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Art, destruction et catharsis de la conscience (Lars von Trier, "The House That Jack Built", 2018)

Publié le 17 Décembre 2023, 15:47pm

Catégories : #Philo & Cinéma

Art, destruction et catharsis de la conscience (Lars von Trier, "The House That Jack Built", 2018)

trailer (2mn36)

synopsis
États-Unis, années 70.
Nous suivons le très brillant Jack à travers cinq incidents et découvrons les meurtres qui vont marquer son parcours de tueur en série. L'histoire est vécue du point de vue de Jack. Il considère chaque meurtre comme une œuvre d'art en soi. Alors que l'ultime et inévitable intervention de la police ne cesse de se rapprocher (ce qui exaspère Jack et lui met la pression) il décide - contrairement à toute logique - de prendre de plus en plus de risques. Tout au long du film, nous découvrons les descriptions de Jack sur sa situation personnelle, ses problèmes et ses pensées à travers sa conversation avec un inconnu, Verge. Un mélange grotesque de sophismes, d’apitoiement presque enfantin sur soi et d'explications détaillées sur les manœuvres dangereuses et difficiles de Jack

extrait vidéo 1 du film (2mn38)

"Didn't you plan the destruction of your own literary work?"

 

Analyse de séquence (44mn16) :
extrait 1 : le cric (à partir de 21mn49 - durée jusqu'à 25mn02
analyse jusqu'à 34mn30

extrait 2 : 34mn30-- 35mn49
analyse jusqu'à 38mn58

extrait 3 : la minutie de Jack au bureau - 38mn58 à 40mn54

 


extrait vidéo 2 (3mn09)
The Stuka and Icons

 

 

Albert Speer  & la théorie des ruines :

Extrait de l’essai :
La théorie des ruines d’Albert Speer ou l’architecture «futuriste» selon Hitler,
Johanne Lamoureux, 1991.

« Cet essai propose une réflexion sur les quelques pages d’Au coeur du IIIe Reich où Albert Speer, le premier architecte de Hitler de 1934 à 1942, au terme des vingt années de prison auxquelles il fut condamné à Nuremberg, présente sa théorie de la valeur des ruines. Lui-même fait de cette théorie un facteur décisif dans le pacte qui le lia à Hitler. Or cette théorie consistait à concevoir les édifices officiels du Reich en fonction des belles ruines qu’ils produiraient “ après des siècles d’abandon ”.

“ Le dessein d’Hitler était de créer des effets temporels et des témoins durables. Il avait coutume de dire que si, dans quelques siècles, son empire s’écroulait, les ruines de nos constructions témoigneraient encore de la force et de la grandeur de notre foi. Il ne lui est jamais venu à l’esprit qu’il allait rater l’une aussi bien que l’autre. Lorsque son règne s’effondra après quelques années seulement, les palais et les arènes — à ses yeux gages de l’histoire — avaient sombré aussi. ”

– Albert Speer, 1978 cit. Albert Speer: Architecture 1932-1942, p.10-

 
Notre position actuelle par rapport à l’architecture du IIIeReich, faite d’une grande proximité temporelle et d’une considérable distance idéologique, est à vrai dire la seule que la fiction ruiniste du national-socialisme, telle que nous allons l’étudier, ne se soit pas donné la peine de prévoir et d’imaginer. Nous sommes encore tout près du IIIe Reich, et pourtant nous vivons après lui, avec les conséquences que cela ne manque pas d’avoir sur le regard que nous portons vers cette architecture. Ou celle-ci s’offre désormais dans un relatif anonymat ou alors elle a connu ce que Françoise Choay qualifie d’anéantissement symbolique. Lorsque, entre ces deux extrêmes, elle existe dans un abandon révélateur, cette désaffection est encore trop légère pour se donner à lire, à même la structure des édifices, à l’aide de la théorie des ruines. Nous contemplons, là où la ruine s’annonce, comme au complexe de Nuremberg, plutôt que des voûtes effondrées, des marques qui ne sont pas à l’échelle de la démesure anticipée par la théorie de Speer: de simples meurtrissures de la pierre ou une graphie de lézardes qui n’ont rien des contours généraux échevelés ou du sublime effondrement des combles prévus par l’architecte. C’est peut-être en quoi la théorie des ruines de Speer rend particulièrement inconfortable. Elle rappelle que les grands édifices du Reich ne furent conçus, “ ni pour l’an 1940, ni pour l’an 2000 mais pour durer mille ans ”, comme le disait Hitler. Ce disant, le Führer pariait, sans le connaître, sur Le culte moderne des monuments, bien analysé dès 1903 par Alois Riegl, un autre citoyen de la ville de Linz où Hitler est né.

Riegl explique dans cet essai que se sont succédé depuis la Renaissance trois principaux modes de valorisation du monument: la valeur historique (monument intentionnel), la valeur artistique et, avec la modernité, la valeur d’ancienneté. Au sortir de la seconde guerre mondiale, l’architecture monumentale du IIIe Reich fit l’objet, sut la base de sa valeur historique insoutenable, d’un anéantissement symbolique partiel. Aujourd’hui, des monographies comme celle de Léon Krier sur Albert Speer, tentent d’établir la réputation de cette architecture à travers l’alibi de sa soi-disant valeur artistique transcendante. On peut imaginer, sans crainte de se tromper, qu’un jour —ce jour même dont Hitler rêvait pour son patrimoine architectural— les monuments nazis ayant subsisté seront appréciés tout bonnement parce que ce sont de vieilles choses majestueuses dont la pérennité émeut et enthousiasme. Le culte des monuments, dans sa modalité moderne, n’est paradoxalement possible qu’en tant qu’il se fonde sur l’oubli, qu’en tant que chaque construction investie ne convoque jamais qu’une part infime de son histoire, quand il la convoque, nous permettant par là d’étendre à l’infini le champ des monuments possibles et d’avoir le culte léger, amoureux des aspérités de surface et de la patine poudreuse. Le pari d’Hitler s’accommode bien d’un mécanisme semblable: et c’est afin de contrer cette forme d’amnésie de la conservation qu’il est apparu et apparaît encore important à certains intervenants de raser l’héritage de monuments nazis.

Il fut un temps, comme on le trouve écrit dans l’Encyclopédie à l’article “ ruine ”, où “ ruine ne se disait que des palais, des tombeaux somptueux. On ne dirait point ruine en parlant d’une maison particulière de paysans ou de bourgeois ”. La théorie des ruines de Speer maintient cette discrimination puisqu’elle ne vise à imposer ses contraintes stylistiques, économiques et pragmatiques qu’à la seule architecture de représentation de l’État. Mais il y a d’autres raisons que cette typologie sommaire pour que se soient rencontrées, dans le cadre de la thèse que je rédigeais alors sur la peinture de ruines de Hubert Robert, la poétique des ruines de Diderot et la théorie sur la valeur des ruines d’Albert Speer.

D’entrée de jeu. telle qu’elle s’énonce dans le Salon de 1767, la poétique des ruines est liée au projet, elle est “ à faire ”, constate Diderot. Néanmoins, elle ne trouvera pas à se réaliser sous la forme que Diderot avait anticipée pour elle. Hubert Robert, jeune peintre qui portait alors le flambeau de cette promesse, a tôt fait de décevoir car il n’entend rien au genre. Malgré les réserves du critique qui le ciblent mais qu’annulent les faveurs royales et le succès commercial, Robert ne se tient pas quitte pour autant envers cette nouvelle accolade de la ruine et du projet […] »

source : http://indexgrafik.fr/albert-speer-theorie-des-ruines/

 

La philosophie du film ? :

 

En faisant mine de suivre les pérégrinations d’un tueur en série iconoclaste, The House That Jack Built se présente comme une méditation sur la création. Au fil du dialogue philosophique structurant le film, Jack, qui revêt à la fois les habits du meurtrier, de l’architecte et du photographe, envisage ainsi ses méfaits comme le fruit d’un travail artistique. Chacune des parties, focalisée sur une situation et un crime, prend alors la forme d’une étude des différentes facettes du processus créatif guidant consciemment ou non le travail d’un auteur :

- Le hasard et l’impulsion. Le coup de cric du premier meurtre ou la vieille femme écrasée du troisième témoignent d’une attention au « matériau » qui guide la main du créateur et à la part aléatoire présente dans la gestation d’une « œuvre ».

- La reprise. Plus d’une fois, les meurtres de Jack sont ponctués de petits ratés et d’approximations. Ici un corps rigide est ramené sur le lieu d’un crime pour obtenir de nouvelles photos, là un nettoyage n’en finit plus, comme si Jack, atteint de TOC sévères, peinait au-delà de sa manie du ménage à finaliser son « œuvre », à laquelle il ne cesse de rajouter de petits coups d’éponge en guise de coups de pinceau.

- Le goût des règles. Lars von Trier fut le fer de lance du Dogme95, mouvement reposant sur le respect de dix contraintes (par exemple : refus des flashbacks, stricte limitation au son direct, etc.) La partie de chasse où Jack exécute toute une famille obéit ainsi à une série de principes, de l’ordre des cibles (Jack s’attaque d’abord aux plus jeunes, qui ne peuvent avancer sans leur mère, pour faire durer la chasse le plus longtemps possible) au décompte final, qui correspond au chiffre favori de la dernière proie encore en vie.

- Le désir d’expérimenter. Le dernier meurtre ambitionné par Jack consiste ainsi en une tentative pour savoir si, oui ou non, il est possible de tuer plusieurs victimes d’une seule balle de fusil.

Cette théorisation manifeste de von Trier n’est pas sans soulever quelques questions, qui s’imposent au-delà des réponses habilement données par le cinéaste. C’est que le cœur de The House That Jack Built se trouve dans le déploiement d’une rhétorique reproduisant les contours de l’échange philosophique voltairien pour mieux amener le film sur le terrain de l’introspection, voire de l’autojustification – par exemple, la question de la possible misogynie des œuvres de von Trier est clairement posée par l’entremise d’une remarque de Verge, l’interlocuteur de Jack, sur les portraits de femmes brossés au fil du récit. En dépit de sa forme en apparence composite, le film de von Trier n’est toutefois pas aussi heurté ou chaotique qu’il n’en a l’air. Au contraire, sa part « laborieuse » s’avère consciemment construite et se voit même diégétiquement intégrée au récit : Jack tâtonne, essaie, se loupe, jouit d’une chance extraordinaire, se comporte moins comme un artiste maître de ses émotions que comme un garçon parfois impulsif et pervers. L’artiste serait ainsi non pas un démiurge mais un être besogneux, parfois perclus de tics, en combat permanent avec sa propre misanthropie et son égo démesuré.

 

L’ILLUSTRATION ET LE TEXTE

En cela, The House That Jack Built embrasse pleinement l’horizon de l’autoportrait en revenant sur ce qu’on a pu reprocher par le passé à von Trier, de ses prises de parole provocantes (ses propos sur Hitler lors de la conférence de presse de Melancholia au Festival de Cannes en 2011) à la violence de certaines images de ses films, ici intégrées (des extraits d’Antichrist, Melancholia, etc.) dans le flux d’un montage qui étonne souvent par sa dimension purement illustrative. Par exemple, les représentations de tigres ou d’agneaux qui s’insèrent dans le dialogue entre Jack et le mystérieux Verge ne sont là que pour supporter le raisonnement dialectique du meurtrier. Dès lors elles l’accompagnent, comme une gravure accompagne un texte qui lui seul est porteur de sens. Et lorsque les images parlent enfin sans venir après un dialogue, on est en droit de rester pantois devant la naïveté de certaines figures, à l’instar de cette scène aux Champs Élyséens où des inserts de pans de moulins viennent souligner le mouvement qu’opère alors le montage, soit un brassage des différentes étapes qui composent la trame de la vie de Jack. Si von Trier peut se révéler ici et là joueur, voire amusant, il peine ainsi à convaincre comme théoricien. Sa vision de l’art n’est pas seulement sommairement dévouée aux icônes (d’où la place dans le montage accordée à Glenn Gould qui, dixit Jack, « représente l’Art », figure dont l’excentricité et la virtuosité sont les deux traits dominants), elle repose également sur une compréhension parfois superficielle de l’esthétique, sacrifiée au profit de l’idéal pompier de « grandeur », comme le montre la reproduction de Dante et Virgile aux Enfers, où le tableau de Delacroix est réduit à ses signes les plus imposants (l’immensité du ciel, la lueur démoniaque, les corps musclés des damnés).

Cet aplanissement entérine dès lors la part parfois très simpliste que prend la pensée de Lars von Trier, à l’image de la place symbolique qu’occupe le motif du négatif, supposé révélateur de la « part intrinsèquement démoniaque de la lumière » – et donc aussi du cinéma. Le problème ne tient toutefois pas seulement dans la relative pauvreté de la réflexion, mais bien plutôt dans le fait que celle-ci ne prend jamais véritablement une autre forme que celle du discours. Les pas de côté, les apparentes digressions ou parenthèses graphiques font partie intégrante d’un propos savamment construit et articulé auquel est subordonnée la matière du film. Si traité, essai ou manifeste esthétique il y a, il se révèle in fine davantage textuel que filmique.

 

source :https://www.critikat.com/actualite-cine/critique/the-house-that-jack-built-2/ 

 

 

Humanité et inhumanité, culture et barbarie – des dichotomies diabolisées

(...) De fait, The House That Jack Built ne déroge en rien à la contrariété, cette règle de fer, ce nerf de la guerre, dès lors que le portrait subjectif du tueur en série qui se raconte en cinq « incidents » comme autant d'obstructions caractéristiques, se fantasme artiste du crime et souffre d'en être pas estimé comme il se doit (son narcissisme médiatique le pousse à se faire connaître sous le nom de « Mr. Sophistication » mais ses crimes ne font pas les gros titres, cantonnés dans la décevante rubrique des faits divers). L'autoportrait du psychopathe en esthète s'inscrivant dans le tableau plus général du mal radical identifié aux formes du nazisme, mais étendu ici jusqu'à la pratique parallèle de la chasse et du meurtre en série. À ces premières complications, qui voient dans le serial killer un symptôme du malaise dans la civilisation, de la culture se niant elle-même, s'ajoutent pour les compliquer au carré l'adjonction subreptice de l'autoportrait en pointillés du démiurge, dont l'œuvre participerait tantôt à désactiver les risques spécifiques de la pulsion de mort et de la folie, tantôt à les affronter pour les sublimer mais avec le risque assumé du kitsch parodique. Complications, obstructions, contrariétés. Le quatorzième long-métrage de Lars von Trier promet beaucoup en effet, désireux de déverrouiller, voire faire sauter quelques fallacieuses dichotomies. D'une part en substituant à l'opinion consensuelle d'une différence de nature entre le tueur en série, l'ingénieur nazi, le chasseur de cerf et l'artiste romantique des différences de degré afin d'avérer l'unité du genre humain – une unité ressaisie malgré tout, depuis l'inhumanité qui la fend de part en part, signant l'« être non-inhumain » que nous sommes précisément pour citer à nouveau Bernard Stiegler. Le film promet également de vérifier par le didactisme de l'exemple historique illustré l'assertion benjaminienne selon laquelle il n'y a pas un seul document de culture qui ne soit pas en même temps un document témoignant aussi de la barbarie. La proximité des termes censés radicalement devoir s'opposer autorisant le voisinage hétérodoxe du serial killer à la fois inspiré de Ted Bundy et lecteur de William Blake avec ce pianiste de génie qu'était Glenn Gould, comme ceux-là avec le chasseur amateur, Albert Speer en théoricien de la valeur des ruines et l'anonyme pilote de cette pièce d'ingénierie nazie qu'est le Stuka. Encore faudra-t-il préciser ici que le voisinage des figures n'est pas un synonyme de leur équivalence, plus sûrement l'indice d'une indicible connivence dont, pour le cinéaste, en énoncer la vérité tiendrait encore du scandaleux. Déverrouillés de leur fallacieux partage symbolique et dichotomique, les termes censément opposés apparaîtraient dès lors moins antithétiques qu'ajointés, dos à dos, diaboliquement.

Matt Dillon dans The House that Jack built (2018)
Matt Dillon dans The House that Jack built (2018)

Les exemples didactiques, intercalés pour illustrer ces différences non de nature mais de degrés, et montées depuis l'hétérogénéité de sources archivistiques googlisées, indiqueraient alors, à l'encontre de toutes les séparations hermétiques et catégoriques, à rebours de toutes les dichotomies fallacieuses et faussement rassurantes, que l'art n'est pas sauf de ses usages historiquement criminels. L'art qui serait le diable de ce bon dieu qu'est la culture. Et, plus généralement, qu'il n'y a pas une seule psyché individuelle qui puisse trouver du réconfort en croyant être totalement prémunie de la possibilité effractive et disjonctive de la folie, dont témoignent diversement le passage à l'acte meurtrier comme l'absence d'œuvre. The House That Jack Built promet donc beaucoup, parce qu'il soumet également le réalisme gore de certaines de ses séquences de torture à la distanciation critique, non dénuée d'humour mais d'un humour frappé, noir et glacé, offerte par une intellectualisation des passages à l'acte qui se soutient de la conversation off entre le tueur (Matt Dillon) et sa conscience évidemment malheureuse (Bruno Ganz). Et la distanciation jouant brillamment aussi de l'enchâssement de ses références comme de leur cohérence (la parodie du clip de Subterranean Homesick Blues de Bob Dylan, l'éruption volcanique du mont Saint Helens et l'ultime dispositif meurtrier décalqué d'un épisode célèbre lié au retour d'Ulysse dans l'Odyssée annoncent logiquement l'épilogue souterrain et infernal en forme de catabase). Jusqu'à s'amuser d'en moquer l'obsession (Brecht ironisé revient encore une fois avec la citation de Alabama Song) ou d'en contrarier la plus-value culturelle (la mise en scène moulant la reprise de La Barque de Dante d'Eugène Delacroix dans un ralenti digne de Bill Viola est un moment de kitsch absolument garanti). Toutes choses qui permettraient enfin au souffle allégorique de gonfler les voiles d'une étude de cas explicitement documentée (Jack est ce serial killer en forme de créature de Frankenstein, faite des lunettes à grands carreaux de Gerard Schaefer, des trucs et manies de Ted Bundy, de la chance insolente de Jeffrey Dahmer, faite aussi de la comptine d'enfance qui lui est associée et qui, déjà audible dans Element of Crime, ferait forcément signe vers l'autre ritournelle ouvrant M. le maudit de Fritz Lang).

The House that Jack Built promet donc beaucoup mais déçoit autant que sont grandes ses promesses. Contrariant, le film l'est parce qu'il est contrarié tout en échouant justement à proposer de grandes images de cette contrariété, grandes parce que puissamment clivées, fortement tiraillées. Le film de Lars von Trier déçoit déjà comme Manderlay pouvait décevoir après Dogville parce qu'il reprend de Nymphomaniac les grandes lignes de son dispositif et en fige les procédures pour en tirer seulement des procédés (une vie de douleurs résumée en épisodes saillants, illustrée d'archives diverses, racontée à un auditeur privilégié et commentée afin de souligner sa dimension réflexive comme sa portée auto-réflexive). D'un film à l'autre, la perte est alors très grande, elle est d'ailleurs si nette en termes d'ingéniosité et de générosités digressives. Le paradoxe consistant alors à ce que le nouveau film, initialement conçu comme une mini-série de huit épisode, soit finalement moins feuilletonesque, et partant moins feuilleté que le précédent, distribué d'abord en deux parties puis éditée en DVD en une version unique mais plus longue dépassant les 300 minutes. De fait, la pente intellectualiste, soutenue par la béquille des parenthèses mais subordonnant l'art homérique de l'ekphrasis dans la servilité platement illustrative, l'emporte fatalement sur la veine narrative et romanesque, resserrée jusqu'à l'asphyxie. Ainsi, et à la différence des compagnons masculins de l'héroïne du film précédent, les victimes féminines ne sont jamais haussées ici à la dignité figurative et subjective de personnages et, en cela, le regard instrumental du cinéaste recoupe pour le pire celui de son protagoniste. Par ailleurs, le récit en forme de confession donnée à un directeur de conscience de prestige (Verge, c'est Virgil, auteur de l'Énéide et guide de Dante dans sa Divine Comédie, perversement joué par l'acteur qui dans La Chute interpréta Hitler), loin des ruptures de ton d'un dialogue philosophique aussi matriciel que Jacques le fataliste de Denis Diderot, se voit affecté d'une monotonie s'opposant à la dialectisation progressive du procédé adopté avec Nymphomaniac. Et le dialogue monotone se doublant aussi de valoir comme pare-feu tactique face aux remontrances morales probablement éprouvées par les plus furieux spectateurs (à chaque moment de cruauté, la voix intervient en effet pour relayer la plainte intérieure du spectateur et s'y substituer en peinant à faire dudit relais un moment de drôlerie auto-réflexive). (...)

 

source : https://www.rayonvertcinema.org/the-house-that-jack-built/

  



 

 


 

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