisses de conatus collectifs, comme des individualisations collectives tendancielles ou virtuelles, mais ces processus sont trop inachevés, trop divers, trop chaotiques, trop conflictuels, trop contradictoires, pour constituer un conatus global unifié : ils restent en deçà du minimum d’unité indispensable.
24. Dans le scolie 2 d’Éthique IV / 37, Spinoza nous donne en passant une véritable définition génétique de la Cité : « La Société, affermie par des lois et par le pouvoir de se conserver, s’appelle Cité » (Societas, legibus, et potestate sese conservandi firmata, Civitas appellatur), nous dit-il (GII, p. 238, l. 15-16). La Societas, considérée en elle-même, est donc antérieure par nature à l’État ; s’il n’y avait pas d’État (ou s’il n’y en avait plus ou presque plus), il y aurait bien des relations interhumaines, des groupes humains tendraient constamment à se former, et c’est alors que se dérouleraient ces processus transindividuels tendanciels dont il a été question plus haut ; mais leur conflictualité les rendrait trop instables pour durer – jusqu’au moment, précisément, où, de leurs interactions mêmes, naîtrait l’État. Car, une fois constitué l’État, les lois qu’il impose donnent à cette Societas la stabilité qui lui manquait et en font une Civitas, caractérisée essentiellement par sa potestas sese conservandi.
29. (...) il est tout aussi normal qu’au chapitre XVII du TTP Spinoza, après s’être demandé rhétoriquement si c’est « par nature » qu’une nation est plus insoumise qu’une autre, réponde : « la nature ne crée pas de nations : elle crée des individus, qui ne se distinguent en nations que par la différence des langues, des lois et des mœurs reçues » (p. 574, l. 21-23 ; G III, p. 217). Spinoza, dans ce passage dont l’objet n’est nullement de déterminer si l’État (ou la nation) est ou non un individu, prend tout simplement le mot « individu » au seul sens qui soit accessible à ses lecteurs, celui d’individus humains, et le sens du passage entier est par ailleurs tout à fait clair : les membres d’une nation ne naissent pas avec les caractères qui distinguent cette nation de toutes les autres. Tout ce que l’on peut donc inférer de ce texte, si l’on y cherche une réponse à une question qui n’y est pas posée, c’est que l’État n’est pas un individu humain ni l’individu humain un État !
48. (...) L’État est un individu beaucoup moins intégré que le corps humain : ses membres, même dans les États les plus « totalitaires », ont entre eux une multitude de relations, formelles ou informelles, que les règles de droit encadrent de l’extérieur en leur permettant de se dérouler pacifiquement, mais sans intervenir dans leur contenu ; et chacun d’eux est lui-même affecté par toutes sortes de choses non humaines que ces règles de droit ne concernent en rien. "
A. Matheron, « L’État, selon Spinoza, est-il un individu au sens de Spinoza ? » in Etudes sur Spinoza et les philosophies de l'Age Classique, Transformation der Metaphysik in die Moderne, M. Gelinski éd., Königshausen und Neumann, 2003, ENS éditions, 2011, p. 417-435.
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