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Justice, Etat & morale : A. SCHOPENHAUER, "Le monde comme volonté et comme représentation" (1819, 1844)

Publié le 21 Mai 2024, 07:24am

Catégories : #Philo (textes - corrigés)

Justice, Etat & morale : A. SCHOPENHAUER, "Le monde comme volonté et comme représentation" (1819, 1844)

"Si la morale ne considère que l’action juste ou injuste, si tout son rôle est de tracer nettement, à quiconque a résolu de ne pas faire d’injustice, les bornes où se doit contenir son activité, il en est tout autrement de la théorie de l’État. La science de l’État, la science de la législation n’a en vue que la victime de l’injustice ; quant  à l’auteur, elle n’en aurait cure, s’il n’était le corrélatif forcé de la victime ; l’acte injuste, pour elle, n’est que l’adversaire à l’encontre de qui elle déploie ses efforts ; c’est à ce titre qu’il devient son objectif. Si l’on pouvait concevoir une injustice commise qui n’eût pas pour corrélatif une injustice soufferte, l’État n’aurait logiquement pas à l’interdire. Aux yeux de la morale, l’objet à considérer, c’est la volonté, l’intention ; il n’y a pour elle que cela de réel ; selon elle, la volonté bien déterminée de commettre l’injustice, fût­-elle arrêtée et mise à néant, si elle ne l’est que par une puissance extérieure, équivaut entièrement à l’injustice consommée ; celui qui l’a conçue, la morale le condamne du haut de son tribunal comme un être injuste. Au contraire, l’État n’a nullement à se soucier de la volonté, ni de l’intention en elle-­même ; il n’a affaire qu’au fait (soit accompli, soit tenté), et il le considère chez l’autre terme de la corrélation, chez la victime ; pour lui donc il n’y a de réel que le fait, l’événement. Si parfois il s’enquiert de l’intention, du but, c’est uniquement pour expliquer la signification du fait. Aussi l’État ne nous interdit pas de nourrir contre un homme des projets incessants d’assassinat, d’empoisonnement, pourvu que la peur du glaive et de la roue nous retienne non moins incessamment et tout à fait sûrement de passer à l’exécution. L’État n’a pas non plus la folle prétention de détruire le penchant des gens à l’injustice, ni les pensées malfaisantes ; il se borne à placer, à côté de chaque tentation possible, propre à nous entraîner vers l’injustice, un motif plus fort encore, propre à nous en détourner ; et ce second motif, c’est un châtiment inévitable."

A. SCHOPENHAUER, Le monde comme volonté et comme représentation (1819, 1844).


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Proposition de traitement par mlle Ambre Tarrago, TS3, lycée naval de Brest, mai 2024.

NB : sont surlignés en gras les ajouts effectués à la copie après l'épreuve

 

L'auteur dans cet extrait interroge les limites et la souveraineté de l'Etat, à savoir le fait que l'ensemble des structures politiques chargées d'organiser une société soit une puissance supérieure aux hommes. Arthur Schopenhauer questionne par la même occasion l'Homme affranchi (la liberté) et ses actions. Nous verrons donc en quoi l'Etat est le pilier de tout l'ensemble des individus en relation d'interdépendance et organisé par des institutions (société) selon Schopenhauer en quatre temps.
Dans un premier temps, l'auteur précise ainsi la position de l'Etat face à la morale de l'Homme, autrement dit face à l'ensemble des règles qui définissent le bien et le mal, le juste et l'injuste au sein d'un groupe (l.1 à 6). Puis un deuxième temps met en exergue l'évolution de la justice - du latin justus qui définit ce qui est juste - exécutée par l'Etat (l.6 à 11). Par la suite, l'auteur observe la contrainte de l'Etat face à la nécessité de correspondre à la vision des individus concernant la justice (être légitimé) (l.11 à 15). Enfin, selon Schopenhauer, l'Etat réduit la liberté aux choix faits par chacun et à la capacité de suivre les règles pour faire subsister la société (l.15 à 21).

 

Le rôle de l'Etat face à la morale de l'Homme.
Schopenhauer en parlant de « morale » (l.1) présuppose que l'Homme est un être douée de raison, donc qu'il peut discerner le vrai du faux ainsi que le bien du mal mais aussi qu'il sait renoncer à ses désirs soit à ses passions afin de faire ce qui est bon pour lui. Cependant, bon pour lui ne signifie pas nécessairement bon pour autrui et cela est la raison de sa considération d'une justice. Du latin justus, ce qui est juste ou non est établi par le droit naturel, relatif à la nature de toutes choses et à celle de l'Homme ainsi que par le droit positif - qui est celui créé par l'Homme -, ce dernier droit étant nécessaire pour la cohabitation des individus en société. Mais alors que l'auteur établit la justice comme entité fixant des limites à chacun, démontrant ainsi que celles-ci sont nécessaires pour cohabiter avec autrui, il serait trop rapide de juger sa thèse similaire à  la pensée déontologique de Kant posant dans sa Critique de la raison pratique que les devoirs connus sont absolus et doivent être appliqués. Cette philosophie fut en effet une excuse pour des massacres de masse sous le IIIe Reich. En effet, certains dirigeant nazi prétextaient avoir suivi ce précepte kantien insinuant que suivre les règles du pays est toujours juste. Ici, l'auteur se rapproche plus de la pensée utilitariste de Benjamin Constant dans Des réactions politiques réfléchissant par rapport aux conséquences de l'acte du sujet moral : si la conséquence est bénéfiques, l'action est bonne.

En l'occurrence, pour Schopenhauer, l'Etat agit en toute souveraineté et sévit au regard des injustices commises et non de "l'auteur" en se souciant de celui qui subit l'injustice - comme le défendait Platon à travers le personnage de Socrate dans son œuvre Gorgias où celui-ci affirme que l'art de la rhétorique doit être mis au service de la Cité pour punir l'auteur de l'injustice. Ainsi, pour ces deux philosophes, le juge se doit d'être équitable et d'avoir un jugement moral, ce qui dans le même cas que cet extrait donne à l'Etat ce rôle alors même que l'injustice n'est pas perçue par l'institution comme un mal de l'esprit mais comme un adversaire, sous-entendant que l'individu est en permanence sain et conscient des conséquences encoures selon la loi établie par l'Etat.

 

Par la suite, Schopenhauer suppose que l'Etat ne peut interdire une injustice si celle-ci n'est subie par aucun autre individu, ce qui suggère une évolution de la justice appliquée par l'Etat en lien avec la morale.
Ici, cela sous-entend ce qui est transmis dans la première partie, c'est-à-dire que l'Etat ne se soucie du problème que seulement s'il y a eu des répercussions négatives sur autrui. Or, Sartre dans L'Etre et le Néant a dit qu' « autrui, par le simple surgissement de son être, est d'abord pour moi une catastrophe ontologique ». Dans ce cadre, cela établirait que tout individu intervenant dans la vie d'un autre est passible de punitions car l'Etat y verrait toujours des victimes potentielles. C'est donc pour cela que Schopenhauer applique les notions que la morale doit faire prendre en compte à l'Etat, telle que la pensée de l'auteur de l'injustice, ce qui nous différencie des animaux et évite la mise en place de la loi du Talion (« œil pour œil, dent pour dent »). Ce qui rend alors possible la mise en place de cités comme dans l'Antiquité avec plus tard la mise en place de la politique et de la république (res publica) permettant un Etat souverain plus légitime.
Ainsi, le pouvoir de l'Etat est dissocié comme avec le tribunal où la morale détient le pouvoir exécutif.

 

Comme évoqué supra, l'Etat doit être légitimé, ce qui renvoie au texte où l'Etat (l.12) ne se soucie que des faits et non de la situation globale. 
Ce qui fait écho à
Antigone de Sophocle où le roi Créon, par rigidité excessive, fait emmurer vivante le personnage éponyme alors que celle-ci a respecté un droit divin (celui disant que tout être a droit à une sépulture) et commis une injustice face à la loi régie par le roi et interdisant de toucher au corps de son défunt frère Polynice. Ici, la situation, si elle avait été prise dans son ensemble, aurait considéré les liens filiaux d'Antigone avant de la punir. Alors, la sanction est certes "légale" mais nonobstant perçue comme illégitime par autrui : et dans ce cas particulier, le droit et la justice ne vont pas de pair, ce qui dans les cas les plus extrêmes mène à des révolutions engendrant la fin de l'Etat ne tenant plus debout et entraînant avec lui la chute de la société jusqu'alors établie.
Le fait que Schopenhauer décrive que seul « l'évènement » (l.14) soit pris en compte pourrait donc bien anéantir toute trace de société. Bien qu'il soit expliqué que de rares cas sont étudiés dans leur globalité, cela n'a guère à voir avec une flexibilité dans l'application de la punition.

 

Enfin, l'Etat ne prive pas l'homme de ses choix, il lui laisse sa liberté que le sujet limite par sa capacité à suivre les règles pour le bien du contrat social passé.

« L'Etat ne nous interdit pas » (l.15) résume le libre arbitre comme avec l'énumération dans l'extrait des risque encourus en cas d'injustice, c'est bien par la terreur que cela prospère. Ici, nous pouvons faire référence à Hobbes qui explique dans son œuvre De Cive que « l'Homme est un loup pour l'Homme. » En effet, il est en permanente compétition et recherche de gloire vis-à-vis d'autrui, ce qui maintient des « temps de guerre » qui sont également décrits par le philosophe dans son autre livre Le Léviathan. Inspiré d'un monstre biblique, Hobbes dans son ouvrage décrit des « temps de paix » qui ne peuvent être assurés que par le Léviathan qui symbolise l'Etat, et doit être assez puissant pour faire « peur » à l'Homme et pour ainsi forcer le respect de celui-ci. C'est ici le « motif le plus fort » (l.20) que nos désirs assouvissent : la peur. Cette peur, dit-il, est « inévitable » (l.21) et nécessite que l'Etat soit souverain pour maintenir la société.

 

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corrigé 1

I – ANALYSE DU TEXTE ET DE SES DIFFICULTES

Les notions présentes dans le texte sont le droit, la morale, la justice, l'Etat.
Le texte ne présente pas de difficultés majeures, l'auteur expose une thèse qu'il détaille au fil de l'argumentation, dans une claire opposition morale/Etat.

II - L'IDEE PRINCIPALE DU TEXTE

Tout le texte de Schopenhauer repose sur la volonté de définir quelle est la mission de l'Etat, autrement dit quelle est la relation entre la morale (personnelle et privée) et le domaine d'intervention du droit (public et politique). Il importe de distinguer soigneusement l'un et l'autre, même si évidemment la morale inspire le droit et réciproquement. La morale s'intéresse avant tout à l'intention, la valeur de l'action, l'Etat (le droit) a pour domaine les conséquences pour autrui des actes, indépendamment ou presque des motivations de l'auteur. La morale analyse la motivation individuelle, l'Etat défend la société. On peut être un homme injuste (du point de vue moral) sans être coupable (du point de vue légal) de quoi que ce soit. Inversement, on peut être un homme coupable (du point de vue de la justice) sans être injuste du point de vue moral (circonstances atténuantes, euthanasie d'une personne souffrante, etc.).

III - LES NOTIONS-CLES DU TEXTE

La morale se situe d'emblée à la source même des actes, au niveau de la volonté, de l'intention, de la motivation. La moralité d'un acte est donc invisible, indémontrable. Jésus, peut-être, visait la célébrité et non pas le salut du genre humain. Kant suppose même qu'étant donné le mal radical qui habite la nature humaine, peut-être qu'aucun acte moralement pur n'a jamais existé sur terre, l'homme ayant toujours en tête le choix entre bien et mal. Seule une volonté sainte, très problématique, n'envisagerait que le bien en toute circonstance.
La légalité obéit à une autre logique : elle défend la société, elle a une utilité sociale qui est de dissuader le passage de l'intention à l'acte. Elle considère moins l'agent que l'ensemble de la collectivité qu'il faut protéger. Pour l'Etat, l'obéissance à la loi suffit pour garantir la paix civile. Les lois en elles-mêmes peuvent être injustes moralement (apartheid, interdictions, etc.) mais leur respect est nécessaire à la cohésion sociale.

IV - LA STRUCTURE DU TEXTE

L'auteur, des lignes 1 à 9, expose une première fois sa thèse.
Des lignes 9 à 13, il reprend l'argument sur la morale.
De la ligne 13 à la fin il précise le rôle de l'Etat.

 

"Si la morale ne considère que l’action juste ou injuste, si tout son rôle est de tracer nettement, à quiconque a résolu de ne pas faire d’injustice, les bornes où se doit contenir son activité, il en est tout autrement de la théorie de l’État. La science de l’État, la science de la législation n’a en vue que la victime de l’injustice ; quant  à l’auteur, elle n’en aurait cure, s’il n’était le corrélatif forcé de la victime ; l’acte injuste, pour elle, n’est que l’adversaire à l’encontre de qui elle déploie ses efforts ; c’est à ce titre qu’il devient son objectif. Si l’on pouvait concevoir une injustice commise qui n’eût pas pour corrélatif une injustice soufferte, l’État n’aurait logiquement pas à l’interdire. Aux yeux de la morale, l’objet à considérer, c’est la volonté, l’intention ; il n’y a pour elle que cela de réel ; selon elle, la volonté bien déterminée de commettre l’injustice, fût­-elle arrêtée et mise à néant, si elle ne l’est que par une puissance extérieure, équivaut entièrement à l’injustice consommée ; celui qui l’a conçue, la morale le condamne du haut de son tribunal comme un être injuste. Au contraire, l’État n’a nullement à se soucier de la volonté, ni de l’intention en elle-­même ; il n’a affaire qu’au fait (soit accompli, soit tenté), et il le considère chez l’autre terme de la corrélation, chez la victime ; pour lui donc il n’y a de réel que le fait, l’événement. Si parfois il s’enquiert de l’intention, du but, c’est uniquement pour expliquer la signification du fait. Aussi l’État ne nous interdit pas de nourrir contre un homme des projets incessants d’assassinat, d’empoisonnement, pourvu que la peur du glaive et de la roue nous retienne non moins incessamment et tout à fait sûrement de passer à l’exécution. L’État n’a pas non plus la folle prétention de détruire le penchant des gens à l’injustice, ni les pensées malfaisantes ; il se borne à placer, à côté de chaque tentation possible, propre à nous entraîner vers l’injustice, un motif plus fort encore, propre à nous en détourner ; et ce second motif, c’est un châtiment inévitable."
 

Lignes 1 à 9 : Schopenhauer pose la distinction entre la morale et l'Etat.
La morale trace les limites de l'action juste en soi, c'est-à-dire de façon à donner des critères de jugement à tout homme, à le rendre juge de la moralité de ses actes devant le tribunal de sa conscience. Le point de vue légal, étatique, est tout autre : il part de la victime d'un acte, en tant que représentante de toute la société. C'est la victime qui déclenche l'alerte légale et non pas l'immortalité en soi. L'Etat remonte donc de la victime à l'auteur de l'acte. Schopenhauer pousse le paradoxe jusqu'à imaginer un acte injuste qui n'aurait pas de conséquences sur autrui. L'Etat n'aurait pas à s'en soucier. On pourrait citer ici l'exemple du suicide, ou l'auteur et la victime étant une même personne, la dépénalisation s'est faite progressivement alors que la morale religieuse chrétienne tient toujours le suicide pour une faute grave.

Ligne 9 à 13 : La différence entre intention et acte.

Reprenant une distinction de Kant, Schopenhauer expose les critères moraux (et non légaux) de l'action. La morale est le pur royaume des buts, des fins et des valeurs, indépendamment des actes, des conséquences. En pensée, il n'y a pas de différence entre le projet et l'acte : Tout projet est immédiatement réalisé, visualisé par la facilité qu'il y a à le penser. Pas de différence donc entre injustice pensée et injustice commise (consommée) : mieux encore, le passage à l'acte est presque moins grave, d'un point de vue moral, que la méchanceté de la pensée et l'habitude de cette méchanceté.

Ligne 13 à la fin : Les moyens de l'Etat pour arrêter l'injustice.
L'Etat, en revanche, n'a ni les moyens, ni la volonté de remonter à l'intention qui a présidé à l'acte, que cet acte soit réussi (assassinat) ou manqué (tentative). C'est la matérialité des faits qui lui importe. Aujourd'hui, il y a certes des investigations psychologiques portant sur l'accusé, mais cela ne fait que moduler l'intervention de l'Etat et non pas s'y substituer. Le rôle de l'Etat est donc de protéger les victimes en punissant des actes délictueux. Mais ce n'est pas la seule fonction de son action : la peine a aussi valeur d'exemplarité : Elle montre à l'assassin en pensée ce qu'a subi l'assassin en acte. Cette exemplarité ne suffit pas à éliminer les mauvaises pensées, et constitue un motif dissuasif pour ne pas agir de façon illégale.

V – Les pistes de développement

La fin du texte permet de s'interroger sur ce que serait un Etat qui aurait "la folle prétention" de "détruire le penchant à l'injustice", ce qui est le projet de nombreuses utopies. Un tel dispositif supposerait la fin de la liberté humaine et de la démocratie : un régime de liberté suppose nécessairement un consentement au conflit, au risque aléatoire ; mais c'est aussi ce qui permet à chaque citoyen de construire sa propre moralité et humanité.

source : 
https://www.france-examen.com/bac/annales/philosophie/morale-et-justice-2289.html

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corrigé 2

Plan du corrigé
I. La morale et la science législative n'ont pas le même objet
II. Intention et acte : une différence de point de vue
III. Les moyens de l'Etat pour arrêter l'injustice
Conclusion

 

Schopenhauer est un philosophe allemand du XIXème siècle surtout connu pour ses théories pessimistes sur la vie. C'est d'ailleurs pour cela qu'il est rangé sous l'étiquette des philosophes pessimistes. On connaît donc plus sa conception de l'existence comme un pendule qui oscille entre la douleur et l'ennui que son idée de la morale. S'il est vrai que Schopenhauer prône la négation de la volonté, à la base de vie humaine, la morale est une des étapes vers le nirvana et la béatitude du sage.
Le livre quatrième de son ouvrage principal Le monde comme volonté et comme représentation est d'ailleurs consacré à la morale. La réflexion sur la morale de la part de Schopenhauer peut pourtant étonner. Il affirme en effet que chacun cherche à satisfaire en priorité ses besoins et chaque être vivant tend à s'affirmer aux dépends des autres. Comment alors empêcher les hommes de se faire du mal et d'être injustes vis-à-vis des autres ?

Le philosophe s'interroge dans ce texte sur les différences entre la morale et la justice, considérée comme une institution de l'Etat. Il s'agit de savoir de quoi doit s'occuper l'Etat. La justice comme institution a pour charge dans une société de faire que les rapports entre les individus soient pacifiques et ne nuisent pas à la bonne marche de l'Etat et de la société. Elle produit ainsi des lois qui n'ont pas une valeur absolue mais prescrivent des règles d'actions en vue de la vie en commun qu'il faut respecter sous peine de sanction.
Mais quelle différence entre la morale et la justice étatique ? La morale doit-elle s'occuper de la conséquence des actes ou de l'intention ? Comment permettre aux hommes de devenir moraux ?

I. La morale et la science législative n'ont pas le même objet
- Schopenhauer construit son texte sur une opposition très nette. La première phrase en est la preuve. Elle est construite sur une subordonnée introduite en « si , qui donne l'objet de la morale, à quoi la deuxième partie s'oppose en affirmant que « la théorie de l'état » est à l'inverse. Il est difficile de découper des parties nettes dans le texte : Schopenhauer mélange les deux domaines. Il s'emploie à définir les objets de la morale et de la justice étatique.

- La première différence que Schopenhauer introduit réside dans la préoccupation de l'agent d'une injustice. L'Etat, nous dit-il, ne se soucie que de la victime d'un crime, de la personne lésée. S'il n'y avait en effet personne qui souffre d'un acte injuste, l'Etat n'aurait nullement à s'occuper de l'injustice. En effet, pour qu'une société puisse fonctionner, il faut que les personnes qui la composent ne puissent pas se faire du mal mutuellement. Les philosophes précédant Schopenhauer, tel Hobbes, ont compris l'avènement d'une société comme le besoin de sécurité des sujets. Hobbes explique en effet qu'avant que la société soit instituée, régnait un état de nature où chacun pouvait agresser l'autre pour obtenir l'objet de son désir. Cet état était une guerre perpétuelle et chaque homme ne pouvait pas réellement faire ce qu'il voulait par crainte de se faire tuer. C'est pour se protéger contre les agressions des autres que les hommes sont entrés en société et c'est à ce prix qu'ils ont renoncé à l'indépendance primitive. Pour Schopenhauer, d'ailleurs le fondement de l'existence humaine, c'est l'égoïsme. Chaque homme se considère comme le centre du monde et ses actions sont toujours entreprises en vue de sa propre conservation. Dès lors, le principe de l'Etat est d'assurer la perpétuation de la société et donc d'assurer la sécurité de tous. L'existence de loi est donc là pour assurer la sécurité et de tracer les limites légales de chaque action. C'est d'ailleurs pour cela que Schopenhauer appelle la justice comme institution, une « science législative ». De fait, si une injustice ne touchait personne, elle ne mettrait pas à mal la société et l'état ne s'en soucierait pas. C'est donc simplement parce qu'il a une victime que l'Etat vient à considérer l'auteur de l'injustice.

D'ailleurs Schopenhauer affirme qu'un acte sans victime ne peut être interdit par la loi, elle n'est pas dans son domaine de juridiction. Ces analyses préfigurent d'une certaine manière celles de Stuart Mill, philosophe britannique, à peu près de la même époque. Ce dernier s'emploie à tracer les limites de la contrainte des lois et de l'action de la société. Il affirme par suite : « Le seul aspect de la conduite d'un individu qui soit du ressort de la société est celui qui concerne les autres. »

- La morale, elle, a la limite n'a que faire de la victime. Elle est, à l'inverse de l'Etat, préoccupée par l'agent de l'injustice. Un acte qui ne ferait aucune victime mais qui serait injuste, y serait toujours jugé avec une importance extrême. Schopenhauer, dans le début de son texte, identifie morale et justice. La morale est la science qui s'emploie à déterminer les critères du juste et de l'injustice. Elle définit donc ce que j'ai le droit de faire ou non, mais pas en vue des lois, selon le tribunal de la conscience. La différence de la personne à qui on fait attention entraîne bien une différence de point de vue

II. Intention et acte : une différence de point de vue
- Il y a dans l'histoire de la philosophie un débat qui consiste à savoir si la morale doit s'occuper des intentions ou bien des conséquences de l'acte. La morale contient en elle la notion de jugement. Or, pour bien juger, il faut avoir toutes les informations nécessaires pour le faire. Pourtant, il est impossible pour quelqu'un d'extérieur d'avoir une véritable connaissance des intentions de l'autre. Kant insistait sur cette difficulté. Il s'ensuit que la morale ne peut être un jugement extérieur. Personne ne peut vraiment porter un jugement moral sur moi. Celui-ci doit venir de moi-même et de mon propre examen de conscience. En effet, Schopenhauer affirme que seules l'intention et la volonté comptent dans la morale. Il est vrai qu'un jugement sur les actes seuls peut être injustes. Nous ne maîtrisons pas le destin de nos actes, trop de données sont en jeu, notamment l'intervention d'autrui que nous ne pouvons pas prévoir. Une action accomplie avec de très bonnes intentions peut malencontreusement, faire souffrir quelqu'un. Nous ne pouvons pas nous baser sur les faits. Schopenhauer affirme même qu'une mauvaise intention qui ne passe pas à l'acte est moralement condamnable. Précisons cependant que la mauvaise intention n'est pas morale que si elle est empêchée, non pas un retournement de l'auteur lui-même mais un « obstacle extérieur ». Si je veux par exemple commettre un crime et qu'au moment de passer à l'action, la police arrive et m'empêche de mettre mes plans à exécution, moralement, mon acte est mauvais. Pourtant, Schopenhauer semble admettre qu'un auteur qui renoncerait à son acte par lui-même ne serait pas dans le même cas de figure. Il ajoute en effet cette condition : « si elle ne l'est que par une puissance extérieure ».

Pour Schopenhauer donc, il y a une équivalence stricte pour la morale entre « injustice consommée» et « la volonté bien déterminée de commettre l'injustice ».

- Il en va tout autrement pour l'Etat. Les juges du tribunal ne peuvent, nous l'avons dit, savoir réellement les intentions de l'auteur et même, ils n'en ont que faire pour Schopenhauer. Leur point de vue est totalement extérieur et, par ce fait, l'attention se porte non plus sur les intentions mais sur les actes commis. C'est en effet eux qui mettent à mal l'équilibre de la société. Schopenhauer voit d'ailleurs comme adversaire de la société non pas le criminel mais l'acte injuste : « l'acte injuste, pour elle, n'est que l'adversaire à rencontre de qui elle déploie ses efforts ». Elle se concentre sur ce qui a une véritable existence dans le réel : le terme "acte" d'ailleurs exprime le côté visible de l'action, observable objectivement. De fait, Schopenhauer nous dit que l'Etat n'interdit pas d'avoir de mauvaises intentions. On peut d'ailleurs se demander comment elle pourrait l'interdire : elle ne pourrait pas le savoir mais surtout elle ne pourrait pas l'empêcher. La conscience des individus est par principe inaccessible et personne ne peut nous empêcher de penser ce que l'on veut. Ainsi, par exemple, la loi ne peut pas interdire d'être raciste. Pourtant, elle sanctionne toute manifestation de ce racisme dans les paroles et les gestes. Toujours en vue de la victime : elle l'interdit donc en public et contre quelqu'un.

Pourtant, nous pouvons penser qu'une justice qui ne soucierait pas du tout de l'intention pourrait être injuste. En effet, si je tue quelqu'un accidentellement, en voulant par exemple lui porter secours, je ne peux être jugé comme l'assassin qui a tué de sans froid. Préparant cette objection, Schopenhauer ajoute que l'Etat s'occupe parfois des intentions pour comprendre l'acte, « pour expliquer la signification du fait ». Remarquons d'ailleurs que les appellations judiciaires font intervenir dans leur énoncé les attentions en deuxième position : nous entendons parler de «meurtre avec préméditation », « meurtre sans préméditation », « meurtre avec circonstances atténuantes ». L'unique préoccupation de l'Etat est donc l'acte.

III. Les moyens de l'Etat pour arrêter l'injustice
De là découlent le but et les moyens de l'Etat qui sont complètement différents de la morale. Cette dernière vise à rendre l'homme bon, à l'éduquer en vue de la disparition des mauvaises intentions. Au contraire, l'Etat a pour unique objectif d'empêcher le passage à l'acte. Et pour cela, Schopenhauer nous dit que le moyen utilisé est la peur. Il s'agit en effet de mettre en place pour chaque injustice une punition dissuasive. Les lois sont donc uniquement dissuasives, elles visent à maintenir la sécurité en promettant à l'injuste un sort peu enviable. Il parle ainsi des anciens châtiments, « du glaive et de la roue » censés nous effrayés. C'est d'ailleurs cet argument qu'emploient ceux qui sont pour la peine de mort. La peur que crée cette punition empêcherait les hommes de passer à l'acte. D'ailleurs, il est vrai que, la plupart du temps, nous respectons les limitations de vitesse ou les interdictions de stationner par peur de l'amende. Le philosophe précise d'ailleurs que la sanction doit être « inévitable ». En effet, si l'auteur du crime pense pouvoir échapper à la sanction, il tentera toujours son crime. Il faut donc que le système soit très performant pour pouvoir faire peur.

Schopenhauer affirme ainsi que l'Etat ne vise pas du tout à enlever les mauvaises intentions des hommes mais à « placer, à côté de chaque tentation possible, propre à nous entraîner vers l'injustice, un motif plus fort encore, propre à nous en détourner ». Il faut pourtant faire une objection à ce jugement. Il insinue en effet que les actions des hommes sont toujours réfléchies, ou du moins que l'homme a toujours la faculté de percevoir le châtiment qu'il attend. Mais ne peut-on pas penser qu'un homme qui agit sous le coup de la passion ou de la folie n'a pas conscience de la punition de ce qu'il attend ? Ne faut-il pas pour cela que l'Etat s'occupe de l'extension de la morale ? Il faut préciser en effet que, du coup, même si un Etat réussissait à proscrire tous les crimes dans une société, les citoyens ne seraient pas du tout moraux. Il affirme en effet, dans le même ouvrage, que « on pourrait imaginer un État parfait, ou même peut-être un dogme inspirant une foi absolue en des récompenses et des peines après la mort, qui réussirait à empêcher tout crime : politiquement ce serait beaucoup, moralement on ne gagnerait rien, les actes seuls seraient enchaînés et non la volonté. »
Dès lors, le but de l'Etat n'est-il pas d'éduquer les hommes en vue de la morale ? ne lui serait-il pas plus bénéfique que le lourd appareil judiciaire et les prisons ? Mais comment initier à la morale ? Schopenhauer donne une possibilité dans son ouvrage principal. La morale, pour lui, se fonde sur la pitié. C'est parce que je reconnais en autrui un être humain, engagé dans l'absurdité de l'existence comme moi que je développe la pitié. Dès lors, la connaissance du caractère du monde comme volonté permet à l'homme d'accéder à la morale et c'est la reconnaissance de ma similitude avec autrui qui fonde mon acte morale, ma décision de ne pas lui faire mal.

Conclusion
Dans ce texte, Schopenhauer tente donc de circonscrire les domaines différents de la morale et la «science législative ». Il reprend à son compte les analyses kantiennes et voit dans la morale une science qui s'occupe des intentions et de la volonté. Il n'adhère pas cependant à la loi morale, trop stricte et trop rationnelle. Pour lui, la morale se fonde sur la pitié qui est un sentiment et nullement une contrainte. Il est donc possible d'éduquer à la morale, grâce à la connaissance de la nature humaine. A la vue de ces propos, la différence avec la justice étatique est flagrante. Cette dernière ne peut en effet s'occuper des intentions. Elle ne vise qu'à maintenir l'ordre dans la société et par ce fait ne traite que de l'acte et de ses conséquences. Elle ne s'occupe que des relations entre personnes et de ce fait essaie d'empêcher l'acte injuste en lui opposant des sanctions. Ainsi, l'Etat n'œuvre jamais pour la morale.  Ne le devrait-il pas pourtant ?

source :
https://www.20aubac.fr/corriges/31195-schopenhauer-monde-comme-volonte-comme-representation-role-etat

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