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"Pourquoi faire son devoir ?" (Bac blanc lycée naval de Brest, mai 2023)

Publié le 21 Mai 2023, 16:00pm

Catégories : #Philo (textes - corrigés), #Dissertations d'élèves

"Pourquoi faire son devoir ?" (Bac blanc lycée naval de Brest, mai 2023)

Proposition de traitement par Monsieur Paul Perrazi, lycéen naval de Brest, T2, mai 2023.

Dans ses Pensées, Pascal imagine la situation dite des « quatre laquais », où un savant accompagné d'un seul laquais se présente au bout d'une ruelle étroite face a un homme riche, lui porté par quatre laquais. Quant à savoir qui d'entre eux passera le premier, Pascal affirme : « Il a quatre laquais, je n'en ai qu'un seul. Cela est visible, il n'y a qu'à compter et je suis un sot si je le conteste. Nous voilà en paix par ce moyen, ce qui est le plus grand bien ». Ainsi, sans un tel raisonnement, la confrontation se résumerait à déterminer qui est le plus digne de passer le premier, du latin « dignitas», le fait de vérité.
La solution du philosophe consiste alors à réduire le débat à la sélection d'entendement, au sens où cela nécessite comparaison, de compter. On peut ainsi dire que toute recherche de vérité sur le mérite de chacun eut été inutile devant le « plus grand bien » qu’avance Pascal, qui semble primer sur les intérêts personnels et démontrer la réelle valeur du savant. Cette valeur correspond au devoir de maintenir la paix, et le devoir semble être pris au sens de moyen, au sens de pondération entre les issues d'une situation pour opter pour la plus favorable indépendamment de considérations morales.

Le devoir, cependant, du grec « deon », est bien souvent assimilé à une recherche de l'excellence, de «l'areté » grecque. Ainsi, faire son devoir apparaît comme le fait d'exceller dans sa fonction. Or, ce que montre l'œuvre d’Hannah Arendt avec "La banalité du mal", est que l'accomplissement de sa fonction, de ce pour quoi on est employé, n’est sans doute pas toujours le meilleur des biens possibles. Dans le cas du procès Eichmann à Jérusalem dans l’après-guerre, si la justice s’est heurtée aux arguments de l’accusé qui plaidait non coupable, c'est qu'il n'a fait qu’accomplir le devoir dont on parle et jouer un rôle qu’un autre aurait joué à sa place. Mais ce rôle a conduit à l'extermination de millions de personnes et, selon le tribunal, il avait pour devoir de se retirer. On saisit donc bien le paradoxe : le rôle participe de l'illusion et ainsi la recherche de vérité absolue quant au devoir du personnage est considérablement entravée. La justice a condamné, à rebours, Eichmann selon des considérations morales.

Ainsi, le devoir n'est-il absolument que la conformité à la morale ? La morale même, en tant que définition du bien et du mal, est cependant soumise à discussion. Ainsi, le devoir est ils absolu ? S'il est relatif au sens d'une dépendance à une vérité autre que la sienne propre, cette vérité appartient-elle à l'homme qui l’exerce ? N'est-il donc pas plus correct d'énoncer : « faire un devoir » plutôt que « faire son devoir » ? Peut-on s'entendre communément sur ce qu’est le devoir ? Les animaux n'en ayant présentement pas, le devoir participe-t-il de la condition humaine où n’est-il qu'un outil de la justice ? Autrement dit : « Pourquoi faire son devoir ? »
Dans un premier temps, le devoir relève de l'obligation, par opposition à la contrainte, et ne semble s'exercer que dans un rapport à autrui. Cependant, même dans une relation de soi à soi-même, le devoir se présente comme le processus de rechercher et de tendre vers une vérité que l'on croit absolue. Enfin, le devoir se construit et se discute et consiste pour l'homme en un moyen de donner du sens.
Ou bien une vérité universelle pèse sur nous et par là, sous la modalité de la contrainte, nous pousse à accomplir notre devoir ; ou bien nous sommes au sens grammatical sujet de notre devoir qui, dans le respect que l'on en a, améliore la conscience que l'on a de nous-mêmes.

 

Le devoir relève au premier abord d'une obligation au sens littéral : une liaison à l'autre. Non pas comme la morale dont on semble avoir une idée commune et résolue, car le devoir n'aurait pas de pouvoir de coercition.
D'une part, le devoir est conditionné à notre statut de citoyen membre d'une société. Au sens étymologique, « socius » signifie en latin le compagnon d'armes : le droit de cité comprend de manière intrinsèque le devoir de prendre les armes pour défendre la cité. Une distinction est opérée entre l'homme, le citoyen et le soldat : le terme « homme » ne se rapporte qu'à un état ante-social et à l'essence de l'individu avant qu'il n'ait rejoint une communauté et tissé des rapports de droit. Platon, dans La République, propose à ce titre une organisation particulière de sa cité idéale qui exacerbe le dévouement du citoyen. Femmes et enfants font premièrement l'objet d'un communisme et sont logés au cœur de la cité, sans oublier que la muraille de celle-ci est formée des murs de toutes les maisons des soldats. Le devoir du citoyen est donc de défendre ses biens et sa famille, ce à quoi il s'attachera avec plus encore de ferveur qu'il sait être le dernier rempart entre l’assaillant et eux. Le devoir est une obligation au sens d’abnégation, de sacrifice de soi pour sauver autrui.

Autrui est par ailleurs une notion que l'on peut considérer comme étant, en elle-même, la source du devoir d'un point de vue ontologique. C'est notamment le cas pour Lêvinas, qui trouve dans le visage d'autrui la somme de l'humanité tout entière qui, en premier lieu, nous empêche de le tuer. Cette position est commentée par Jean-Luc Marion : « Autrui, cet autre radical qui ne peut être un objet pour moi car il relève de l'obligation ». Autrui n'est pas au sens étymologique qu'un objet, « objectum », jeté en avant, mais je n'en suis séparé par « rien ». « Ce qui demeure entre nous n'est que de l'ordre de l'écart » selon Lêvinas. Le rapport que j'entretiens avec lui est « radical », au sens de « racine » et ces racines sont à proprement parler la source de tout devoir. Ainsi je fais mon devoir car il participe de mon humanité, c'est-à-dire qu'il m'engage par essence à respecter l’autre.

De cette obligation même pourrait enfin, de matière ultime, naître la morale, dont Kant le premier a une conception déontologique. Il énonce dans les Fondements De la métaphysique des mœurs : « La morale en moi me place dans un univers véritablement infini avec lequel je suis lié par une connexion non pas contingente, mais universelle et nécessaire ». Encore une fois, on retrouve la notion de connexion, et cette connexion est de même ancrée profondément en l'homme. Cependant, elle fait essentiellement l'objet d'un désintéressement, c'est-à-dire que l'action ne peut être considérée comme morale que si elle est motivée exclusivement par la volonté de faire son devoir et non par quelque « sentiment moral » qui est trop relatif et bien souvent associé à un profit individuel que l'on pourrait tirer de l’action. Kant conclut donc : « il est possible qu'il n'y ait jamais eu une seule action morale sur Terre ».
Plus encore, la morale kantienne est dite « rigoriste » et ne souffre d'aucune exception, par opposition à la simple obligation, plus nébuleuse. Ainsi, dans D'un prétendu droit de mentir par humanité, Kant va jusqu'à rejeter le mensonge, même lorsque la vérité nuit à autrui, car mentir c'est se soustraire aux trois impératifs moraux catégorique, et c'est par-dessus tout : « Faire en sorte, autant qu'il est en soi, que les déclarations ne trouve en général aucune créance, et par la même tous les droits ».

Ainsi, à « Pourquoi faire son devoir ? », on peut commencer à répondre par « par obligation », une obligation qui peut s'envisager comme un fondement de la morale, mais qu'il est encore trop tôt pour envisager comme nécessaire. Francis Bacon, dans son œuvre « Portrait du pape Innocent X », fait figurer l’imbrication de l'obligation et de l'excellence que l'on a évoquée à travers la figure canonique du pape. La faille est cependant évidente : là où le pape figure  sans doute l'archétype de l'impassibilité et de la sagesse, ce qui le lie par la religion et par sa fonction au reste de l'humanité, Bacon le représente hurlant, cambré sur sa chaise est éclairé par le bas. Le cri, débordement intérieur d'une violence projective, témoigne qu'il est en proie au spectral, « une trace qui marque d'avance le présent par son absence » selon Jacques Derrida, et rend possible une imperfection dans son devoir, causée par l’assaut d'une vérité trop obscure.

 

Le devoir peut donc s'envisager comme un processus par lequel on tendrait indéfectiblement vers une vérité absolue en l’extrayant des situations qui nous sont données à l'analyse. Il serait cette fois-ci bien nécessaire car on ne peut rebrousser chemin dans les degrés de vérité atteints.
L'un des référentiels universels du devoir est sans doute l'Ecriture Sainte, le texte fondateur d'une religion. Le devoir édicté par la religion y est mis en évidence sous forme de parabole ou bien est expliqué immédiatement par l'apôtre ou le prophète. L'expérience empirique a montré au cours des âges qu'il était cependant impossible de s'entendre sur une unique version de ce devoir car il relève plus que tout du domaine de l'interprétation. Cette position est notamment étudiée par Spinoza dans son Traité Théologico-politique, où il se propose, pour s'approcher de la vérité, de fonder l'interprétation sur l'expérimentation. Cette méthode théorisée par Roger Bacon vise à utiliser les données historiques, ne relevant pas des sciences humaines, pour procéder à la traduction, signification étymologique du latin « interpretatio ». La rectitude de l'interprétation permet alors de définir le « pourquoi » faire son devoir, de conférer au devoir des fondements solides ne reposant pas sur une immixtion obscurantiste des passions dans la raison.

La traduction est donc un outil essentiel dans la quête de sens, or le degré d’abstraction, du latin «abstraere », extraire jusqu'à un point ultime, est problématique dans l'établissement du devoir. Aussi on pourrait affirmer que faire son devoir coïncide avec : « rechercher son devoir ». Une telle conception se heurte cependant au principe de la liberté : rechercher la vérité peut conduire à envisager une liberté ultime et inconditionnée, ce qui trouve écho dans Les Caves du Vatican d’André Gide, où le jeune Lafcadio, dans le train pour Rome, se prend à jeter par la fenêtre son voisin Fleurissoire, sous prétexte de justifier d'une absolue liberté. Très critiqué, cet écrit montre que Lafcadio a soit échoué dans une recherche de sens du devoir, se demandant « Pourquoi, après tout, faire son devoir ? », soit abouti à l'affirmation de soi en totale contradiction avec l'obligation théorisée par Lêvinas. Tandis que Hans Georg Gadamer, dans Vérité Et méthode, s’interroge sur une « herméneutique philosophique » pour laquelle l'incarnation personnelle de l'interprète dans la traduction en langage des données joue un rôle prépondérant, Lafcadio contourne cette intermédiaire en agissant simplement.

Enfin, le devoir d'un personnage peut s'exprimer en terme de conséquences historique. Faire son devoir serait surtout providentiel, au sens de « providere », voir en avant. On peut pour cela s’en référer aux grands hommes dont les actions ont été considérées comme exemplaires ou héroïques. Leibnitz affirme justement au sujet d'Alexandre Le Grand dans le Discours de Métaphysique : « Dieu voit dans l’hecceité d'Alexandre le prédicat de l'ensemble de ses actions futures ». L’hecceité, en tant que disposition d'être d'Alexandre, contient l'ensemble de ce qu'il accomplira dès sa naissance, et ainsi on peut dire que le devoir d'Alexandre, même s'il n’en est pas conscient, est d'accomplir cette vérité historique. Ce point trouve cependant ses limites dans la distinction entre les nécessités universelles qui, elles, doivent survenir, et les nécessités singulières, qui empêchent de tomber dans le fatalisme pour des situations de moindre ampleur.

Ainsi, la réponse à « Pourquoi faire son devoir ? » s’enrichit d'une dimension de quête et d'accomplissement de vérité, même si cela s'exerce d'un point de vue singulier et individuel. Cet aspect se retrouve dans le court-métrage « Revenge » d'Alfred Hitchcock où le mari, se croyant en demeure de sanctionner le violeur de sa femme, se fie à elle pour le reconnaître dans la rue. Ce n'est qu'après avoir commis son forfait qu’il se rend compte que son épouse est en réalité mentalement déficiente : la quête de sens qui eût participé de son devoir d'après ce que nous avons mentionné a été éclipsée par l'impulsionnel. Reste ainsi à construire et institutionnaliser le devoir pour conserver le recul nécessaire sur ses agissements.

 

Finalement, le devoir permet de donner du sens non pas simplement au réel, mais à l'existence humaine. Tel est également son rôle lorsque, institutionnel, il se réduit au respect des lois.
L'animal est, apparemment, exempt de tout devoir, d’où on pourrait conclure que ce dernier est une invention culturelle, induit et réclamé par la société. Dans Malaise Dans la civilisation, Freud se concentre du point de vue psychanalytique sur des processus assimilables à l'instauration du devoir et au sentiment de désobéissance au devoir. Il établit donc que la civilisation dispose d'un pouvoir de coercition sur l'individu qui voit ses désirs réprimés par des idéaux et des mœurs, dont par exemple la vie de famille. Freud énonce: « mon amour est une chose infiniment précieuse que je n'ai pas le droit de distribuer sans me rendre compte ». Ainsi, la vie sociale d'un homme est-elle fondée sur une répartition de son amour entre le «prochain » qu'on lui commande demain, la famille et sa femme qui souhaitent s'accaparer son amour et les pulsions érotiques qui le conduisent indéfectiblement à vouloir séduire d'autres femmes.
Le concept de devoir fait ainsi de la vie de l'homme un combat contre lui-même et ce, à l'aide du surmoi qui en est l’incarnation. Différent d'une simple pulsion thanatique retournée sur soi, le surmoi incarne l'autorité paternelle et la perte d'amour, flagelle la conscience quant à son intention et engendre un complexe de culpabilité qui, selon Freud, est à la source du malaise.

La vision adoptée par Rousseau au sujet du devoir est également singulière et s'appuie sur la rétribution de l'obéissance des individus par l'État et sur le concept de volonté générale. Il propose, dans Le Contrat social: « chacun de nous met en commun toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ». Ainsi, faire son devoir de citoyen signifie : « obéir aux lois que l'on a soi-même choisies d’édicter et donc de respecter ». Loin d'être une somme de volontés individuelles, la volonté générale est donc la volonté d'une association d'individus qui tendent vers le même but. Il appartient donc au citoyen, ce en quoi consiste son devoir, d’oeuvrer au sein du corps auquel il appartient à sa continuité, même si ses désirs s’y heurtent, et il fait son devoir car il ne peut vouloir la chute de la maison dans laquelle il se trouve.
 

Enfin, adapter à son être les exigences de la société et y persévérer est un processus qui n'est pas ignoré par les phénoménologues tel Jean-Paul Sartre, qui tendent à prouver la négation d'un devoir absolu car seul l'homme se l’inflige pour échapper à l'impasse ontologique de l'existence humaine. L'auteur conclut ainsi le passage dit « du garçon de café » dans L’Être et et le Néant par : « De toute part, j'échappe à l’être, pourtant je suis ». Il faut, pour comprendre ce point, revenir au concept de « mauvaise foi » imaginé par Sartre : l'homme tente de faire coïncider un « analogon », une image qu'il se fait de son rôle social, avec son être-en-soi, autrement dit son pôle d’égoïté. Or, et c'est là la nature du Néant, l’être-en-soi et l’être-pour-soi qu’on tente de rapprocher sont séparés par une distance irréductible et ainsi jamais le sujet de droit qu’est un garçon de café ne sera l’essence de celui qui joue ce rôle. À l'aide de son plateau, le garçon de café se tient en équilibre sur un fil et en fait « un peu trop » pour ne pas regarder en bas. Sa sollicitude, il se l’imagine comme un devoir qui lui sert de prétexte à fuir l’introspection. C'est ainsi, selon Sartre, que s'organise la société : chacun est gouverné par la peur d'être dénié dans son rôle.

 

La question de départ était bien : « Pourquoi faire son devoir ? ». Nous avons tout d'abord étudié l'obligation dont relève ce devoir : autrui m'oblige et est la raison pour laquelle je persévère dans ce que je fixe à mon usage comme étant mon devoir. Puis, nous avons envisagé la poursuite du devoir comme une recherche perpétuelle et nécessaire de vérité, qui relève de l'interprétation et de laquelle on ne peut se retirer. Finalement, le pouvoir de contrainte physique et morale de la société pousse, certes, à exceller dans son rôle de citoyen, mais donne également une raison de poursuivre son devoir afin de donner du sens à son existence.
Ainsi, en le devoir réside une ambivalence singulier/universel qui le place, certes, comme fin de l'homme, mais sa réalisation est contingente pour pourvoir à notre installation dans le réel.

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