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La religion : Spinoza, "Traité théologico-politique" (1670)

Publié le 12 Octobre 2023, 08:10am

Catégories : #Philo (textes - corrigés)

La religion : Spinoza, "Traité théologico-politique" (1670)
« Si chacun avait la liberté d’interpréter à sa guise les lois de l’Etat, la société ne pourrait subsister, elle tomberait aussitôt en dissolution, le droit public[1] devenant droit privé[2]. Il en va tout autrement dans la religion. Puisqu’elle consiste non dans des actions extérieures, mais dans la simplicité et la candeur[3] de l’âme, elle n’est soumise à aucun canon[4], à aucune autorité publique et nul absolument ne peut être contraint par la force ou par les lois à posséder la béatitude[5] : ce qui est requis pour cela est un enseignement pieux[6] et fraternel, une bonne éducation et par-dessus tout un jugement propre et libre. Puis donc qu’un droit souverain de penser librement, même en matière de religion, appartient à chacun, et qu’on ne peut concevoir que qui que ce soit en soit déchu[7], chacun aura aussi un droit souverain et une souveraine autorité pour juger de la religion, pour se l’expliquer à lui-même et pour l’interpréter. La seule raison pour laquelle en effet les magistrats[8] ont une souveraine autorité pour interpréter les lois et un souverain pouvoir de juger des choses d’ordre public, c’est qu’il s’agit d’ordre public ; pour la même raison donc une souveraine autorité pour expliquer la religion et pour en juger appartient à chacun, je veux dire parce qu’elle est de droit privé.»
Spinoza, "Traité théologico-politique" (1670)
 
[1] Le droit qui relève de l’autorité de l’Etat.
[2] Droit qui relève de la seule autorité de l’individu.
[3] L’absence de malice
[4] Aucun modèle contraignant.
[5] La sagesse et le bonheur qui en résulte.
[6] Qui relève d’une foi authentique.
[7] En soit privé, qu’on le lui ôte.
[8] Les juges en fonction.

 
Dans cet extrait de son œuvre Traité théologico-politique, Spinoza examine le problème suivant : le droit d’interpréter la religion appartient-il à l’Etat ou à l’individu ?
Une religion est un ensemble de croyances et de rites unissant un groupe autour d'une pratique et d'une foi commune. Dans les religions monothéistes, le noyau de la foi réside dans la croyance en l'existence de Dieu, dont les volontés sont exprimées dans un texte tenu pour sacré. Dès lors ne serait-il pas dangereux pour la société comme pour la religion de laisser à chacun le droit de décider du sens et de l'importance des questions religieuses ? Si tel n'est pas le cas, comment peut-on justifier une totale liberté de l’individu, "même en matière de religion" ?

 
Concernant notre première question la position de l'auteur est annoncée sans ambiguïté dès les premiers mots du texte : si on ne peut pas concevoir que chaque individu possède le droit d'interpréter les lois comme il l'entend, "il en va tout autrement dans la religion". Ce qui indique clairement que pour Spinoza chaque individu a le droit d’interpréter librement la religion, donc de lui accorder la signification et l’importance qu’il juge bonne : peut-être est-il croyant ? Peut- être est-il athée ? Peut-être incline-t-il au judaïsme ? Peut-être à l’Islam ? Il est, dans tous les cas, souverainement libre d’en décider. Mais comment l'auteur fonde-t-il ce droit ?

On comprend aisément pourquoi on ne peut pas "interpréter à sa guise les lois de l'Etat" : les lois sont des règles juridiques émanant d'une autorité souveraine. Elles sont communes à l'ensemble de la société et qui lui garantissent un certain ordre. Comme telles, ce sont les conditions d’une vie sociale apaisée, voire tout simplement de l’existence d’une vie sociale.
D'où leur caractère obligatoire. Dès lors si chacun leur donnait le sens et l’importance qu'il souhaite, elles disparaîtraient, entraînant avec elles la société qui "tomberait aussitôt en dissolution", "le droit public devenant droit privé". Dans cette situation en effet, l'individu reprendrait son indépendance, ce qui ferait disparaitre les termes du contrat à l’origine de la société ; il n'y aurait plus de "droit public", c'est-à-dire de lois et d'autorité communes pour réglementer les rapports des individus dans l'espace public ; il n'existerait plus qu'un "droit privé", c'est-à-dire la volonté arbitraire de l’individu. On comprend que la société se désagrège et s'anéantisse. Mais pourquoi en va-t-il tout autrement dans le cas de la religion? Pourquoi n’est-il pas du ressort de l'Etat de veiller au respect de la religion et à l'orthodoxie des opinions religieuses ?

Pour une raison fondamentale : la contradiction existant entre l'idée d'une religiosité authentique et le pouvoir de l’Etat. L’Etat agit par les lois via un pouvoir de contrainte ; or il est contraire à l’essence et à la finalité de la religion de vouloir s'imposer par la force des lois. Car la religion, rappelle l'auteur, ne consiste pas "dans des actions extérieures", à savoir dans des attitudes ou des comportements sur lesquelles la surveillance et la contrainte de l'Etat pourraient s'exercer ; elle réside dans des dispositions internes à l'âme du croyant : sa "simplicité" et sa "candeur", c'est-à-dire la pureté et la sincérité de sa foi, sur lesquelles la loi n'a aucun pouvoir. C'est pourquoi la religion ne peut être "soumise à aucun canon" c'est-à-dire à aucun modèle doctrinal ayant vocation à s’imposer à tous ; ni à "aucune autorité publique" à savoir celle de la loi et de l'Etat. Quelle loi en effet pourrait imposer au fidèle d'être sincère ? Ou d'accomplir honnêtement ses obligations religieuses, en particulier s'il cela lui est imposé ?

L'autorité publique n'a pas le pouvoir de sonder les cœurs ni de les commander. Elle ne peut s'exercer que sur "les actions extérieures" c'est-à-dire sur les comportements en quoi justement la religion ne consiste pas ! D'autre part si la religion a pour finalité de conduire les hommes à "la béatitude", il est absurde de vouloir l'imposer "par la force ou par les lois". La béatitude est en effet l'état de sérénité absolue que connaît celui qui adopte une conduite vertueuse. Comment pourrait- on forcer quelqu'un à cet état ? C'est absolument impossible et absurde ; ce serait comme exiger que quelqu'un soit heureux. La piété, si on entend par là un attachement sincère aux valeurs de la religion, ne peut donc avoir sa source que dans une disposition interne de l'âme du croyant ; il est donc exclu qu'elle soit le fruit de la contrainte physique ou intellectuelle. Elle ne peut donc résulter, comme le dit si bien l’auteur, que d'un "enseignement pieux et fraternel, une bonne éducation et par-dessus tout un jugement propre et libre".

Apparaît
ainsi la condition essentielle de la pureté de l’attitude religieuse, à savoir l'exercice autonome du jugement, c'est-à-dire la liberté de pensée dans toute son étendue. Il est donc exclu qu'aucun préjugé ou aucun dogme entrave, contraigne ou interdise le libre exercice du jugement si l'on veut que la religion soit préservée dans sa pureté. Limiter par la loi la liberté de pensée, par exemple en cherchant à imposer une interprétation des textes (cas du fondamentalisme), serait donc absolument contraire à l'esprit de la religion, qui exerce une autorité morale sur l’individu et non une autorité politique.

Une première certitude est donc fermement établie par l'auteur : le "droit souverain", de "penser librement, même en matière de religion". La liberté de penser ne s'arrête donc pas au seuil du sacré ! En outre qualifier ce droit de "souverain" revient à dire qu'il appartient exclusivement à l’individu à titre de prérogative inaliénable. Ce que l'auteur rappelle en disant qu'on "ne saurait concevoir que qui que ce soit en soit déchu" : il est en effet impossible de priver quelqu'un de sa capacité à penser. D'où les conséquences juridiques de cette inaliénabilité de la liberté de penser : l'Etat ou les autorités religieuses ont l’obligation de reconnaître et de garantir une entière liberté de conscience aux individus. Chacun possède donc un droit légitime tant de "juger de la religion et de se l'expliquer" que de "l'interpréter", c’est-à-dire que chacun a le droit de croire ou de ne pas croire et pour les raisons qui lui paraissent les plus pertinentes.

Le croyant,
quant à lui, a le droit d’entendre les textes ou les obligations religieuses selon la compréhension ou la tradition qui est la sienne ; aucune orthodoxie ne peut lui être imposée. Nous comprenons alors pourquoi l'auteur a affirmé de façon si nette que le cas de la religion était totalement différent de celui des lois de l’Etat ; parce que les lois concernent tout ce qui est « d'ordre public", c’est-à-dire relatif aux rapports entre citoyen à l’intérieur de la société ; tandis que la religion est par essence de "droit privé" c’est-à-dire qui ne concerne que la vie intérieure de l’individu comme il a été montré plus haut. Ainsi le droit positif de l'individu d'interpréter la religion est-il fondé sur son droit naturel inaliénable de penser par lui-même.
Se trouvent donc énoncées et fondées philosophiquement les principes d'une conception laïque de la société et de l'Etat : primauté de la liberté de penser, neutralité de l'Etat, dimension privée de la conviction et de la pratique religieuse, tolérance à l'égard de la pluralité des attitudes religieuses.

 

Nous nous étions demandé s’il revenait à l’individu ou à l’Etat de juger du sens et de l’importance des questions religieuses. Nous savons maintenant que pour Spinoza la religion est par essence d'ordre privé et qu’en conséquence le droit d’en juger appartient à l'individu à l’exclusion de toute autre autorité, qu’elle soit politique ou religieuse. L’auteur a en effet démontré que la liberté de conscience était la conséquence nécessaire de l'inaliénabilité de la liberté de pensée et qu’elle était au fondement de l’authenticité de la foi. Accorder une liberté totale en matière de religion est donc à la fois une nécessité pour l’Etat et un bien pour la religion.

 

source :
https://paroissebienheureuxjeanbaptistefouque.fr/wp-content/uploads/2018/01/SPINOZA-Trait%C3%A9-th%C3%A9ologico-politique-1670.pdf

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Dans ce texte l'auteur étudie le problème suivant : faut-il laisser les individus libres d'interpréter la religion comme ils l’entendent ou bien faut-il que l'Etat en définisse le contenu par la loi ?  Une religion est un ensemble de croyances et de rites qui unit un groupe d'homme dans une foi commune. En ce qui concerne les monothéismes, la foi se fonde sur un texte - la Bible, le Coran - considéré comme sacré en tant qu’il est censé exprimer la parole même de Dieu. Dès lors n’y aurait-il pas un risque à laisser les hommes libres de décider du sens et de l'importance des réalités religieuses ? Cela ne mérite-t-il pas d'être fermement condamné par la loi et par l'Etat ?  Si tel n'est pas le cas, de quelles raisons peut-on s'autoriser pour accorder et justifier une liberté totale, "même en matière de religion"?

 

  La position de l'auteur est très claire dès le début du texte : s’il ne saurait exister un droit d'interpréter les lois, "il en va tout autrement dans la religion" ; ce qui signifie clairement que pour Spinoza un droit à l'interprétation de la religion existe, qu’il est donc juste que l’individu accorde un sens ou une importance variable aux textes, aux dogmes et aux pratiques qui en relèvent.

On comprend pourquoi nul ne peut « interpréter à sa guise les lois de l'Etat ». Les lois sont des règles juridiques exprimant les volontés de l’autorité souveraine et qui définissent les contours de l’ordre public. Si chacun leur donnait le sens qu'il souhaite ou jugeait de leur obligation, elles cesseraient d’exister. Dans cet état d'anomie, la société "tomberait aussitôt en dissolution", "le droit public devenant droit privé" : en effet  l'individu deviendrait la seule source du droit et de la loi et il n'y a plus de "droit public", c'est-à-dire d'autorité commune pour réglementer les relations entre les individus ; il n'existerait plus qu'un "droit privé", c'est-à-dire la volonté arbitraire des différents individus. Par cette attitude, le pacte social, qui est au fondement de l’ordre politique, se dissoudrait et par voie de conséquence la société s'anéantirait.  Mais pourquoi la religion est-elle un cas à part ? L'Etat n'a-t-il pas aussi pour devoir de veiller au respect de la religion et à l'orthodoxie des opinions ?

  En aucun cas pour l'auteur ! Rien n'est plus contraire à la religion que l'idée de la régenter par des lois. Elle ne peut ni par essence ("consiste") ni par finalité ("posséder la béatitude") être placée sous l'autorité d'une loi qui rendrait obligatoire une conception de la croyance et des rites. Car la religion "consiste non dans des actions extérieures" : non dans des attitudes ou des comportements sur lesquelles la surveillance de l'Etat pourrait s'exercer; mais dans des dispositions internes de l'âme : sa "simplicité" et sa "candeur", c'est-à-dire la pureté et la sincérité morale de la foi, sur lesquelles la loi n'a aucune pouvoir !
C'est pourquoi la religion ne peut être "soumise à aucun canon", c'est-à-dire à aucun modèle doctrinal. La piété du fidèle ne dépend pas de son obéissance à une doctrine s’imposant à tous; encore moins à "aucune autorité publique", à savoir l'Etat ou un de ses représentants.

Quelle loi en effet pourrait imposer au fidèle d'être sincère ? Ou d'accomplir avec sérieux un rite, en particulier s'il est imposé ? L'autorité publique n'a pas le pouvoir de sonder les cœurs et les reins, ni de les commander. Elle ne peut s'exercer que sur "les actions extérieures", c'est-à-dire sur les comportements, en quoi précisément la religion ne consiste pas ! D'autre part, si la religion a pour but de conduire les hommes à "la béatitude", il est absurde de vouloir l'imposer "par la force ou par les lois". La béatitude est l'état de contentement et de sérénité que connaît celui qui adopte une conduite vertueuse. Comment pourrait-on forcer quelqu'un à connaitre cet état ? C'est absolument impossible, absurde ; ce serait comme exiger de quelqu'un qu’il soit heureux. La piété, si on entend par là un attachement sincère aux valeurs de la religion, ne peut avoir sa source que dans une disposition interne de l'âme du croyant; il est donc exclu qu'elle soit le fruit de la contrainte physique, morale ou intellectuelle. Elle ne peut résulter que d'un "enseignement pieux et fraternel, une bonne éducation et par-dessus tout un jugement propre et libre", c’est-à-dire d’une éducation morale qui respecte la liberté de pensée du sujet.

Ainsi, la condition essentielle de la béatitude repose sur le respect du consentement et sur l'exercice autonome du jugement, autant dire : la liberté de pensée dans toute son étendue. Il est donc exclu qu'aucun préjugé ou aucun dogme entrave, contraigne ou interdise le libre exercice du jugement si on veut que la pureté de la religion soit préservée ! Contraindre ou limiter par la loi la liberté de penser, par exemple en cherchant à imposer une interprétation des textes ou une forme précise de célébration des rites, est donc absolument nuisible à la religion authentique.

 Ainsi une première certitude est-elle fermement établie pour l'auteur : le "droit souverain" et inaliénable de "penser librement, même en matière de religion". Le droit à penser librement, c'est-à-dire à se questionner et à exercer son esprit critique, ne s'arrête pas donc pas au seuil du sacré ! En outre, qualifier ce droit de "souverain", c'est dire qu'il est une prérogative de l'individu, qu'il n'appartient qu'à lui, qu'il est placé sous sa seule autorité. En tant que droit souverain, ce droit individuel est aussi inaliénable. Ce que l'auteur rappelle en disant qu'on "ne saurait concevoir que qui que ce soit en soit déchu" : impossible en effet de priver quelqu'un de sa capacité à se forger librement son opinion.
D'où les conséquences, proprement juridiques cette fois, de l'inaliénabilité de la liberté de penser : l'Etat ou les autorités religieuses doivent reconnaître et garantir une entière liberté de conscience aux individus. Un droit - ici au sens du droit positif - est en effet une liberté dont l'exercice est garanti par la loi. Ainsi, chacun possède un droit universel, que ne peut lui contester l'Etat, tant de "juger de la religion et de se l'expliquer" que de "l'interpréter" : chacun a le droit de croire ou de ne pas croire et pour les raisons qui lui paraissent les plus pertinentes. Chacun à le droit de comprendre à a façon, selon ses capacités propres, les récits religieux. Quant au croyant, il doit se voir reconnu dans son droit d'interpréter les textes selon la manière qui lui semblera la plus adaptée à sa compréhension ou à sa culture. Aucune orthodoxie ne peut lui être imposée.

 On comprend alors pourquoi le cas de la religion est totalement opposé à celui des lois ; pourquoi le droit d'interpréter la religion appartient à tous, tandis que les lois sont du ressort de spécialistes ayant une autorité, les "magistrats" : pas parce que les textes religieux seraient ambigus, particulièrement sujets à interprétation - les lois peuvent l'être aussi et exiger un effort d'adaptation de leur sens (la jurisprudence) - mais parce qu'avec les lois, il s'agit "des choses d'ordre public", des choses qui intéressent par nature non l'individu mais le citoyen, la société toute entière.
Réciproquement, si le droit d'interpréter la religion appartient à l'individu et à lui seul, hors de toute autorité collective, s'il est seul légitime pour en juger, c'est parce que la religion est par essence de "droit privé" ainsi qu'il a été montré plus haut. Dès lors, le droit positif qu'a l'individu d'interpréter la religion est fondé sur le droit naturel inaliénable à penser par soi-même : la religion appartient par essence au domaine privé, non au domaine public.

 

Nous savons maintenant que pour Spinoza la religion est nécessairement une affaire d'ordre privé dans laquelle l'Etat ou toute autre autorité n'a aucun droit d'intervenir. Par voie de conséquence, nous savons que l'individu a le droit de donner le sens qui lui semble bon aux dogmes et aux pratiques religieuses.
En effet, la liberté de conscience, qui résulte de l'inaliénabilité de la liberté de pensée dans l'individu, est au fondement de l'adhésion authentique du fidèle à sa foi. Accorder une liberté totale en matière de religion est à la fois une nécessité pour la paix civile et pour la pureté de la piété et de la foi.

 

source :

http://laphiloduclos.over-blog.com/2015/03/l-interpretation-la-religion-explication-d-un-texte-de-spinoza.html

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