Introduction
Qu’est-ce qui fait que mon action peut être qualifiée de morale ? Kant, dans ses Fondements de la métaphysique des mœurs, tente de répondre à cette question. Il y répond d’une manière double : d’abord, en définissant la moralité. Ensuite, en donnant un critère permettant de savoir si mon action est morale. Nous allons analyser séparément ces deux parties de l’analyse kantienne, avant d’en tirer les conséquences générales (quel genre de philosophie morale est-ce donc ?). Puis, enfin, nous en ferons une analyse critique (la philosophie morale de Kant est-elle acceptable ?).
I- La détermination de la moralité dans les Fondements de la métaphysique des mœurs
A- Qu’est-ce qui fait qu’une action est bonne ?
1) La distinction morale et éthique
La question de savoir ce qui rend une action bonne, ressort du domaine de la réflexion morale. Il convient donc d'abord de connaître une distinction essentielle en philosophie morale : il s'agit de la distinction entre "morale" et "éthique".
A dire vrai, à l'origine, les deux termes désignaient grossièrement la même chose : tous deux dérivent du mot "mors", qui signifie les mœurs, la manière de vivre de façon réglée. La seule différence entre eux, c'était que le terme d'éthique était grec, et que le terme de morale était latin. Ce n'est que par la suite, et surtout aujourd'hui, qu'ils se sont scindés en deux significations différentes.
La morale désigne toujours les mœurs, et, plus précisément, un ensemble de préceptes préconstitués. On doit d'ailleurs parler de morales, car il y a autant de morales que de sociétés ou même d'époques.
L'éthique, c'est la réflexion sur la morale.
La morale dit, par exemple : "il ne faut pas tuer". L'éthique demande : "pourquoi ne faut-il pas tuer ?", "sur quoi est fondé ce précepte en l'homme ?". Et, plus généralement, elle pourra se demander : comment définir une action bonne, qu'est-ce qui fait qu'une action est morale, … ainsi que, pourquoi pas : d'où vient la morale (cf. Nietzsche) ? La morale ne se prononce pas sur ces questions. On peut dire que, alors que l'éthique est philosophique (= philosophie morale), la morale ne l'est pas.
2) Qu'est-ce que le bien ? -Une question éthique fondamentale
Ici, nous allons donc réfléchir éthiquement. Nous allons nous demander, avons-nous dit, ce qui rend une action "bonne". Cette question est synonyme de la question suivante : qu'est-ce qui fait qu'une action est dite "morale" ?
C'est dire que l'éthique a un objet particulier : il s'agit du bien moral.
Tout le monde sait que l'action moralement bonne, c'est l'action qui est conforme aux "règles", aux "lois". La loi dit : "il ne faut pas tuer". Mais est-ce si facile que ça de déterminer si une action est bonne moralement ? Ce qui fait qu'une action est moralement bonne, est-ce vraiment la conformité aux règles ?
Cela ne reviendrait-il pas à confondre droit et morale ? Ou encore, légalité et moralité ?
Ainsi, vous pouvez très bien vous rendre dans un pays où sévissent des lois ségrégatives : par exemple, vous vous rendez au restaurant et découvrez qu'il existe une loi exigeant la ségrégation raciale au restaurant.
Est-ce une bonne loi ? Est-il moral d'obéir à cette loi ? S'il est illégal (contraire à la loi écrite, au droit "positif") de ne pas y obéir, il est peut-être moral de ne pas y obéir (car conforme à la déclaration des droits de l'homme, qui stipule que "tous les hommes sont égaux en droit"). La morale correspond plus à une idée, à un idéal, qui se trouve dans une "conscience morale". Elle se veut également absolue, non relative.
Mais si l'action bonne moralement est donc celle qui n'est pas strictement conforme aux règles/ lois, alors, qu'est-elle ?
B- La réponse kantienne
Kant, dans les Fondements de la Métaphysique des Mœurs, tente d'y répondre.
Reprenons notre propos : il nous paraît facile de déterminer quand une action est moralement bonne. Il y a action moralement bonne, quand cette action est en conformité avec ce qui est bien, tout simplement. C'est un truisme, certes, mais c'est comme ça. Ainsi, celui qui est honnête, celui qui porte secours à son prochain, etc., accomplissent des actions moralement bonnes.
Kant va critiquer cette opinion communément admise : ces actions ne sont pas, ou en tout cas pas automatiquement, moralement bonnes. Ce n'est pas, en effet, par la conformité avec ce qui est bien, qu'une action est rendue moralement bonne.
NB : quand Kant parle de "bien moral", et d'"action moralement bonne", il parle de la loi morale, ou du devoir. On appelle ainsi son éthique une morale déontologique : il pense la morale en termes d'obligation. On verra plus loin ce que cela signifie exactement.
Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Première section
Par exemple, il est sans doute conforme au devoir que le débitant n'aille pas surfaire le client inexpérimenté, et même c'est ce que ne fait jamais dans tout grand commerce le marchand avisé ; il établit au contraire un prix fixe, le même pour tout le monde, si bien qu'un enfant achète chez lui à tout aussi bon compte que n'importe qui. On est donc loyalement servi; mais ce n'est pas à beaucoup près suffisant pour qu'on en retire cette conviction que le marchand s'est ainsi conduit par devoir et par des principes de probité; son intérêt l'exigeait (…) Voilà donc une action qui était accomplie, non par devoir, ni par inclination immédiate, mais seulement dans une intention intéressée.
On voit bien, ici, les enjeux de la détermination de la morale en termes d'obligation, de devoir, de commandement : agir moralement, c'est faire quelque chose même si on n'en a pas envie, même si cela va contre nos désirs, même si cela s'oppose au bonheur... et, surtout, ce n'est pas faire quelque chose parce que ça vous est utile, ou parce que cela devrait vous rendre heureux, etc.
Notre conduite n’est moralement bonne que si elle est animée par le seul souci de respecter la loi morale elle-même, et non pas parce que nous y aurions intérêt, ou parce que cela serait favorable à notre bonheur. Ce qui confère à une action sa valeur morale, c’est l’intention qu’on a d’agir par devoir, et seulement par devoir. Ie : une action moralement bonne, c'est une action qui est mue par le seul souci de faire le bien.
On dira ici : oui, mais ce que nous dit Kant, c'est abstrait, quand même ! Il nous dit en quoi consiste une action moralement bonne, mais on n'arrive pas à se représenter ce que donne concrètement ! Comment effectuer une telle action ? C'est quoi, une action accomplie seulement dans l'intention d'agir par devoir ?
C’est ce qu’il nous explique dans la deuxième section de son œuvre, en nous donnant la formulation du devoir. Comment bien agir, et comment savoir si on agit bien ? En fait, on va le voir, c'est assez simple : il suffit de partir du fait que l'action moralement bonne, donc, l'action faite uniquement par devoir, est une action complètement désintéressée.
Voici sa première formulation : " Agis comme si la maxime de ton action pouvait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature ". Ou : "Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle". Il appelle cette formulation du devoir l'impératif catégorique.
Kant fait ici une analogie avec les lois de la nature, afin que l'on puisse se représenter concrètement ce qu'est une action moralement bonne. Les lois de la nature sont générales (puisque ce sont des lois) : i.e., elles sont les mêmes à toutes les époques et en tous les lieux, autrement dit, dans tout l'univers ; et elles ne rencontrent aucune exception (universelles). Autrement dit : ce que cette analogie, et donc, cette formule, signifie, c'est que pour établir ce que nous devons faire, pour agir moralement, nous devons soumettre notre maxime (maxime = principe subjectif, particulier, d’après lequel un sujet veut agir) à un test d’universalisation. Il faut, pour être impartial (car il ne faut pas oublier qu’il faut agir sans prendre en compte aucun intérêt, aucun désir), exclure toute considération matérielle relative à la vie bonne d’un sujet empirique particulier. L’impératif catégorique donne donc un critère formel, de cohérence, qui commande de vérifier s’il est possible d’universaliser notre maxime sans contradiction. Il faut se demander si une règle d’action qu’on se donne peut devenir la règle de tout homme placé dans la même situation. Si oui, c’est qu’on est en présence de la loi morale ; dans le cas contraire, cela signifie qu’on veut faire une exception pour soi.
Ce qui fait qu’une action est morale n’est donc pas son contenu mais sa forme (= elle doit se présenter avec le caractère d’une obligation inconditionnelle).
Exemple : lorsque j’évalue la question de savoir si on peut avoir le droit de mentir dans certaines situations, je ne dois pas me demander si le mensonge peut parfois être avantageux pour moi ou pour d’autres. Je dois plutôt examiner si je puis vouloir un monde dans lequel on pourrait mentir à son gré. Si par exemple ma conduite est guidée par un principe qui me permet de mentir toutes les fois que ça m’arrange, en ce cas mon principe justifie les mensonges de n’importe qui d’autre, mais alors, une fois que tout le monde est en droit de mentir, on ne croit plus personne et aucun menteur n’arrive à ses fins. Par conséquent, le principe se sape lui-même.
Il appelle cette formulation, avons-nous dit, l’impératif catégorique. "Impératif", cela veut dire que c'est un commandement, une obligation ("tu dois ", "il faut"). Par le terme de "catégorique", Kant veut dire que cet impératif vaut par lui-même, indépendamment de nos désirs et inclinations, et d’autre chose en général. Il est "bon en soi", et non "bon pour".
–Kant appelle ainsi les impératifs non moraux, des impératifs conditionnels. Ces derniers stipulent : " si tu veux… alors tu dois… ". Ce sont encore des impératifs de l'habileté. Ils disent comment atteindre telle fin. Ils ne s'occupent que des moyens, pas des fins.
Ces impératifs sont non moraux au sens où ils n'appartiennent pas au domaine de la morale (on emploie alors le terme d'"amoral"), mais pas au sens où ils seraient contraires à la morale (on emploie alors le terme d'"immoral"). Toutefois, ils peuvent très bien glisser de l'amoralité vers l'immoralité, et c'est pour cela qu'ils sont disqualifiés par Kant.
Exemple : "Les prescriptions que doit suivre le médecin pour guérir radicalement son homme, celles que doit suivre un empoisonneur pour le tuer à coup sûr, sont d'égale valeur, en tant qu'elles leur servent les unes et les autres à accomplir parfaitement leurs desseins."
Dans cet exemple, se présentent deux sortes de fins opposées : dans un cas, il s'agit d'une fin positive, la santé, dans l'autre, d'une fin négative, et cela, doublement, puisque cette fin est la mort, et même, le meurtre. L'impératif hypothétique commande comment il faut faire pour tuer quelqu'un, donc, pour atteindre une fin moralement négative : il est donc explicitement immoral. Le premier indique comment il faut guérir un malade, donc, comment atteindre une fin bonne... mais pas, pour autant, moralement bonne : la santé n'a rien à voir avec la morale, au sens où elle ne ressort pas de son domaine (on n'est pas "bon" moralement parce qu'on est en bonne santé !); cette fin est donc amorale, comme l'impératif.
Kant place la visée du bonheur au sein de ces impératifs hypothétiques (= impératifs qui se rapportent au choix des moyens en vue de notre bonheur).
Ce que Kant vise ici à montrer, c'est que l'action morale n'est en aucun cas une action qui viserait à me rendre heureux, et même, nous l'avons déjà dit, que si le bonheur est notre raison d'agir, alors, notre action ne sera pas morale, mais soit amorale soit immorale. Ie : le bonheur pouvant mener au pire, et étant lié à nos désirs personnels subjectifs, il ne peut faire partie de la morale.
NB : avant de continuer, il convient d'avoir bien en tête les points suivants :
- la morale est chez Kant du côté de la raison (appelée raison "pratique", car elle a à voir avec l'action, non avec la connaissance). En effet, elle suppose une faculté/ capacité d'universalisation, et elle s'oppose à tout ce qui en nous est du domaine de la sensibilité (inclinations, désirs, sentiments...). C'est d'ailleurs pour cela qu'elle est exprimée en termes d'impératifs, et qu'elle suppose les notions de devoir, de loi : elle "contraint" notre sensibilité. Ceci dit, Kant préfère, au terme de contrainte, celui d'obligation : je suis en effet contraint à obéir quand on me demande de faire quelque chose d'injuste, d'illégitime, etc. (exemple : "la bourse ou la vie" : vous êtes contraint à le faire) ; par contre, je suis obligé d'obéir quand je pense que ce qu'on me demande est légitime, même si je n'en ai pas envie (cf. payer ses impôts).
- l'action moralement bonne demande la capacité à agir en prenant sur son action le point de vue des autres (cf. le point de vue universel : puis-je vouloir que tous fassent comme moi, sans contradiction ?), donc, la capacité à prendre les autres en compte. On parle alors d'un "sujet moral" (et rationnel...).
II- La philosophie morale kantienne et sa différence avec la philosophie morale des Anciens (ou : les rapports entre bonheur et moralité)
La philosophie morale de Kant, on l'a vu, est qualifiée de "morale du devoir " : la valeur morale d’une conduite se mesure au respect d’un devoir qui s’impose à l’agent, quels que soient (ou abstraction faite de) ses souhaits et ses désirs. En cela, il est à distinguer de la fameuse règle d’or, qui stipule : " ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse ". Ici, en effet, on retrouve la notion d’intérêt, de désir, qui n’a rien à voir avec la moralité.
En cela, elle s’oppose à la philosophie morale des Anciens, qui n’est pas du tout une "morale du devoir ", mais une "morale du bonheur ". Par Anciens, il faut entendre : Platon, Aristote, les stoïciens, les épicuriens, etc. –donc, les philosophes de l’Antiquité.
A- Identité Bien/ bonheur
La valeur morale d’une action se mesure chez eux à son aptitude à réaliser le désir naturel de l’homme à bien vivre, à mener une vie bonne. Ils affirment donc l’identité du Bien (moral), donc, de la valeur suprême, et du bonheur.
Pourquoi, ou comment, le Bien peut-il s’identifier au bonheur ? Essayons d’y répondre à travers la lecture du livre I de l’Ethique à Nicomaque, d’Aristote.
Aristote effectue ici des recherches de nature éthique. Il s’agit de déterminer en quoi consiste le Bien, et comment le concrétiser.
Qu’est-ce donc que le Bien ? Il est d’abord identifié comme étant ce que tous les hommes recherchent, comme étant le but de toutes nos actions, de tout ce que nous entreprenons (Kant dira la même chose... cf. cours bonheur et politique) :
Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre I, 1094 a 1-3
Comme tout art et toute recherche, ainsi l’action et le choix préférentiel tendent vers quelque bien, à ce qu’il semble. Ainsi a-t-on déclaré avec raison que le Bien est ce à quoi toutes choses tendent.
Mais il nous reste à connaître la nature de ce Bien, son contenu.
La difficulté de cette tâche est qu’il y a de multiples biens : nous faisons des exercices de gymnastique pour avoir la ligne, le forme, ou plus généralement la santé ; nous travaillons à l’école afin de réussir nos examens, etc. Tout cela, ce sont des biens, relatifs à tel domaine (santé, études, etc.) de la vie. Mais LE Bien, qu’est-ce que c’est ? LE Bien, c’est-à-dire, le bien absolu, le bien en vue duquel tous ces biens eux-mêmes tendent ? Aristote parle, plutôt que de Bien "absolu ", de Souverain Bien, qui est le Bien qui englobe tous les autres biens, et qui renvoie, du côté de nos actions, à une fin qui ne serait recherchée que pur elle-même il dit alors qu’elle est "autosuffisante "). Quelle est la fin qui mérite d’être poursuivie pour elle-même ? (fin dernière de l’homme) : cette question est la même que celle qui demande : qu’est-ce que le souverain Bien ?
Voici la réponse d’Aristote :
Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre I, 1097 b 1-7
Le bonheur semble être au suprême degré une fin de ce genre (fin dernière), car nous le choisissons toujours pour lui-même et jamais en vue d’autre chose : au contraire, l’honneur, le plaisir, l’intelligence, ou toute vertu quelconque, sont des biens que nous choisissons assurément pour eux-mêmes (puisque, même si aucun avantage n’en découlait pour nous, nous les choisirions encore), mais nous les choisissons aussi en vue du bonheur, car c’est par leur intermédiaire que nous pensons devenir heureux. Par contre, le bonheur n’est jamais choisi en vue de ces biens, ni d’une manière générale en vue d’autre chose que lui-même.
Le Bien suprême, qui est ici la fin dernière de l'homme, est donc le bonheur : tout ce que nous faisons est fait, ultimement, en vue de cette fin. Nous cherchons la santé, en vue d'être heureux. Le bonheur est donc bien un bien absolu, il n'est relatif à rien d'autre. Ici, le "bien" a donc une signification tout autre que chez Kant ! Rien à voir avec des lois ou encore une obligation quelconque.
B- Est-ce une morale du "sentiment ", comme le voudrait l’interprétation kantienne ?
Mais qu’est-ce que le bonheur, hormis le fait qu’il est ce que tous les hommes recherchent ultimement, i.e., ce en vue de quoi ils font tout ce qu’ils font ? Est-ce ce sentiment dont nous parle Kant, qui consiste à "être satisfait dans tous les moments de son existence ?" I.e., est-ce quelque chose de purement subjectif, et, à la limite, d'égoïste ? Non : ce bonheur ne se résout pas strictement à ce que Kant entend par là, à savoir, à la satisfaction subjective d’un plaisir, à la recherche de la satisfaction (égoïste, et parfois immorale) de ses intérêts particuliers, de ses désirs (cf. cours Bonheur et politique) ; mais il se rapporte à la meilleure façon de se comporter dans la vie, pour un homme, face aux désirs, aux inclinations diverses (cf. cours Bonheur et plaisir). Il se rapporte à ce qui fait que votre vie est vraiment une vie "humaine", conforme à ce qu'on attend de l'homme, donc, à ce qui vous rend digne de l'humanité.
Aristote, Ethique à Nicomaque, 1098 a 12- 1098 a 18
Si nous posons que la fonction de l’homme consiste dans un certain genre de vie, c’est-à-dire dans une activité de l’âme et dans des actions accompagnées de raison ; si la fonction d’un homme vertueux est d’accomplir cette tâche, et de l’accomplir bien et avec succès, chaque chose au surplus étant bien accomplie quand elle l’est selon l’excellence (excellence = vertu) qui lui est propre ; -dans ces conditions, c’est donc que le bien de l’homme consiste dans une activité de l’âme en accord avec la vertu, et, au cas de pluralité de vertus, en accord avec la plus excellente et la plus parfaite d’entre elles.
On trouve donc aux côtés du concept-clef de bonheur, une autre notion centrale, celle de vertu. La vertu est une sorte d’équivalent de la notion de devoir, en tant qu’elle comporte une norme d’action, mais elle s’en distingue en ce qu’elle n’est pas entendue strictement comme un commandement, et cela, parce qu’elle correspond à la nature humaine, qu’elle contribue à réaliser. C'est faire le bien, au sens de réaliser ce qui est conforme à la nature humaine, digne de l'humanité. Bien agir, ici, c’est être un homme épanoui, c’est mener une vie dans laquelle toutes les fonctions de l’homme parviennent à leur réalisation/ perfection.
Le bonheur est chez les Anciens réalisation de soi, non au sens où on se réalise individuellement, selon nos goûts et nos désirs propres, mais au sens où on se conforme à l'idéal humain.
Vie bonne = bonheur = détermination morale du bonheur
Et cela implique bien sûr de suivre certaines règles… Cf. questions permanentes dans tous les écrits des philosophes antiques : que faut-il faire pour être un homme accompli ? Vaut-il mieux développer sa raison, ou se laisser aller à ses passions ? Mais, malgré l’existence de ces "règles " (la vertu est une règle qui vous dit comment il faut se comporter en toutes circonstances, cf. Ethique à Nicomaque d'Aristote…), l’idéal moral n’est pas vécu comme contraignant mais comme attractif.
On voit donc à quel point la morale kantienne, dite "morale du devoir ", et la morale antique, dite "morale du bonheur ", diffèrent : chez Kant, l’idéal moral est vécu comme contraignant et comme étant irréductible au bonheur : le désir de bonheur doit chez lui passer après le respect du devoir moral. Chercher son bonheur ou le bonheur en général, même celui des autres (!) n’a rien à voir avec la moralité, qu’il peut au contraire fortement menacer. Ici, la vie morale se confond avec la recherche du bonheur, et ne s'entend pas du tout en termes de devoir.
III- Eléments pour critiquer la conception kantienne de la moralité
Je propose ici des pistes pour une analyse critique de la conception kantienne de la moralité.
A- L’évacuation du bonheur de la vie morale est-elle vraiment pertinente ?
On pourra donc se servir de la morale ancienne pour critiquer la morale kantienne, ou, disons, l'un de ses présupposés majeurs (bonheur = plaisir = satisfaction des préférences subjectives -donc, non universalisable et non moral).
En effet, elle nous permet de nous demander si la quête personnelle de la vie bonne peut vraiment s’identifier à la pure satisfaction de nos préférences subjectives.
Cf. fait que dans recherche de vie bonne, du bonheur, nous évaluons nos désirs et nos préférences, et que pour cela, nous nous référons bien à un point de repère supérieur. Ceux-ci ne restent plus dès lors purement subjectifs mais conformes à ce qui est bien pour un homme (pour tout le monde !).
B- L’action bonne kantienne est-elle possible à l’homme ?
On pourra encore se demander s'il est possible à l'homme d'agir moralement, si l'action morale est une action complètement désintéressée. C’est-à-dire : peut-on agir de manière complètement désintéressée ? Peut-on vraiment se déterminer à agir en vertu de la seule représentation d'une loi, et sans égards pour aucune fin extérieure ?
Nous ne sommes pas de purs esprits, ou de pures raisons (des sujets désincarnés) : nous avons également une sensibilité, et n'est-ce pas elle qui nous détermine à agir, qui nous rend capables d'action en ce monde ? Cf. Hume, Enquête sur les principes de la morale et Traité de la nature humaine, T.III, iii (analyse dans le cours sur les passions)
C- L'action bonne kantienne est-elle vraiment louable ?
Il est encore possible d'insister sur le fait que l'action bonne kantienne est seulement formelle : elle ne se soucie pas du contenu de l'action. Elle est faite seulement par souci d'obéir à la loi morale. Mais alors, cela signifie que seule l'intention d'agir moralement compte vraiment. Par conséquent : Kant ne se soucie pas des conséquences de son action. Cf. p. 128 (op. cit.) : "ce qu'il y a (dans l'action) d'essentiellement bon consiste dans l'intention, quelles que soient les conséquences".
N'est-ce pas contestable ? N'est-ce pas à terme risquer d'adopter une attitude qui, il faut bien le dire, contredit notre "conscience morale" (si tant est que nous en avons une) ?
Par exemple, imaginons que des terroristes vous demandent où est caché votre ami, et que vous le savez. Kant dira que vous devez toujours (sans prendre en considération les circonstances) agir conformément à la loi morale : donc, il n'y a pas hésiter : vous ne devez pas mentir, et vous devez donc livrer votre ami ! Cf. D'un prétendu droit de mentir par humanité.
On peut encore prendre l'exemple suivant, bien actuel : un ami cher ou un membre de votre famille est atteint d'un grave cancer. Doit-on absolument lui dire la vérité ? On serait tenté de répondre "oui", mais il arrive parfois que certaines personnes soient trop faibles pour supporter une telle vérité, et en meurent trop rapidement... Par respect ou plutôt par souci de l'autre, il faut parfois savoir mentir...
En guise de conclusion, un exercice : la fausse promesse est-elle toujours condamnable?
1) Questions
1- Pour Kant, il va de soi que l'on ne doit jamais faire de fausse promesse
Rappelez-vous brièvement des raisons de cette thèse, puis répondez aux questions suivantes :
Pensez-vous que ce devoir peut entrer en contradiction avec les autres formules de Kant?
Les différentes formulations du devoir :
Il a différentes formulations, qui viennent de son manque de contenu. Le problème qui s'est posé à Kant, c'est de savoir comment un homme va bien pouvoir se "représenter" (concrètement) le devoir, comment il va bien pouvoir savoir qu'il est en présence de la loi morale.
(1)"Agis comme si la maxime de ton action pouvait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature"
Maxime : principe subjectif d'après lequel un sujet veut agir
Loi : un principe objectif (ayant une portée universelle comme les lois de la nature) d'après lequel un sujet doit agir
Pour agir moralement, il faut se demander si une règle d'action qu'on se donne peut devenir la règle de tout homme placé dans la même situation. Si oui, c'est qu'on est en présence de la loi morale. Dans le cas contraire, c'est qu'on veut faire une exception pour soi (les lois de la nature ne souffrent pas d'exception).
(2) "Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen".
La loi morale est une fin en soi. L'être porteur de cette loi ne peut donc se subordonner à qui que ce soit qui lui soit extérieur. Il est donc lui aussi une fin en soi. Par conséquent, se demander si on traite un être porteur de la loi morale comme une fin en soi, c'est un moyen de repérer qu'on agit vis-à-vis de cet être selon la loi morale.
(3) "Agis de telle sorte que tu puisses toujours te considérer en même temps comme législateur et comme sujet dans le règne des fins".
Règne des fins : sorte de royaume idéal que constituent les hommes en tant qu'ils se considèrent et considèrent chacun des autres comme une fin en soi
Nous pouvons considérer que nous sommes en présence de la loi morale quand nous sommes à la fois les sujets (en tant qu'êtres sensibles) et les auteurs (en tant qu'êtres raisonnables). Obéir à une loi qui est nôtre, c'est l'autonomie.
Bref, chez Kant, être raisonnable=être moral=être libre=être autonome
La deuxième formule prescrit la valeur absolue de la vie; la troisième, elle, parle de l'établissement d'une société des esprits : mais que serait une telle société? N'aurait-elle jamais rien à se reprocher?
Cherchez des situations dans lesquelles cela vous paraît impossible de respecter cet impératif.
2- Lisez ensuite ce texte de Machiavel (Le prince, chapitre 18) :
" Comment les princes doivent tenir leur parole.
Chacun comprend combien il est louable pour un prince d'être fidèle à sa parole et d'agir toujours franchement et sans artifices. De notre temps, néanmoins, nous avons vu de grandes choses exécutées par des princes qui faisaient peu de cas de cette fidélité et qui savaient en imposer aux hommes par la ruse. Nous avons vu ces princes l'emporter enfin sur ceux qui prenaient la loyauté pour base de toute leur conduite.
On peut combattre de deux manières : ou avec les lois, ou avec la force. La première est propre à l'homme, la seconde est celle des bêtes; mais, comme souvent celle-là ne suffit point, on est obligé de recourir à l'autre : il faut donc qu'un prince sache agir à propos, et en bête et en homme. (…) Le prince, devant donc agir en bête, tâchera d'être tout à la fois renard et lion : car, s'il n'est que lion, il n'apercevra point les pièges ; s'il n'est que renard, il ne se défendra point contre les loups ; et il a également besoin d'être renard pour connaître les pièges, et lion pour épouvanter les loups. Ceux qui s'en tiennent simplement à être lions sont très malhabiles.
Un prince bien avisé ne doit point accomplir sa promesse lorsque cet accomplissement lui serait nuisible, et que les raisons qui l'ont déterminé à promettre n'existent plus : tel est le précepte à donner. Il ne serait pas bon sans doute, si les hommes étaient tous gens de bien ; mais comme ils sont méchants, et qu'assurément ils ne vous tiendraient pas leur parole, pourquoi devriez-vous tenir la vôtre ?
(…) Au surplus, dans les actions des hommes (…), ce que l'on considère, c'est le résultat. Que le prince songe donc uniquement à conserver sa vie et son Etat : s'il y réussit, tous les moyens qu'il aura pris seront jugés honorables et loués par tout le monde. Le vulgaire est toujours séduit par l'apparence et par l'événement : et le vulgaire ne fait-il pas le monde?
De notre temps, nous avons vu un prince qui jamais ne prêcha que paix et bonne foi, mais qui s'il avait toujours respecté l'une et l'autre, n'aurait pas sans doute conservé ses Etats et sa réputation"
Pourquoi l'auteur dit-il que l'homme politique n'a pas intérêt à respecter cet impératif ? Cf. surtout premier argument.
Est-ce seulement une affaire d'intérêt ? N'y aurait-il pas un but plus louable, qui imposerait au prince de ne pas toujours respecter la parole donnée? -Cherchez le deuxième argument.
NB : Demandez-vous, pour répondre à ces questions, quelle est la différence entre la morale et la politique : quel est leur objet ? Pourquoi est-il dangereux de respecter, par respect pour la loi morale, la morale, quand nous passons dans le domaine de la politique?
2) Corrigé
1- Réponse de Kant. :
oui : en effet, si on l'universalise, alors, on détruit le fondement de toute société, car
a) le respect des promesses est le fondement même de tout contrat.
b) de plus, on traite alors l'autre seulement comme un moyen, on commet par là une injustice à l'égard de l'humanité en général. Contredire ce devoir de dire toujours, en toute circonstance, la vérité, revient pour lui à ériger le crime contre l'humanité au rang de fondement de la société.
2- Problèmes
a) Un ami à vous est poursuivi par des assassins et se réfugie chez vous. Que faites-vous s'ils vous demandent si vous avez vu votre ami ?
Réponse de Kant : on ne doit pas contredire le principe moral suprême selon lequel on doit toujours dire la vérité. Pas de circonstances atténuantes.
Problème : on lui répondra qu'ici, il faut choisir : vous allez en l'occurence préférer mentir à des gens qui violent l'humanité plutôt que trahir votre ami qui lui ne veut du mal à personne. Sinon, vous ne le respectez pas, et vous le traitez comme un moyen seulement, dont la vie ne vaut pas grand-chose. Bref : vous aurez un meurtre sur les bras... Bref : on peut objecter à Kant que dire la vérité n'est un devoir qu'envers ceux qui ont droit à la vérité ; si les meurtriers y ont le droit aussi, alors, cela revient à justifier la force, à justifier la violation du droit.
b) Le problème de la vérité due aux mourants.
Votre ami a un cancer généralisé ; les médecins disent qu'il ne pourra sans doute pas vivre longtemps. Que faites-vous ? Allez-vous lui dire la vérité, sans tenir compte de sa capacité à la recevoir, par pur respect de la loi morale, supposée ne tolérer aucune exception ? Ou mentir afin de ne pas l'affaiblir et ne pas transformer sa souffrance en agonie ? Il peut donc y avoir conflit entre le respect de la loi et le respect dû aux personnes. En fait, si Kant ne l'a pas vu, c'est parce qu'il avait une conception trop abstraite de l'humanité (censée être commune à toutes les personnes). Il y a en fait une pluralité de personnes. Et en conséquence, il faut inventer les comportements justes appropriés à la singularité des cas (ici, exception à loi morale, en faveur de l'autre, par respect pour lui).
3- Le mensonge n'est donc pas toujours moralement condamnable.
Parfois, le mensonge est au service d'une intention morale : il est ainsi excusable et nécessaire. Pour sauver une vie humaine, il est légitime : il permet alors de conserver une valeur précieuse. Il faut savoir sacrifier des principes quand des fins essentielles sont en jeu.
Cette thèse est encore plus flagrante dans le domaine politique :
4- Les deux arguments justifiant le mensonge ( Machiavel, Le prince, chapitre 18):
a) part du constat de ce que sont les hommes, non de ce qu'ils doivent être : les hommes sont méchants (et aussi, naïfs...). Il ne faut pas attendre qu'ils nous trompent pour les tromper. Et faire toujours le bien dans un monde de méchants, c'est dangereux, pas "réaliste" du moins.
b) mais ce sera toutefois en vue d'une fin louable et bonne, à savoir, la conservation du pouvoir, de l'Etat (que ce soit l'autorité, la survie de la nation, le bonheur des gens etc.). Cf. "la fin justifie les moyens"; mais aussi, "le salut du peuple est la loi suprême".
Concept de Raison d'Etat : quand la nécessité le demande, i.e., en des circonstances exceptionnelles, on doit recourir à des moyens immoraux, contraires au droit ou à la morale commune, afin de sauver le pouvoir. Normalement, ce n'est pas seulement en vue de l'intérêt particulier du prince que l'on recourt à ces moyens : on ne dit pas que le prince peut faire ce qu'il veut, n'a pas à obéir aux lois.
Attention donc à ne pas confondre avec le "machiavélisme" : celui qui gouverne par la terreur et la ruse, qui fait le mal volontairement, et traite toujours autrui comme un moyen. Cf. dictature, totalitarisme, etc. : aucune référence à une bonne fin. Machiavel ne dit pas ça du tout.
5- Politique et morale.
a) morale : se règle sur ce qui doit être (même si les hommes ne sont pas bons, même s'il n'y a jamais eu sur terre aucun homme bon, il faut être bon). Elle ne se soucie pas de ce qui est, elle vise un idéal, et ce qui est important, c'est seulement l'intention d'agir par pur respect pour la loi morale (tu ne tueras point, etc.)
b) politique : si ici on se règle sur ce qui doit être et non sur ce qui est (i.e. : nature humaine et circonstances changeantes), c'est grave. En effet hommes ne sont pas tous bons, donc, si politique refuse de contredire la loi morale, il ne pourra mener à bien sa tâche, qui est de veiller à la sécurité et la liberté des citoyens.
Dans ce domaine, qu'importe la bonne intention, sa pureté ; ce qui compte c'est le seul résultat.
Exemples : refuser par principe d'attenter à la vie d'autrui, de traiter l'autre comme un moyen, c'est mener à la perte de votre nation, à la mort de milliers de gens, si quelqu'un vous attaque. Ou encore : en des circonstances exceptionnelles, ne pas mentir vous mène à perdre le pouvoir et peut-être à empêcher la réalisation d'une fin qui peut être louable.
Conclusion : la difficulté reste qu'il y a des abus possibles, et que la raison d'Etat peut servir à justifier tous les abus et atteintes aux droits individuels/de l'homme. Cf. aujourd'hui le tribunal pénal international : cherche justement à repérer tous ces abus ; l'usage systématique de la torture par Pinochet (sous prétexte de Raison d'Etat), etc.
Le recours à des moyens immoraux doit rester de l'ordre de la stricte nécessité. Ainsi, la guerre, dans la mesure du possible, ne doit pas conduire à violer gratuitement et en toute impunité les règles élémentaires de justice et de respect de l'humanité : tuer seulement les représentants de l'Etat, et pas massacrer ou violer les enfants et femmes. On doit viser la paix et ne pas la rendre impossible. Ainsi suivra-t-on Kant qui dit que la politique doit être quand même guidée par la morale, par le respect du droit. Sinon, elle s'empêche de réaliser sa fin, qui est de réaliser une paix universelle (qui ne repose pas sur la peur mais sur une réelle confiance)
Bibliographie
Aristote, Ethique à Nicomaque
Hume, Enquête sur les principes de la morale ; Traité de la nature humaine, III, iii
Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Ed. Delagrave
M. Weber, Le savant et le politique (la distinction entre morale de conviction et morale de responsabilité, pour discuter le problème de l'intention).
source :
https://www.philocours.com/new/cours/pages/cours-moralekant.html
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