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Justice naturelle et justice instituée dans "Liberty Valance" (Ford, 1961)

Publié le 27 Mars 2023, 18:20pm

Catégories : #Ateliers audiovisuels

Justice naturelle et justice instituée dans "Liberty Valance" (Ford, 1961)

Exercice :

Analyser et problématiser  les 2 séquences vidéos soumises dans le cadre du cours sur Droit et justice.

 

Séquence 1 : le steak inversé

Présentation

Valance investit le restaurant dans lequel Stoddard  assure la plonge et y fait régner la terreur jusqu’à l’intervention de Doniphon, motivée par le prétexte d’un steak renversé.

Pistes de lecture

- Valance : mise en scène de la terreur

- Le cowboy et le hors-la-loi : deux figures symétriques

-  Désamorcer la violence : la stratégie du hors cadre


Onde de terreur
Force de surgissement incontrôlable, Liberty Valance pénètre dans le restaurant des Suédois en poussant brusquement les portes, dont le claquement des battants résonne comme un véritable de coup de feu, annonciateur d’une situation de crise et de danger. Face à cette irruption fracassante, une onde de terreur se répand immédiatement dans toute l’assemblée : le brouhaha ambiant cesse d’un coup et laisse place à un silence pesant ; la caméra resserre sur le visage d’Hallie, où se dessine la crainte et l’inquiétude ; le shérif Appleyard prend la fuite par une porte dérobée sans demander son reste ; et des convives attablés se soumettent sans broncher à la provocation du hors-la-loi, qui s’approprie leur place et leur menu. Seuls deux clients de l’établissement semblent indifférents aux intimidations du bandit : Peabody, le rédacteur-en-chef du « Shinbone Star », et bien sûr Tom Doniphon, le westerner par excellence, sûr de ses capacités de maîtrise, qui jauge la situation en affectant flegme et impassibilité.


Le fouet et le tablier
À l’opposé, l’angoisse se lit d’emblée dans le regard de Stoddard dès qu’il aperçoit le fouet du bandit posé sur la table. La vue de l’objet (filmé en gros plan) réveille en lui le traumatisme dont il a été précédemment la victime, si bien qu’il marque un temps d’arrêt avant de poursuivre son service en salle. La tension est telle que l’on s’attend évidemment à une confrontation imminente entre ces deux figures de l’Ouest que sont le hors-la-loi et le cowboy. Et c’est Stoddard, c’est-à-dire le personnage le plus étranger à cette typologie, qui va être le vecteur de la configuration attendue. 

Le jeune avocat est d’abord vu à travers l’embrasure de la porte de la cuisine, qui dessine un cadre dans le cadre, soit donc littéralement une « autre scène », un autre monde, échappant à la codification westernienne. Il est d’ailleurs vêtu d’un tablier, puisqu’il officie comme plongeur et serveur pour régler sa dette aux Suédois ; ce qui le féminise et ne manque pas de susciter la raillerie du hors-la-loi (« Regardez un peu la nouvelle servante ! », lance-t-il à ses deux comparses hilares). 

C’est au moment où cette « autre scène » ose sortir des coulisses que le face-à-face se met en place ; au moment où « l’homme au tablier » reçoit un croc-en-jambe de la part de « l’homme au fouet », qui le fait chuter avec le contenu de son plateau. La réplique de John Wayne, « C’était mon steak, Valance ! », est devenue culte, parce qu’elle possède un côté dérisoire et qu’elle synthétise en même temps tout l’enjeu de la situation : ces deux figures de l’Ouest ne vont pas s’affronter pour régler un contentieux directement lié à l’honneur, à la vengeance ou à la spoliation financière, mais pour un banal morceau de viande renversé qui sert de prétexte. Tout se passe dès lors comme si le cowboy et le hors-la-loi ne faisaient que dérouler mécaniquement la partition que l’on attend d’eux, à l’instar de deux automates condamnés à réitérer sans fin une gestuelle codifiée, mais désormais usée par l’usage et déjà presque anachronique.


Le miroir à deux faces
Mais Ford ne se limite pas ici à une posture démystificatrice. La confrontation entre Doniphon et Valance lui permet également de creuser en profondeur la relation entre les deux personnages, en faisant intervenir un élément du décor de manière significative. 

À partir du moment où les deux adversaires se font face dans la diagonale du cadre, on remarque la présence d’une poutre, qui coupe le cadre en deux dans le sens vertical, et sert a priori à marquer la séparation « morale » entre les deux opposants : à gauche, il y aurait le mal (Valance) ; à droite, il y aurait le bien (Doniphon). Mais la suite de la scène vient complexifier les choses. Quand Doniphon s’avance et que le plan se resserre, les deux hommes se toisent désormais dans la stricte horizontalité de l’image, si bien que la poutre en question matérialise cette fois comme les deux faces d’un même miroir, comme si Valance était le reflet de Doniphon, et inversement. La suite de l’intrigue montrera que c’est effectivement le cas : ils appartiennent tous les deux au même monde ; Tom applique lui aussi « la loi du colt » et pratique une justice individuelle (« Ici, on règle ses comptes soi-même », répétera-t-il à Stoddard). L’opposition binaire et manichéenne dont on a souvent taxé le western ne saurait être vérifiée ici : comme la brute, le bon a recours à la violence (en tous cas, il dit qu’il le fait). Dès lors, il n’y a qu’une différence de degré entre eux, pas une différence de nature.


La violence déjouée
Seulement, si Valance incarne la violence déchaînée, Doniphon figure de son côté la violence déjouée. Il est celui qui désamorce au lieu de mettre le feu aux poudres. Comment s’y prend-t-il ? Littéralement, il transfère les armes en coulisses, par le biais de son serviteur Pompey, qui tient Valance dans sa ligne de mire depuis l’endroit exact où se trouvait l’avocat au début de la scène. Autrement dit, Doniphon fait passer la force sur « l’autre scène », symbolisée par ce cadre dans le cadre qu’est la porte de la cuisine, comme on l’a vu. L’avocat est le dépositaire du message (l’instauration de la loi), tandis que le cowboy est le prestataire du passage (il prête main forte).

À la fin de la séquence, la violence s’exprime mais elle s’actualise « à vide » : Valance envoie sa bouteille de whisky à travers la fenêtre du restaurant et ses sbires tirent des coups de feu en l’air en quittant la ville sur leurs montures. Mises en échec par la stratégie de canalisation orchestrée par Doniphon, les pulsions se libèrent alors de manière intransitive et désordonnée, en une promesse de revanche. 

Pour Stoddard, rabaissé dans cette scène à un rôle de spectateur féminisé et infantilisé, la « quadrature du steak » sera dès lors la suivante : comment mettre fin à la violence sans user de la violence ou de l’intimidation armée ? Problème difficilement soluble, auquel le film apportera une réponse pour le moins dialectique.

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Séquence 2 : le flash-back du duel

Présentation

Au cours des élections de Capitol City, Stoddard est mis en cause par son adversaire politique au sujet de l’assassinat de Valance. S’avouant illégitime, le jeune avocat quitte le meeting.  Doniphon entre alors en scène une dernière fois, pour soulager la conscience de son ami et faire en sorte qu’il remporte la bataille électorale.

Pistes de lecture

- la mise en scène du flash-back : enjeux narratifs et symboliques

- la disparition de Doniphon : d’un monde à l’autre

Le flash-back de Doniphon

Une révélation théâtralisée
La séquence repose sur un « flashback dans le flashback » dans lequel  Doniphon révèle à Stoddard ce qui s’est véritablement produit durant le duel. On voit donc ce qui était resté hors champ pendant la précédente version de l’affrontement armé : l’homme qui a tué Liberty Valance n’est pas l’avocat dépité mais le cowboy embusqué, qui sort littéralement de l’ombre et y retourne une fois le meurtre accompli et le bandit mis au tapis. Tel un deus ex machina, la confession de Doniphon dédouane ainsi moralement Stoddard et restaure sa légitimité élective.

Scène capitale du film, ce flash-back fait l’objet d’une forte théâtralisation qui souligne son importance dramatique et symbolique :

- il est introduit par un  travelling avant sur le visage de Doniphon, qui disparaît dans la fumée de cigarette pour céder la place à un fondu au noir sur l’entrée dans le champ du personnage. Le réalisateur utilise donc un triple procédé, à l’artificialité revendiquée, pour dramatiser la révélation des faits.

- la composition de l’image désigne fortement la frontière entre deux scènes : au premier-plan, le tireur embusqué, plongé dans l’ombre, et au second plan, la scène « officielle » de l’affrontement entre Valance et Stoddard. L’association de Doniphon au motif de l’ombre répond certes à une motivation dramatique, mais aussi symbolique : le personnage est l’agent anonyme  d’une histoire  qui n’est plus la sienne,  ce dont témoigne son regard amer au deuxième plan du flash-back.

- l’enchaînement chorégraphique des gestes de Doniphon et Pompey témoigne de leur maîtrise des armes : l’efficacité repose sur la précision et l’économie des gestes. La sobriété de cette mécanique du meurtre est soulignée par la stricte symétrie de la scène : entrée et sortie de champ, double lancer du fusil et composition du cadre.

La sécheresse rhétorique  de cette mise en scène s’inscrit dans le propos du film : Doniphon est l’auteur de la mort de Valance au titre d’agent anonyme et Stoddard accède  au statut  de héros victorieux d'un duel  symbolique entre la Loi et la Violence. 

La transgression des codes
Ce moment de vérité impromptu sanctionne néanmoins un triple mouvement de transgression, pour les personnages comme pour le metteur en scène. Bien qu’il ne soit pas le véritable auteur des faits, Stoddard a tout de même pris la décision de recourir à la violence armée, reniant de la sorte (même de manière temporaire) son éthique d’homme de loi, garant du droit. De son côté, Doniphon opère une singulière entorse au fameux code d’honneur du vieil ouest mythique : il ne divulgue pas sa présence au moment du duel ; il agit en coulisse et abat froidement le bandit, comme s’il lui tirait une balle dans le dos, au mépris donc des règles chevaleresques de l’affrontement d’homme à homme, en face à face.

Le cinéaste lui-même procède ici à une étonnante distorsion de l’un des usages du western classique, qui préfère naturellement la ligne droite, la progression linéaire (« Go West ! ») et s’aventure rarement sur le terrain des emboitements narratifs sophistiqués, a fortiori lorsque ces derniers sont destinés à remettre en cause l’Histoire officielle.

Grandeur d’une disparition
L’Homme qui tua Liberty Valance n’est autre que la chronique d’une passation de pouvoir. En dédouanant Stoddard, Doniphon lui cède sa place et également celle qu’il aime. « Hallie est à toi maintenant. Tu lui as appris à lire », déclare alors le cowboy à l’avocat, avant que ce dernier ne parte rejoindre le meeting de Capitol City, où il est acclamé par la foule de ses supporters. La grandeur de Doniphon, c’est celle qui consiste à accepter de disparaître. Il appartient au passé et il le sait. Il tire sa révérence en sortant une dernière fois du cadre, devant une affiche électorale du parti opposé à Stoddard qui proclame : « Votez pour un territoire ouvert, votez Langhorne » – un slogan qui anticipe leur défaite, dans la mesure où l’open range appartient presque déjà au passé historique, tout comme à celui du western dont il fut jadis l’un des motifs emblématiques : les fameux « grands espaces » s’étalant à perte de vue, qui sont ici devenus synonymes de l’hégémonie des puissants (les cattlebarons) et du danger monopolistique.

 L’histoire de Doniphon s’arrête là et l’on revient ensuite au présent de la narration, en 1910, où tout le monde a oublié l’homme de l’ouest et où l’on s’apprête à imprimer la légende personnelle de l’homme politique qu’est devenu Stoddard, en dépit de la révélation des faits.

 

source :

https://cafedesimages.fr/education-a-limage/lyceens-au-cinema/lhomme-qui-tua-liberty-valance-fiche-pedagogique-interactive/

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