Est-il parfois bon de mentir ou faut-il toujours dire la vérité ? C’est la question qui nous est posée et qui a opposé, à la toute fin du XVIIIe siècle, Benjamin Constant (1767 – 1830), essayiste vaudois, fervent démocrate et libéral, à Immanuel Kant (1724 – 1804), professeur et grand philosophe allemand. Pour comprendre cette controverse fameuse, il est nécessaire d’avoir en tête les trois étapes qui la jalonnent.
1re étape : Kant défend l’idée que la véracité est un devoir moral absolu de l’homme
Kant a conçu un système de philosophie morale de grande ampleur. Trois œuvres principales le structurent :
la Fondation de la métaphysique des mœurs (1785) ;
la Critique de la raison pratique (1788) ;
la Métaphysique des mœurs (1797).
Dans les deux ouvrages portant sur la métaphysique des mœurs, Kant traite de la question de la véracité, une question qui n’a rien d’anecdotique car le mensonge est, selon lui, « la plus grande atteinte » qui puisse être portée à l’humanité en l’homme (c’est-à-dire à l’homme en tant qu’il est un être moral, un être ayant des devoirs, libre en cela, et non à l’homme en tant qu’il est un animal). Que nous dit Kant à propos du mensonge ? Principalement trois choses (la deuxième vient de la Fondation de la métaphysique des mœurs, la troisième de la Métaphysique des mœurs, §9 et la première des deux).
1. Le mensonge est mauvais en lui-même
Tout d’abord, et c’est là un trait essentiel de toute la morale kantienne, le mensonge n’est pas mauvais en raison de ses conséquences extérieures (en cela, Kant est l’un des plus puissants critiques des morales dites « conséquentialistes », c’est-à-dire des morales qui fondent leur conception du bien moral sur les conséquences des actes. Exemple : le bien moral est ce qui favorise le bonheur d’un maximum de monde) mais en lui-même. Par exemple : détruire la confiance dans les contrats et les relations humaines. Son immoralité n’est donc pas relative à certaines conséquences ou à un certain contexte, mais absolue. Ainsi, essayer de justifier un mensonge par ses conséquences positives ne signifie rien d’un point de vue moral.
2. L’immoralité du mensonge est fondée sur la loi morale
Cette immoralité du mensonge déliée du monde extérieur, Kant la fonde sur un fait, selon lui indubitable : la loi morale, présente en chacun de nous. C’est un peu comme si nous avions, inscrit dans notre subjectivité, un détecteur nous indiquant en permanence quel est notre devoir. En analysant ce détecteur, Kant découvre trois procédures qui lui permettent de déceler ce qu’il faut faire ou non.
La première de ces procédures suffit pour savoir que le mensonge ne peut en aucun cas être admis : elle consiste à rendre universelle la « maxime de notre action » (c’est-à-dire la règle sous-jacente à notre action. Exemple : l’action d’aller se doucher après s’être réveillé suit une maxime implicite selon laquelle « il est bon de se doucher le matin, pour se réveiller et être propre pendant la journée »), si cette maxime universalisée se contredit elle-même, c’est qu’elle est immorale. Exemple :
Je suis en grave difficulté financière. Je connais quelqu’un à qui je pourrais emprunter un peu d’argent, mais je sais pertinemment que je serai dans l’incapacité de rembourser ma dette. Ainsi, je décide de mentir à mon créancier en lui affirmant que je suis solvable, et obtiens un crédit.
Imaginons que nous universalisions la maxime de cette action : « toute personne se trouvant dans un grand embarras doit mentir pour pouvoir emprunter de l’argent sans le rendre ».
On voit qu’une telle maxime désormais appliquée de manière universelle se contredit elle-même, car dans un monde où ceux qui n’ont pas les moyens d’emprunter mentent, le crédit disparaît avec la confiance, et donc le principe même de la maxime est détruit.
3. Le mensonge porte atteinte à la dignité de l’homme
Ce n’est cependant pas le seul argument que Kant utilise pour justifier l’absolue immoralité du mensonge. Selon lui, le mensonge porte atteinte à la dignité (ou l’humanité) de l’homme en ce qu’il s’attaque au fondement de la personnalité humaine : la communication des pensées. Celui qui ment détruit ce qui permet à un homme d’être homme, c’est-à-dire des mots exprimant avec autant de justesse possible une intériorité. D’ailleurs, selon Kant, se mentir à soi-même est tout autant immoral que de mentir aux autres. Le « mensonge intérieur » est même le premier des mensonges, à la source de tous les autres. Encore une fois, le devoir de véracité, ou devoir de ne pas mentir est absolu et sans exception.
Exemple :
Si un maître de maison donne l’ordre à son domestique de prétendre qu’il est absent ; que ce domestique obéit et indique aux policiers qui, incognito, viennent frapper à sa porte que son maître n’est pas là ; et que, grâce à ce mensonge, le maître trouve le moyen de perpétrer un meurtre prémédité en secret ; alors la conscience morale du domestique le désignera comme fautif. Son mensonge ne saurait être justifié : il est une faute qui entache tout ce qui s’ensuit, même accidentellement.
La posture kantienne est donc particulièrement rigide : aucune situation ne justifie le mensonge.
2e étape : Constant critique le rejet kantien du mensonge
Nous ne savons pas précisément ce que Benjamin Constant a lu de Kant, mais toujours est-il qu’un « philosophe allemand » condamnant radicalement le mensonge est mentionné dans son ouvrage Des réactions politiques (écrit en 1796 et publié en 1797). L’éditeur indique en note qu’il tient de Constant lui-même que c’est bien de Kant qu’il s’agit.
Les principes intermédiaires
Dans ce texte, Constant critique la tendance des hommes à introduire des « principes généraux » sans avoir souci de leur mise en application concrète, application qui doit souvent passer par des « principes intermédiaires ». Kant tombe exactement dans ce travers : son principe général qui interdit le mensonge est bon, mais il doit être modulé, dans certaines situations particulières, grâce à des principes intermédiaires. Pour illustrer sa critique, Constant attribue à Kant un exemple qui ne se trouve pas dans son œuvre.
Exemple :
Imaginons qu’un de nos amis est recherché par un meurtrier et que nous l’hébergeons pour le tenir à l’abri. Nous rencontrons ce meurtrier qui nous demande si notre ami se trouve dans la maison. Un silence serait interprété comme un oui, il faut donc répondre. Que dire ? Selon Kant (interprété par Constant), il faut dire la vérité, ce qui (toujours selon Constant et, vraisemblablement, selon la plupart d’entre nous [Les purs kantiens sont rares]) est totalement absurde. En effet, nous sommes dans un cas tout à fait particulier qui nécessite un principe intermédiaire.
Le meurtrier n’a pas le droit à la vérité
Ce principe intermédiaire, Constant nous le fournit : nous n’avons de devoir qu’envers ceux qui ont des droits, or celui qui porte atteinte à la liberté et aux droits des autres est déchu de ses droits. Ainsi, le meurtrier, en tant qu’il est un meurtrier, n’a pas le droit à la vérité, je peux donc lui mentir si je juge cela plus prudent. Face à la rigidité kantienne, Constant propose une morale plus souple, soucieuse de l’applicabilité concrète des principes, une morale qui a laissé s’introduire ce que Kant appelle la « prudence », c’est-à-dire l’intelligence des moyens permettant de parvenir au plus grand bonheur.
3e étape : la réponse de Kant à Constant
Grâce à une brochure allemande traduisant des textes venus de France ("La France en l’an 1797"), Kant a eu accès à la critique de Constant. Il s’est donc empressé de répondre dans un court opuscule intitulé : Sur un prétendu droit de mentir par humanité, publié en 1797. La réponse de Kant a quelque chose de décevant au premier abord, car elle déplace le problème du domaine moral au domaine du droit. En s’appuyant sur la référence de Constant aux notions de droits et de devoirs, Kant détourne la pensée de son critique pour lui donner un sens purement juridique. Dans une note, il indique expressément qu’il ne traitera pas de la dimension éthique de la question.
Le mensonge porte atteinte à la confiance et ses conséquences me sont imputables
On peut distinguer deux étapes argumentatives.
Tout d’abord, Kant explique que le mensonge est un mal juridique particulièrement pernicieux, car il porte atteinte à la confiance, qui est le fondement de tous les contrats et même « la source du droit ». Cette position fondatrice de la véracité pour tout l’édifice juridique et contractuel explique l’interdiction absolue du mensonge. Kant ne se contente cependant pas de ce premier argument. Il va plus loin en affirmant que, mentir étant une faute, et tout dommage qui naît d’une faute m’étant imputable, si, par un hasard malheureux, mon mensonge venait à être la cause secondaire et accidentelle d’un dommage, je pourrais être tenu pour responsable.
(La forme du raisonnement suivi par Kant est similaire à celle qui est à l’œuvre dans la définition de l’homicide involontaire, à l’article 121-3 du Code Pénal : « Il y a également délit, lorsque la loi le prévoit, en cas de faute d’imprudence, de négligence ou de manquement à une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, s’il est établi que l’auteur des faits n’a pas accompli les diligences normales compte tenu, le cas échéant, de la nature de ses missions ou de ses fonctions, de ses compétences ainsi que du pouvoir et des moyens dont il disposait. » Sans faute, pas d’homicide involontaire mais seulement un accident. En cas de faute, toutes les conséquences néfastes qui s’ensuivent sont imputées au fautif. Du point de vue du droit français, on peut cependant se demander si : 1/ le mensonge est une faute ; 2/ on peut affirmer un lien de causalité entre le mensonge et le meurtre de l’ami.)
Reprenons l’exemple de Constant : je mens au meurtrier, celui-ci se détourne de la maison, et rencontre par hasard mon ami qui était sorti de la maison sans que je ne le sache. Dans cette situation, selon Kant, on peut me reprocher d’avoir menti, voire m’attraire en justice. Dans sa réponse, le « philosophe allemand » réaffirme donc le caractère absolu du devoir de véracité, y compris dans le domaine juridique. La discussion ne semble pas avoir beaucoup avancé.
Le mensonge : entre utilitarisme et déontologie
La discussion entre Kant et Constant ressemble un peu à un dialogue de sourd. Constant critique Kant sans l’avoir lu semble-t-il, et le flanque d’un exemple extrême qui ne vient pas de lui. Kant répond à Constant en déplaçant la question de l’éthique au juridique, alors même que Constant semblait réfléchir en moraliste. Mais cette situation ne reflète-t-elle pas la réalité de tout débat philosophique ? Ainsi, le dialogue de sourd qui opposa Kant et Constant est peut-être plus profond qu’un simple défaut de lecture ou qu’un déplacement opportun du problème. Derrière la lutte entre Kant et Constant autour de la question du mensonge se cache une lutte philosophique pluriséculaire entre deux grandes options morales : l’utilitarisme et la déontologie.
La pensée utilitariste (incarnée ici par Constant) réfléchit en termes de conséquences : si les conséquences d’une action sont bénéfiques, l’action est bonne. La pensée déontologique (incarnée par Kant) fonde la moralité sur des devoirs connus hors de toute expérience concrète, devoirs absolus en cela.
De même, les structures des édifices politico-moraux de Kant et Constant sont totalement différentes. Chez Constant, la liberté individuelle est première et primordiale, c’est sur elle que sont fondés les droits politiques et moraux, et ensuite viennent les devoirs (ainsi, je n’ai pas de devoirs envers celui qui n’a pas de droits). À l’inverse, chez Kant, c’est le devoir moral qui est premier et primordial : c’est lui qui nous donne la connaissance de notre liberté, et ensuite seulement viendront les droits et devoirs politiques.
Face à l’utilitarisme et au primat de la liberté individuelle, la déontologie et le primat du devoir moral universel, l’opposition est bien trop profonde pour pouvoir être discutée au détour de publications fortuites…
Jehan Simon
source :
https://www.laculturegenerale.com/constant-kant-mensonge/
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