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Textes sur "Individu & communauté" (thème CPGE scientifiques 2025) - partie 1

Publié le 21 Juin 2024, 16:29pm

Catégories : #Philo (textes - corrigés)

Textes sur "Individu & communauté" (thème CPGE scientifiques 2025) - partie 1

« Pour les Grecs, l’âme immortelle ne traduit pas, chez l’homme, sa psychologie singulière mais plutôt l’aspiration du sujet individuel à se fondre dans le tout, à se réintégrer dans l’ordre cosmique général. »
Jean-Pierre Vernant. , "L’individu dans la cité" in Sur l'individu (1987), pages 20 à 37.

 

"La blessure que nous nous causons - ou bien dont nous  émergons - lorsque nous nous « altérons», en entrant en rapport  non seulement avec l' autre mais avec l'autre de l' autre, proie lui aussi  de la même et irrésistible impulsion expropriatrice. Cette rencontre,  cette chance, cette contagion, plus intense que n'importe  quel cordon immunitaire, c'est la communauté."
Roberto Esposito, Communitas. Origine et destin de la communauté, PUF, 2000.

 

Textes :

1. Maurice Blanchot, La communauté inavouable, I- La communauté négative, éd. de Minuit, 1983, p. 14-17 :

"Je répète, pour Bataille, l ’interrogation : pourquoi « communauté » ? La réponse est donnée assez clairement : « A la base de chaque être, il existe un principe  d’insuffisance... » (principe d’incomplétude). C’est  un principe, notons-le bien, cela qui commande et  ordonne la possibilité d’un être. D’où il résulte que  ce manque par principe ne va pas de pair avec une  nécessité de complétude. L ’être, insuffisant, ne cherche pas à s’associer à un autre pour former une  substance d’intégrité. La conscience de l’insuffisance  vient de sa propre mise en question, laquelle a besoin de l’autre ou d’un autre pour être effectuée. Seul, l ’être se ferme, s’endort et se tranquillise. Ou bien il est seul, ou il ne se sait seul que s’il ne l ’est pas. « La substance de chaque être est contestée par chaque autre sans relâche. Même le regard qui exprime l’amour et l’admiration s’attache à moi comme un doute touchant la réalité. » «Ce que je pense, je ne l’ai pas pensé seul. » [Bataille]. Il y a là une intrication de motifs dissemblables qui justifierait une analyse, mais qui a sa force dans un pêle-mêle de différences associées. C’est comme si se pressaient au portillon des pensées qui ne peuvent être pensées qu’ensemble, alors que leur multitude en empêche le passage. L’être cherche, non pas à être reconnu, mais à être contesté : il va, pour exister, vers l’autre qui le conteste et parfois le nie, afin qu’il ne commence d’être que dans cette privation qui le rend conscient (c’est là l’origine de sa conscience) de l’impossibilité d’être lui-même, d’insister comme ipse ou, si l’on veut, comme individu séparé : ainsi peut-être ex-istera-t-il, s'éprouvant comme extériorité toujours préalable, ou comme existence de part en part éclatée, ne se composant que comme se décomposant constamment, violemment et silencieusement.
Ainsi, l’existence de chaque être appelle l’autre ou une pluralité d’autres (car c’est comme une déflagration en chaîne qui a besoin d’un certain nombre d’éléments pour se produire, mais risquerait, si ce nombre n’était pas déterminé, de se perdre dans l ’infini, à la manière de l’univers, lequel lui-même ne se compose qu’en s’illimitant dans une infinité d’univers). Il appelle, par là, une communauté : communauté finie, car elle a, à son tour, son principe dans la finitude des êtres qui la composent et qui ne supporteraient pas que celle-ci (la communauté) oublie de porter à un plus haut degré de tension la finitude qui les constitue.
Ici, nous nous trouvons aux prises avec des difficultés peu aisées à maîtriser. La communauté, qu’elle soit ou non nombreuse (mais, théoriquement et historiquement, il n’y a de communauté que d’un petit nombre — communauté de moines, communauté hassidique (et les kibboutzim), communauté de savants, communauté en vue de la « communauté », ou bien communauté des amants), semble s’offrir comme tendance à une communion, voire à une fusion, c’est-à-dire à une effervescence qui ne rassemblerait les éléments que pour donner lieu à une unité (une surindividualité) qui s’exposerait aux mêmes objections que la simple considération d’un seul individu, clos dans son immanence."

 

 

2. Nidesh Lawtoo, "Bataille et la communauté mimétique", Revue Europe, 2020, p. 2-3 :

"Les ouvrages les plus récents sur la communauté ouvrent des pistes d'investigation pour l'avenir  en se tournant vers le passé. Non pas en regardant un passé mythique qui postule l'existence de  communautés homogènes, organiques ou sacrificielles situées à l'origine de la culture, comme  l'affirmaient les sociologues (Ferdinand Tönnies), les psychanalystes (Sigmund Freud) ou les  théoriciens du mimétisme (René Girard). Ils s’agit d’un passé historique récent, non moins  violent, dans lequel, pendant certaines années turbulentes de l’entre-deux-guerres, des  communautés hétérogènes ont d'abord été expérimentées dans la pratique politique, avant d'être  l'objet d'enquêtes théoriques et critiques. 
La communauté désœuvrée [C.D] de Jean-Luc Nancy, publié d'abord sous forme d'article dans la  revue Aléa en 1983 et développé ensuite en un livre, occupe une place privilégiée dans la  généalogie des textes théoriques qui ont relancé les discours sur la communauté. Les  suppléments plus récents de Nancy témoignent de l'actualité et de la force d'écoulement de ses méditations communautaires au XXIe siècle. Nancy est le premier penseur qui, dans le sillage  de l'échec du communisme, a rouvert le dossier sur la communauté dans les années 1980. Pourtant, il se garde bien de poser son livre comme fondateur. L'expression « désœuvrée » est  redevable à Maurice Blanchot, dont la réponse au texte de de Nancy dans La communauté  inavouable, est parue la même année. Et comme Nancy est pris dans une spirale qui l'amènera  à répondre 25 ans plus tard, dans La Communauté affrontée, aux réserves de Blanchot, il faut  rappeler comment cette conversation infinie est lié à un précurseur généalogique qui sert, sinon  de modèle, du moins d'interlocuteur commun ou plutôt partagé - ne serait-ce que parce que  Nancy dit que cette communauté désœuvrée est une tentative de communiquer avec cette  expérience qui fut celle de Georges Bataille. 
(...)
 

[Nancy place Bataille à l'avant-garde  des discours sur la communauté]. Il déclare par exemple : « Sans doute Bataille a-t-il été le plus  loin dans l'expérience cruciale du destin moderne de la communauté » (C.D., p. 44). Pour celui qui est concerné par le destin théorique de la communauté, la question se pose donc : Qui a été  le sujet de cette expérience cruciale de la communauté ? Et pourquoi Nancy et Blanchot  prennent-ils Bataille comme point de départ pour « indiquer » ce qu'il appelle, sur un mode  mimétique, « une expérience - non pas, peut-être, une expérience que nous avons, mais une  expérience qui nous fait être » (C.D., p. 57) ?
Expérience, sujet et être sont des concepts philosophiques au passé pour le moins lourd. Notons qu'ils sont employés différemment dans le récit de la communauté par Nancy. Le sujet de cette  expérience communautaire n'est pas un sujet au sens métaphysique ordinaire d'un être  autonome, monadique, unitaire, rationnel, qui existe indépendamment des autres. Il n'est pas  non plus un sujet au sens existentiel qui postule que l'existence précède l'essence en étant  redevable du sujet classique. Il s'agit plutôt d'un sujet fondamentalement pluriel. Nancy  l'appellera « singulier-pluriel ». Le pluriel est déjà interne au singulier car ce sujet est toujours  perméable à l'expérience des autres. Cette expérience émerge dans une relation de communication partagée avec les autres qui ne sont pas simplement extérieurs mais également  intérieurs au moi, générant ce que Bataille appelle dans Sur Nietzsche, un « être pluriel-singulier ». Ainsi, Nancy dit que la communauté « n'est pas l'espace des ego - sujets et substances qui sont au fond immortels - mais des moi qui sont toujours les autres » (C.D., p. 43). C'est-à-dire des êtres « singuliers-pluraux ». 
Le concept que Nancy utilise pour désigner cet « espace » expérientiel partagé au cœur d'une  communauté d'êtres pluriels et singuliers est bien choisi. Il l'appelle « partage », un concept au visage de Janus qui capte d'un seul trait le mouvement syncopé d'attraction et de répulsion, de  participation affective et de distance critique, de division et de partage (les Italiens disent con-diviso, partagé divisé ; les Allemands parlent de mit-teilen) qui, pour Bataille et Nancy, est à  l'origine de la (dés)apparition de la communauté. Le sujet de la communauté se situe donc entre  la singularité et la pluralité car il naît d'une expérience de communication partagée qui,  paradoxalement, unit et divise, con-divise l'ego singulier avec/par des autres pluriels.
Ce récit de Nancy sur le partage qui conduit un sujet singulier-pluriel à participer intimement  à l'expérience de l'autre tout en gardant une distance par rapport à l'autre, est complexe et  échappe aux résumés faciles. Au niveau ontologique, l'expérience transgressive du partage  ouvre l'ego à ce que Bataille appelait « l'extase » (ek-stasis, se tenir hors de), expérience limite  qui a pour horizon ontologique la mort. Ainsi, Nancy écrit que « la finitude...est ce qui fait la  communauté »; ou que la mort est indissociable de la communauté, car c'est « la communauté  est révélée dans la mort d’autrui » (p. 42). Loin de préconiser un retour à une communauté  organique et donc vivante, Nancy pose l'impossible expérience de la mort comme fondement  de ce qu'il appelle la « vérité mortelle » de la communauté (C.D., p. 43). Il y met en jeu sa  notion de partage en précisant : « Le partage répond à ceci : ce que la communauté me révèle,  en me présentant ma naissance et ma mort, c'est mon existence hors de moi » (p. 68). S'exposer  à la finitude et à la mort d'un autre constitue donc le fondement ontologique d'une expérience  partagée de la communauté dans laquelle l'autre est à la fois uni et divisé au soi."

 

3. Nidesh Lawtoo, "Bataille et la communauté mimétique", Revue Europe, 2020, p. 5 - 6 : 

"Questionnant le principe expérientiel qui met en mouvement la formation de communautés  faites d'ego non pas singuliers, mais pluriels, on se demande : quelle est la force qui ouvre le  sujet à l'autre, générant ce que Blanchot appelle « le rapport à l'autre qui est la communauté  elle-même » ? (La communauté inavouable, 1983, Minuit, p. 33)

Conjurant la figure mythique de Dionysos pour rendre compte de l'expérience irrationnelle et  communautaire qui implique l'érotisme, le sacrifice, la mort, mais aussi l'ivresse, la fête et le  rire, formes éminemment contagieuses qui transforment un pathos individuel en pathos partagé,  Bataille pose ce qu'il appelle la « contagion » ou la « sympathie » à la base de ce rapport. Ainsi, au Collège [de France], il précise que les mouvements hétérogènes au centre de la communauté reposent  sur ce qu'il appelle «le principe bien connu de la contagion, ou si l'on veut encore de la  sympathie » (Oeuvres Complètes (O.C) II, Gallimard p. 314). Le principe de contagion ou de sympathie, génère la communauté par la communication d'un affect (pathos) dont le caractère déterminant est d'être partagé (sym-pathos). C’est autour de ce principe du partage, qui relie comme courant sous-jacent ipse avec un ou plusieurs autres, que circulent les mouvements contagieux. Nancy est donc à nouveau  fidèle à Bataille en soulignant que « le déchaînement de la passion » (C.D., p. 81) au centre des  expériences communautaires « est de l'ordre de ce que Bataille lui-même a souvent désigné  comme « contagion », ce qui est « un autre nom pour la communication ». (C.D., p. 81), et  donc pour la « communauté ». Or, si l'on se souvient des travaux que Nancy partage avec  Philippe Lacoue-Labarthe, on pourrait ajouter en supplément généalogique que cette contagion  porte un autre nom, à savoir l’imitation, le mimétisme ou la mimésis, compris non pas comme  une représentation apollinienne basée sur une forme unitaire, statique et homogène, mais plutôt  comme un mouvement affectif contagieux « d'une énergie à même d’assurer et de faire  fonctionner l’identification » ou une participation « dont le meilleur exemple est l'expérience  dionysiaque, telle que décrite par Nietzsche» (Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, Le mythe nazi, édition de l’Aube, 1991, p. 46.).
Les singularités sont donc partagées sur la base d'un principe mimétique qui ouvre le sujet à  l'autre, générant un flux d'énergie contagieux qui est facilement partagé, dissout les frontières  individuelles et permet aux différences significatives de glisser progressivement dans un torrent  de similitudes mimétiques. 
(...)

Ainsi,  dans L’expérience intérieure (E.I), parlant sous le masque nietzschéen de «Dionysos philosophos » (OC V, p. 39), [Bataille] convoque l'expérience de la «contagion et du mime » pour définir des  mouvements communautaires de « fusion », « d'extase », « de transe » ou de « dramatisation  générale » (OC V, p. 23) dans lesquels « un homme est le miroir d'un autre » (OC V, p. 82).  Selon Bataille, ce principe de miroir ne crée pas une image unitaire et stabilisante. Il se  concentre plutôt sur les communications non verbales et corporelles (dionysiaques) en miroir,  qui se jouent dans les expériences communes (rire, larmes, sacrifice, érotisme, amour) et qui  transgressent les limites de l'individuation. Comme le dit Bataille à plusieurs reprises, dans  l'expérience de la communication mimétique, la distinction entre sujet et objet, le soi et l'autre,  une vague et une autre vague, ne tient plus et ce qui reste est le «mouvement », le « flux», la  « contagion » ou la « fusion » qui dissout l'ego dans des torrents qui ouvrent la voie à ce que  Bataille appelle aussi « la venue du fantôme » ou de « l'être quelconque » (OC V, p. 95, p. 64).  Ainsi, dans l'expérience commune « le sujet, l'objet sont dissous, il y a passage,  communication, mais non de l'un à l'autre ; l'un et l'autre ont perdu l’existence distincte" (EI,  p. 74). La mimésis n'est donc pas un simple miroir de l'ego à voir de loin (ou une représentation  mimétique), mais plutôt une relation de miroir entre les humains qui est ressentie dans des  mouvements sans forme d'extase ou de pathos communautaire (dramatisation mimétique). 
C'est la force affective et infectieuse qui met en mouvement le flux et le reflux des mouvements  communautaires, dissolvant les frontières de l'ego en un torrent informe de communication  contagieuse qui menace d'entraîner un être différent dans un mouvement de devenir semblable  - voire identique. L'expérience ek-statique de la mimésis est le flux torrentiel qui fait naître la  communauté mimétique, générant des continuités ontologiques au cœur de l'Être."

 

4. Retranscription par Frédéric Grolleau du Podcast "A-t-on renoncé à la communauté ?", avec Jean-Luc Nancy et Adèle van Reeth (France Culture, 2016) :

Par-delà ce fantasme de la communion, Jean-Luc Nancy propose une réflexion originale sur la communauté, qui constitue l'un des fils d'Ariane de son œuvre - de La communauté désœuvrée (1986) jusqu'à La communauté affrontée (2014). C'est comme désœuvrement qu'il faut penser la communauté - et ce désœuvrement n'est pas le renoncement à la communauté elle-même, mais le renoncement à son achèvement, à la recherche de sa clôture et de sa totalisation. C'est ainsi que l'on peut retrouver le sens du politique, comme l'écrivait Jean-Luc Nancy en 1986 : "Politique voudrait dire une communauté s'ordonnant au désœuvrement de sa communication, ou destinée à ce désœuvrement : une communauté faisant consciemment l'expérience de son partage" (La communauté désœuvrée).

6.18 : "La hantise des Modernes est de faire communauté car on ne peut plus, après les expériences totalitaires du XXe siècle, considérer la communauté comme une oeuvre (d'où La communauté désoeuvrée en 1986). Le problème tient à ce que l'on peut vivre ensemble mais sans faire communauté. C'est là toute le difficulté d' « être avec » (Mitsein chez Heidegger).
A la différence de la société, ce qui caractérise en effet la communauté est l'intériorité, ce qui tient par l'intérieur (affect ou énergie) : ce que le dernier chapitre du Contrat social rousseauiste appelle "la religion civile".(9.19). Soit le fait de rendre sensible la loi, l'Etat au cœur du citoyen. Cette force affective que nous ressentons comme dangereuse mais en sachant qu'il n'y a rien d'autre à mettre à la place. Car sinon ce qui prévaut, c'est seulement l'intérêt.


11.02 : Il y a un renoncement au tout qui est constitutif de la communauté (cf la menace du totalitarisme). Car la formation de ce tout a été considérée comme désirable et possible (cf la pensée du communisme) 12.32 : i.e la pensée de la nature comme un tout où tous les hommes partagent une même unité profonde de vie. Voir ce que dit Marx :"il faut que l'histoire de l'homme devienne l'histoire de la nature". ["Mais, pour l'homme socialiste, tout ce qu'on appelle l'histoire universelle n'est rien d'autre que l'engendrement de l'homme par le travail humain, que le devenir de la nature pour l'homme ; il a donc la preuve évidente et irréfutable de son engendrement par lui-même, du processus de sa naissance". K. Marx, Manuscrits de 1844].
C'est bien l'idée naïve de devenir une nature, de former un seul corps (une seconde nature). Mais s'il s'agit là d'un fantôme d'un piège, quand on dit qu'on y renonce, s'agit-il bien d'un renoncement? Pourquoi d'ailleurs ce piège si on pose que la communauté, déjà, existe et est nécessaire pour le politique ? De quelle communauté s'agit-il donc ? 14.50

Les temps modernes se sont engendrés dans cette dislocation de la communauté dont prend conscience Rousseau : la société est alors reconnue comme la perte d'une dégradation communautaire, ce qui se détériore et produit par force le solitaire et par désir le citoyen d'une communauté souveraine. Jusqu'à nous, l'histoire est pensée sur fond d'une communauté perdue, à retrouver, à reconstituer. 15.36 : on évoque ainsi l'Age d'or d'une communauté unie se donnant l'image de son intimité et de ses liens infrangibles. Mais pour Nancy, comme cité en exergue, la communauté n'est pas seulement communication intime de ses membres entre eux mais « la communion organique d'elle-même avec sa propre essence ». 16.18
Nous sommes donc toujours en deuil de cette communauté idéale à laquelle nous essayons de parvenir et ce renoncement fait partie en soi de la communauté à venir ! Mais y a-t-il un tel deuil ? la communauté a-t-elle vraiment été perdue ? cette communauté a t elle seulement existé ? 17.20

Cette communauté pourrait être celle, à la suite de l'Antiquité et de diverses mutations historiques, du christianisme où nous sommes tous frères en Jésus-Christ selon Paul.
18.09 c'est ici la fraternité comme le contraire de l'amitié : les amis on les choisit, les frères et soeurs non - et pourtant on doit arriver aux mêmes buts. La grande mutation de l'Antiquté tient à la disparition des liens qui semblaient tous donnés dans le clan (une appartenance qui semblait naturelle mais qui n'était en fait qu'une extension de la famille) – famille modenre qui elle-même est en train de se disloquer, cf.la notion de familles recomposées.
20.23 : Mais ce n'est pas mal dit car il s'agit toujours d'une composition et peut-être faut-il préférer la composition à la communion ? Même en bonne théologie chrétienne, on peut montrer que les frères en Jéus-Christ ne sont pas une communauté, mais qu'ils sont bien distincts, qu'ils sont frères en dépit de toutes les différences. 20.57 : il n'y a plus ni Juifs ni Grecs, d'entités séparées mais il ont tous une appartenance commune qui n'est pas l'appartenance du Juif au peuple juif et du Grec au peuple grec 21.22 : La communauté est en ce sens "communion organique avec sa propre essence" (Nancy), i.e la manifestation dans la communauté de ce qu'est l'Etat comme autonome. Et quand l'autonomie de la communauté n'est pas celle d'un roi ou d'un prince, elle est supposée être celle du peuple mais cette souveraineté du peuple porte le danger également de penser le peuple comme une unité vivante, comme un individu, comme un sujet. 23.07

Alors que c'est devant cela qu'on échoue, qu'échoue le concept de volonté générale de Rousseau. Tous les jours, on découvre les fractures (par ex. pendant les élections) entre plusieurs parties de ce qui est supposé être une même société. Le problème est que, dès qu'on nomme LA communauté (le peuple etc.), on la réduit à des catégories, dès lors on la dissout. 24.25 Par ex., il y a une fracture entre le peuple et les élites, mais aussi entre plusieurs élites : les technocratique contre celles artistiques, intellectuelles… il peut en découler le communautarisme.
Une nation n'a d'ailleurs pas vocation à devenir communauté : la « république » est souvent une bouée crevée. Quelque chose nous empêche d'être ensemble sans avoir à se soucier d'être une communauté 27.06

Les amants décrits par Baudelaire exposent pour Nancy le « désoeuvrement » de la communauté. Car ou c'est un ou c'est deux. Il peut sembler que c'est au un, au tout qu'il s'agit de renoncer mais en fait il n'y a pas lieu de renoncer au un parce qu'il ne peut jamais avoir lieu tout seul. Parménide décrit dans le dialogue platonicien éponyme qu'il est impossible de tenir le un. Hegel écrit plus tard que le un est sa propre négation. 32.34 Les amants en ce sens ne font pas œuvre car ils sont dans le déplacement permanent, comme la communauté qui doit être désoeuvrée. Car poser une seule chose comme une unité absolue et seule dans l'histoire de l'humanité est une erreur. Une unité absolument unique (qu'il s'agisse d'une singularité la plus particulière ou de la « fusion » entre deux individus comme pour les amants chez Bataille) se détruit, il n'y a plus rien. 33.08 L'amour ou l'érotisme est toujours une comédie pour Bataille car la fusion n'advient pas. Car, si la fusion advient, il n'y a plus les deux partenaires, il n'y a plus d'amour.

Le problème de notre culture, c'est : comment comprendre que l'unité n'est pas ce à quoi il faudrait renoncer, qu'elle est au contraire ce dont on ne peut que sortir.
34.30 : Si l'enfant reste dans le ventre de la mère et ne fait qu'un avec elle, il n'est pas l'enfant et la mère n'est pas la mère non plus. Le un n'a pas non plus précédé l'enfant. Ou bien il y a l'enfant et c'est déjà un autre, ou bien il n'y a pas d'enfant et alors il n'y a pas de un derrière. A l'endroit du un, il y a toujours rien. Nous sommes donc d'emblée dans le deux, dans une unité indéfinie, une pluralité à l'intérieur de laquelle seulement les singularités peuvent valoir. 35.31

Nous avons en effet besoin de la communauté pour exister de manière individuelle. Nous avons besoin du un en commun ou du un-avec pour exister de manière individuelle et non comme un-totalité. D'où ,dans notre culture d'ailleurs, l'idée du prochain, de la proximité, du plus proche : la proximité, ce n'est justement pas la fusion 36.31

La communauté doit donc rester « désoeuvrée » (ce n'est pas là un constat que l'on peut regretter) et elle doit renoncer à l'œuvre (comme Aristote dit dans son Ethique, selon Giorgio Agamben, que l'homme est le seul être qui n'a pas d'oeuvre qui lui est propre, imposée ...avant de trouver ce dont il s'agit pour l'homme – manque d'oeuvre assignée à quoi répondent la philosophie, l'art et la politique).
40.06 : Renoncer à l'œuvre est la seule possibilité de faire communauté alors ? Il faudrait plutôt dire que la communauté ne doit cesser de désoeuvrer, qu'elle doit faire œuvre de désoeuvrement. Car comme Blanchot le dit dans La communauté inavouable, il n'y a pas de désoeuvrement sans œuvre.41.42

Mais qu'est l'oeuvre pour qu'elle soit capable de désoeuvrer ? Elle n'est pas une unité close ! Par ex., une grande oeuvre littéraire (La recherche de Proust ou Guerre et paix de Tolstoï) n'est pas fermée sur elle-même. La preuve : elle suscite des commentaires, des lectures et lecteurs interminables. Le geste du désoeuvrement consiste à repousser l'achèvement d'une signification, à lire et relire une œuvre. Les grandes Ecritures ne sont jamais achevées, par ex. quand on dit que la vérité c'est que Dieu est un en trois personnes, cela suscite des commentaires infinis puisqu'on on soutient alors que un, c'est trois (cf le Traité de la trinité d'Augustin). Aucune grande oeuvre de l'esprit, on le voit, ne se contente de se refermer sur elle-même et de se boucler comme unité accomplie. Ce que doit aussi mettre en scène la communauté."

 

5. J.-L Nancy, Conloquium, introduction à Roberto Esposito, Communitas. Origine et destin de la communauté, PUF, 2000, pp. 6 - 8 :

"(…) au nom de la communauté, l'humanité - mais tout d'abord en Europe - a fait la preuve d'une capacité insoupçonnée à se détruire. Elle a donné cette preuve simultanément dans l'ordre de la quantité - mais à un degré ou les termes d' « extermination » ou de « destruction de masse » convertissent les nombres en absolus ou en infinis -, et dans l'ordre de I'idée ou de la valeur - puisque c'est de l' « homme » lui-même qu'elle a déchiré la nervure fragile, après tout si récente et dont le prix tenait aussi à la fragilité. 
De fait, la communauté des hommes s'était livrée à elle-même, se déliant du lien religieux qui lui avait donné d' ailleurs sa consistance (hiérarchique, híératique et transie de peur) et s'ouvrant une histoire de l'autoproduction, nécessairement commune, de l'humanité tant générique que singulière.
Que l'oeuvre de mort - dérobant en fait la mort elle-même, sa dignité, dans l'anéantissement - se soit faite au nom de la communauté - ici celle d'un peuple ou d'une race autoconstitué(e), là celle d'une humanité auto-travaillée -, c'est bien ce qui a mis fin à toute possibilité de se reposer sur quelque donné que ce soit de l'être commun (sang, substance, filiation, essence, origine, nature, consécration, élection, identité organique ou mystique). C'est même, en vérité, ce qui a mis fin à la possibilité de penser un être commun selon quelque modèle que ce soit d'un « être » en général.
L'être-en-commun par-delà l'être pensé comme identité, comme état et comme sujet, l'être-en-commun affectant l'être même au plus profond de sa texture ontologique, telle fut la tâche mise au jour.
(…) 
[D'où ce] travail imposé à nous tous ensemble (sans que nous sachions au juste ce qu'est l' ensemble pensant d'une « époque ») d'avoir à nous soucier de la possibilité d'être, précisément, ensemble et de dire "nous", au moment ou cette possibilité parait s'évanouir tantôt dans un "on", tantôt dans un "je" aussi anonymes et monstrueux l'un que l'autre, et en vérité complétement intriqués l'un dans l'autre.
Comment dire "nous" autrement que comme un "on" (= tous et personne) et autrement que comme un "je"  (= une seule personne, ce qui est encore personne...) Comment donc être en commun sans faire ce que toute la tradition (mais après tout récente, c' est-à-dire tributaire de l'Occident qui s'achève en se répandant) appelle une communauté (un corps d'identité, une intensité de propriété, une intimité de nature) ?
Il est évident que nous sommes ensemble (faute de quoi il n'y aurait personne pour lire ceci, qui ne serait pas non plus écrit, encore moins publié et ainsi communiqué). Il est évident que nous existons indissociables de notre société, si l' on entend par là non pas nos organisations ni nos institutions, mais notre sociation, qui est bien plus et surtout bien autre chose qu'une association (un contrat, une convention, un groupement, un collectif ou une collection), mais une condition coexistante qui nous est coessentielle. Il est même évident que lorsque je dis : "nous existons indissociables de notre société" -, cette proposition est encore en cela très insuffisante, parce qu'elle dissocie en fait "nous" d'un côté (ou chacun s'entend à part) et la "société" de l'autre côté, alors qu'il s'agit précisément d'énoncer que l'un ne va pas sans l'autre, en aucune façon. Il est donc évident qu'il y a pour nous une profonde hésitation sémantique et pragmatique dans l'énonciation d'un « nous » (instantanément atomisé ou au contraire agglutiné (...)."


 

6. J.-L Nancy, Conloquium, introduction à Roberto Esposito, Communitas. Origine et destin de la communauté, PUF, 2000, pp. 7 - 9 :

"Nous sommes ensemble et c'est là seulement, ou ainsi, que nous pouvons dire « je » : je ne dirais pas « je » si j' étais seul (autre version : nous ne dirions pas « je » si nous étions seul(s) ... ), car si j'étais seul je n'aurais rien dont il y aurait lieu de me distinguer. Si je me distingue - si nous nous distinguons - c'est que nous sommes à plusieurs : par quoi il faudrait entendre « être à plusieurs » avec valeur distributive et en même temps avec la même valeur que dans « être au monde ».
Si je me distingue, c'est d'avec les autres. D'avec est en français une expression remarquable : on se sépare de ou d'avec quelqu'un, comme on discerne le bien d'avec le mal, c'est-à-dire qu'on s'écarte d'une proximité mais que cet écart suppose la proximité dans laquelle, en définitive, l' écartement ou la distinction a encore lieu. Il y a une proximité de la proximité et de l'écartement. Avec, de manière générale, se prête à marquer toutes sortes de proximités complexes, mobiles, et loin de se réduire à la seule juxtaposition (qui par elle-même n'est sans doute déjà pas indifférente) : causer avec, se marier avec, divorcer avec, se fâcher avec, comparer avec, s'identifier avec, jouer avec (qui a plus d'un seul sens), dîner avec (et l'on peut diner avec quelqu'un tout en dinant avec un risotto ...), se lever avec l'aube, oublier avec le temps. C'est toujours une proximité, non seulement de côtoiement mais d'action réciproque, d'échange, de rapport ou tout au moins d'exposition mutuelle. Ce n'est pas pure concomitance : si je dis « avec la tombée du jour viennent d'autres pensées », ce n' est pas la même chose que si je dis « à la tombée du jour viennent d'autres pensées ». L'allemand mit et l'anglais with, bien que d'autre provenance, ont des caractéristiques semblables et qui appartenaient déjà en grande partie au latin cum.
Le cum est ce qui lie (si c'est un lien) ou ce qui joint (si c'est un joint, un joug, un attelage) le munus du communis dont Esposito a si bien repéré et développé la logique ou la charge sémantique (c'est le ressort de tout le livre) : le partage d'une charge, d'un devoir ou d'une tâche, et non la communauté d'une substance. L' être-en-commun est défini et constitué par une charge, et en dernière analyse il n'est en charge de rien d'autre que du cum lui-même. Nous sommes en charge de notre avec, c'est-à-dire de nous. Cela ne signifie pas qu'il faut se presser d'y entendre quelque chose comme « responsabilité de la communauté» (ou « cité », ou « peuple », etc.): cela signifie que nous avons à charge, à tâche - mais autant dire « à vivre » et « à être» - l' avec - ou l' entre - dans lequel nous avons notre existence, c' est-à-dire à la fois notre lieu ou notre milieu et cela à quoi et par quoi nous existons au sens fort, c' est-à-dire nous sommes exposés.

 

Cum est un exposant : il nous met les uns devant les autres, il nous livre les uns aux autres, il nous risque les uns contre les autres (...)
Il ne faut surtout pas magnifier l'être-ensemble (…). C'est une condition avant d'être une valeur (ou une contre-valeur), et si ce doit être une valeur, ce ne peut être qu'au sens de ce qui ne s'évalue pas, de ce qui passe toute évaluation. La question, en revanche, qui nous est posée est celle de penser cette condition autrement que comme dérivée à partir d'un sujet, qu'il soit individueI ou collectif, et de ne penser au contraire aucun « sujet » qu'à partir d'elle et en elle. Être-ensemble n'est pas un ensemble d'être-sujets et n'est pas non plus lui-même un sujet : ce qui veut dire qu'il ne se revient pas à soi, bien qu'il n'aille pas ailleurs.
Cela demande de penser sans doute (...) que l' « avec » n' est rien : nulle substance et nul en-soi-pour-soi. Toutefois ce « rien» n'est pas exactement rien : c'est quelque chose qui n'est pas une chose au sens d'un « posé-présent-quelque part». Il n'est pas en un lieu, puisqu'il est bien plutôt le lieu lui-même : la capacité que quelque chose, ou plutôt quelques choses, et quelques-uns, y soient, c'est-à-dire s'y trouvent les unes avec les autres ou entre elles - l'avec ou l'entre n'étant précisément pas autre chose que le lieu lui-même, le milieu ou le monde d' existence.
Un tel lieu se nomme le sens."

 

 

7) Alain Laurent, Histoire de l'individualisme, PUF, coll. Que sais-je, 1985, pp. 118 123 :

"Au terme de cet accompagnement « généalogique » des itinéraires multiples de l'individu occidental en train de s'inventer, s'émanciper et se déployer progressivement, c'est d'abord le problème du sens global de l'histoire de l'individualisme qui se pose : que s'est-il vraiment passé et qu'est-ce qui est réellement advenu en Europe de l'Ouest puis aussi en Amérique du Nord avec ce procès continu d'individualisation ? Mais également celui de son histoire prochaine : l'institutionnalisation démocratique de la liberté individuelle et la massification des pratiques sociales qui s'en inspirent en annoncent-elles l'achèvement ? Ne faut-il pas plutôt penser que ce règne de l'individu de masse ne marque pas la fin de l'histoire de l'individu mais confronte celui-ci à de nouveaux défis — dont l'issue ne va pas de soi ?

A défaut de pouvoir, dans le cadre limité de cet ouvrage, engager des investigations en profondeur sur ces questions cruciales, on peut cependant à grands traits « baliser » les perspectives qu'elles ouvrent.

1) Rétrospectivement, il est clair que la figure de l'individu et la liberté comme valeur humaine suprême émergent et prennent historiquement consistance en intime interrelation. L'individualisme est bien avant tout l'affirmation et le développement de la liberté individuelle, de la liberté pour l'individu de se choisir (autonomie) et d'agir en conséquence dans la société et par rapport aux autres (indépendance). Que cette « saga » soit jalonnée d'effets pervers et de scories est un fait indéniable, mais il n'autorise intellectuellement pas à réduire l'individualisme au repli asocial sur soi ou à le travestir en médiocre apologie de l'égoïsme clos. Comme l'a dit Jose Ortega y Gasset, « ce fut ce qu'on a appelé individualisme qui a enrichi le monde et tous les hommes au monde » (La révolte des masses, 1930) et en mettant même les choses au pire, il faut penser avec Arthur Koestler qu' « à l'échelle de l'histoire, les ravages causés par les excès de l'individualisme sont relativement peu de choses par rapport aux effets du dévouement mal placé » (Le cheval dans la locomotive, 1968).

2) L'histoire de l'individualisme aurait donc un sens révélant celui de l'histoire de l'Occident, sinon de l'humanité en général : l'avènement de la liberté par l'individualisation progressive des conduites humaines — et le renversement des rapports entre le « soi » et le Tout. Simple effet des circonstances ou finalité prédéterminée par les potentialités de la nature humaine, le devenir individu de celle-ci et son intériorisation en conscience de soi devaient nécessairement s'accomplir en corrélation avec la complexification croissante des sociétés occidentales. Ainsi s'expliquerait que malgré les aléas des affrontements idéologiques, jamais (jusqu'alors) la dynamique culturelle de cette individualisation n'ait faibli et que le paradigme individualiste l'ait peu à peu emporté sur celui du holisme.

3) Cependant, il se pourrait qu'en aboutissant aux formes ambiguës de son actuelle banalisation, le développement de l'individualisme « sociologique » ait atteint une limite — celle où peut même s'amorcer son autodestruction comme forme culturelle dominante. Tout se passe en effet comme si, en se massifiant, l'individualisme était devenu plus « formel » que vraiment vécu et vivant, victime d'un double niveau de conformisme : on s'individualise en surface par conformité à un modèle désormais hégémonique, mais on reproduit mimétiquement et passivement le comportement des autres au lieu de créer une individualité réellement singulière. Cette tendance révèle l'aporie de l'individualisme : en se généralisant « démocratiquement », il s'affadit nécessairement et perd de sa vitalité subversive (ce dont témoignerait la disparition au XX siècle des vigoureuses et rebelles pensées solitaires d'antan qui en défendaient la cause, et qui pourraient resurgir à cause de cette impasse...).

4) Le développement de la liberté individuelle ne comportant pas nécessairement en lui-même le principe de son bon usage, l'individualisme « postmoderne » est porteur de dérives subjectivistes qui risquent d'entraîner une chaotique juxtaposition de conduites irresponsables (non-respect du droit des autres, non-conscience des contraintes minimales impliquées par la vie en société ouverte) et relativistes (effets pervers de l'égalité : « Tout se vaut », « A chacun sa vérité et ses goûts »). Autant de dégradations possibles qui, en se vérifiant, peuvent le disqualifier et alimenter de nouveaux procès idéologiques contre lui.

5) D'une manière plus fondamentale et face à la multiplication des errances et des échecs résultant de l'incapacité fréquente d'affronter heureusement la solitude (qui appelle un recentrage ouvert de la relation à soi et à autrui), les incertitudes d'un monde plus complexe, les disciplines rationnelles de l'autodétermination (condition du développement historique de l'individualisme) ou l'absence d'idéaux collectifs, on peut se demander si tout être humain a vocation à devenir un individu indépendant exerçant effectivement sa souveraineté et en jouissant. Ce qui pose à nouveau le problème de la généralisation de l'individualisme, que ce soit sous ses formes classiques ou nouvelles (narcissiques), et amène à envisager la possibilité de son rejet par ceux qui ont peur de la liberté et sont donc exclus de ses bénéfices.

6) Dans un avenir proche, l'individualisme peut avoir à affronter de nouveau une vaste coalition inédite d'ennemis concourant tous d'une manière ou d'une autre à redonner du poids au paradigme holiste et aux tentatives de limiter la liberté de l'individu : les intégrismes religieux accompagnés du retour de la répression puritaine de la liberté individuelle des moeurs ; l'étatisme, réglementant et restreignant le droit de propriété et de disposer de soi dans la relation à son propre corps ou de l'usage des productions de son esprit ; le solidarisme, imposant aux individus d'être toujours plus dépendants les uns des autres et au service non consenti d'autrui ; l'écologisme, prônant le retour autoritaire à une vie plus austère par la restriction de la consommation et du recours à des biens ou services individuels ; le tribalisme, induit par le retour en force du communautarisme ethnique et du nationalisme... On peut même imaginer que l'économie de marché qui a longtemps favorisé le déploiement du libre individu se retourne contre lui, les entreprises tendant à se comporter en entités « organiques » subordonnant fonctionnellement leurs salariés à leurs fins tandis que la concurrence contraindrait les individus à devenir de plus en plus interdépendants et à s' « aligner » les uns sur les autres. Dans cette hypothèse, l'avenir de l'individualisme serait d'une réactivation de ses formes dures de dissidence, de subversion et de combat.

7) En supposant exclu ce scénario-catastrophe, il reste que beaucoup de « territoires » sont encore à conquérir par l'individu pour que ses aspirations à la liberté se réalisent pleinement : en ce sens, le procès d'individualisation et d'émancipation est loin d'avoir atteint ses limites éventuelles. Cela va de la mobilisation ou de la mise au point de nouvelles technologies en faveur de l'autonomie dans la vie courante à la revendication de l'extension logique du droit de propriété sur soi au rapport avec la mort (euthanasie) ou le corps propre (procréatique, vente d'organes...). Mais les développements futurs de l'individualisme peuvent prendre une dimension plus traditionnellement politique, avec l'exigence de l'individu — la plus minoritaire des minorités — d'aller au-delà de la démocratie en n'étant plus asservi s'il le souhaite à la loi de la majorité et au pouvoir régalien de l'Etat-nation.

L'histoire à venir de l'individualisme peut d'autre part être celle de la poursuite de la mondialisation de la liberté individuelle, dont la majeure partie des populations du Tiers Monde sont encore privées par leurs cultures communautaires (perspective envisagée par Mahmoud Hussein dans Versant sud de la liberté, 1989), de même que les sociétés du Sud-Est asiatique développé. Enfin, d'une manière beaucoup moins spectaculaire, le procès d'individualisation peut s'approfondir dans l'investissement intérieur de soi, par la recherche discrète de relations plus subtiles, diversifiées et maîtrisées de soi à soi, par la création de valeurs plus originales, par la quête de l'harmonie intime de l'être — bref, par l'aventure intérieure de la création de soi par soi : piste que suggère Serge-Christophe Kolm dans Le bonheur-liberté (1982) en invoquant l'exemple du bouddhisme, mais qui peut tout aussi bien ramener à l'enseignement originel des épicuriens et des stoïciens, la boucle de l'histoire de l'individualisme étant ainsi bouclée...

Cette abondance de nouveaux défis et de pistes à explorer représente pour l'individualisme la chance d'échapper au mol enlisement de la massification hédoniste : elle invite à penser que son histoire n'est certainement pas achevée et qu'elle est ouverte, toujours à recommencer."

 

8) Henry-David Thoreau, La désobéissance civile, 1849, pp 4-5 : 

Après tout, la raison pratique pour laquelle, le pouvoir une fois aux mains du peuple, on permet à une majorité de régner continûment sur une longue période ne tient pas tant aux chances qu’elle a
d’être dans le vrai, ni à l’apparence de justice offerte à la minorité, qu’à la prééminence de sa force physique. Or un gouvernement, où la majorité règne dans tous les cas, ne peut être fondé sur la justice, même telle que les hommes l’entendent. Ne peut-il exister de gouvernement où ce ne seraient pas les majorités qui trancheraient du bien ou du mal, mais la conscience? où les majorités ne trancheraient que des questions justiciables de la règle d’opportunité ? Le citoyen doit-il jamais un instant abdiquer sa conscience au législateur ? A quoi bon la conscience individuelle alors ?
Je crois que nous devrions être hommes d’abord et sujets ensuite. Il n’est pas souhaitable de cultiver le même respect pour la loi et pour le bien. La seule obligation qui m’incombe est de faire bien. On a dit assez justement qu’un groupement d’hommes n’a pas de conscience, mais un groupement d’hommes consciencieux devient un groupement doué de conscience. La loi n’a jamais rendu les hommes un brin plus justes, et par l’effet du respect qu’ils lui témoignent les gens les mieux intentionnés se font chaque jour les commis de l’injustice. Le résultat courant et naturel d’un respect indu pour la loi, c’est qu’on peut voir une file de militaires, colonel, capitaine, caporal et simples soldats, enfants de troupe et toute la clique, marchant au combat par monts et par vaux dans un ordre admirable contre leur gré, que dis-je ? contre leur bon sens et contre leur conscience, ce qui rend cette marche fort âpre en vérité et éprouvante pour le cœur. Ils n’en doutent pas le moins du monde : c’est une vilaine affaire que celle où ils sont engagés. Ils ont tous des dispositions pacifiques. Or, que sont-ils? Des hommes vraiment?, ou bien des petits fortins, des magasins ambulants au service d’un personnage sans scrupules qui détient le pouvoir ?
Visitez l’Arsenal de la Flotte et arrêtez-vous devant un fusilier marin, un de ces hommes comme peut en fabriquer le gouvernement américain ou ce qu’il peut faire d’un homme avec sa magie noire ; ombre réminiscente de l’humanité, un homme debout vivant dans son suaire et déjà, si l’on peut dire, enseveli sous les armes, avec les accessoires funéraires, bien que peut être

Ni tambour, ni musique alors n’accompagnèrent
Sa dépouille, au rempart emmenée au galop ;
nulles salves d’adieu, de même, n’honorèrent
La tombe où nous avions couché notre héros

La masse des hommes sert ainsi l’État, non point en humains, mais en machines avec leur corps. C’est eux l’armée permanente, et la milice, les geôliers, les gendarmes, la force publique, etc. La plupart du temps sans exercer du tout leur libre jugement ou leur sens moral ; au contraire, il se ravalent au niveau du bois, de la terre et des pierres et on doit pouvoir fabriquer de ces automates qui rendront le même service. Ceux-là ne commandent pas plus le respect qu’un bonhomme de paille ou une motte de terre. Ils ont la même valeur marchande que des chevaux et des chiens. Et pourtant on les tient généralement pour de bons citoyens. D’autres, comme la plupart des législateurs, des politiciens, des juristes, des ministres et des fonctionnaires, servent surtout l’État avec leur intellect et, comme ils font rarement de distinctions morales, il arrive que sans le vouloir, ils servent le Démon aussi bien que Dieu. Une élite, les héros, les patriotes, les martyrs, les réformateurs au sens noble du terme, et des hommes, mettent aussi leur conscience au service de l’État et en viennent forcément, pour la plupart à lui résister. Ils sont couramment traités par lui en ennemis. Un sage ne servira qu’en sa qualité d’homme et ne se laissera pas réduire à être « la glaise» qui « bouche le trou par où soufflait le vent » ; il laisse ce rôle à ses cendres pour le moins.

Je suis de trop haut lieu pour me laisser approprier
Pour être un subalterne sous contrôle
Le valet et l’instrument commode
D’aucun État souverain de par le monde

Celui qui se voue corps et âme à ses semblables passe à leurs yeux pour un bon à rien, un égoïste, mais celui qui ne leur voue qu’une parcelle de lui-même est salué des titres de bienfaiteur et philanthrope."

 

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