Sujet de bac blanc lycée naval de Brest, janvier 2023, 4 H.
Proposition de traitement par Mr Paul Perrazi, T2.
On entend communément par la notion de morale une distinction de l'ensemble des préceptes qui définissent ce qui est bien est ce qui est mal. On accorde ainsi à la morale un caractère transcendant qui, de manière générale, agit en l'homme, au-delà des lois, pour lui indiquer si son action est bonne à la fois pour lui et pour les autres, pour le guider dans sa manière de percevoir les choses ainsi que les phénomènes qui se passent en lui. Ainsi, si l'on entend par le terme « penser » l'ensemble de ce qui se passe en nous de sorte que nous pouvons nous en apercevoir immédiatement par nous-mêmes, nous serions capable de porter un jugement moral sur nos pensées, de distinguer celles qui seraient néfastes si elles se traduisaient en actes et celles qui seraient louables. Car la morale a longtemps puisé sa source dans la religion, étant interprétée comme une série de commandements qui nous poussent à avoir une vie saine qui sera récompensée dans l’au-delà. En effet, la vie est propre à chaque être vivant, et par conséquent semble au premier abord être un principe lui permettant de se mouvoir, au sens du terme latin « anima », le souffle de l’air, qui donna les termes « animé », « animal », ou encore « âme ».
Selon Aristote, dans Les Politiques, l'homme n'est cependant pas un animal comme les autres car il peut utiliser le langage pour converser de sujets d'ordre moral et c'est en ce sens qu'il est un « animal politique». L’homme userait donc d’un principe qui lui est immanent pour s'entretenir de la nature du bien et du mal: c'est dans ce sens que l'on peut, considérer que sa conscience, du latin « cum-scire », « avec savoir » peut être envisagée, au-delà de sa simple réflexivité, comme une connaissance intime et inévitable du bien et du mal.
Cependant, on fait couramment l'expérience de situations où l'action de l'individu humain suppose une totale dépravation de sens moral, où cette action semble être une exaction, que l'on trouve totalement injustifiable au sens où elle implique une méconnaissance totale de ce que l'on appelle le mal, de ce qu'il ne faudrait absolument pas suivre. Ainsi, d'une célèbre séquence du film Reservoir Dogs de Quentin Tarantino, où le personnage de Mr Blonde, ayant à charge la garde de deux policiers, lance une musique entraînante et torture l’un d’eux en lui coupant l’oreille. Le spectateur, tout d'abord emporté par le rythme de « Stuck in the middle with you » peut difficilement soutenir la vue de cette scène. Le personnage qui nous avait semblé sympathique se transforme en psychopathe : son comportement peut communément être qualifié d'« inhumain ». Cette séquence semble aussi soutenir une vision lacunaire de la morale. Dès que Mr Blonde se retrouve seul, toute conscience morale s’échappe de lui et laisse apparaître son aspect tortionnaire. Aussi, cette situation peut-elle être élargie ?
Le cinéma étant communément, le lieu de projection de ce que l'individu ne peut envisager dans la vie réelle, peut-on penser que les fortes réactions suscitées témoignent d'un désir caché de chacun d'être tortionnaire, de tâter les bords du comportement que l'on pourrait appeler « humain » ? Si tel est le cas, la morale, qui à l'évidence s’y oppose, peut-elle être considérée comme un carcan pour une liberté individuelle qui tend vers l'abus d'autrui ? La morale est-elle donc un frein dans l'accès au bonheur ? Par ailleurs, est-elle immanente à l'homme ou bien transcendante ? Dans le premier cas, donne-t-elle en quelque sorte un sens à l'action, une direction à la vie ? « Direction », ayant la même racine que « droit », du latin « directus», linéaire, la vie peut-elle se soustraire au cadre de ses droits, déterminé par la morale ? Autrement dit, « peut-on vivre sans morale » ?
Au premier abord, la morale semble être immanente à tout sujet humain et prendre une part active à son action. Cependant, la morale peut être considérée comme une invention de la vie en collectivité, et l'homme naturel pourrait s’y soustraire. Enfin, la morale peut s'envisager comme une finitude de la condition humaine avec laquelle il faut composer pour atteindre une forme de sentiment d'être, non plus en fait, mais en droit.
Ou bien la morale est la condition de la vie en société et serait imposée par un pouvoir divin ou un pouvoir d'État, faisant politiquement du sujet, le « sujet de la morale », ou bien le paradoxe qui réside dans la morale d'être un pont vers la liberté individuelle et collective et de restreindre les instincts naturels de l'homme, ferait du sujet un perpétuel tiraillement entre ces deux penchants.
Au premier abord, en effet, une morale, semble être immanente à tout sujet, du latin « subjectum », sous-jacent, capable de se supporter lui-même, prenant part active sa volonté, qui est communément considérée comme une caractéristique, sinon essence de la vie. On peut, premièrement, supposer que la vie est, pour l'homme, un enchaînement de choix : Pascal affirme bien dans les Pensées que « le malheur de l'homme, c'est qu'il ne peut pas rester tranquille dans sa chambre ». Alors que la chambre est la parfaite métaphore de l'immobilité, le philosophe observe que l'homme a besoin d'actions, qui le poussent à sortir de la léthargie, pourtant envisagée comme l'état le plus souhaitable. Cette sortie de la chambre, c'est ce que l'on peut appeler le divertissement, littéralement, l'écartement de la voie. La vie au sens positif est donc divertissement, action et donc choix. Ce motif de la chambre est retrouvé dans le tableau « Les pantoufles » de Samuel Van Hoogstraaten, qui illustre l'enjeu moral que cela représente. La pièce, apparemment soignée bien ordonnée, semble avoir été quittée à la va-vite, comme en témoignent les pantoufles abandonnées dans l'entrée ou le cierge s’affaissant dans la pièce du fond. Le personnage est sorti, et la réponse à la question « où » se situe dans le tableau mise en abyme, intitulé « Admonestation paternelle », situé à côté du cierge, dénonçant, l'amour vénal et l'amour charnel. Le personnage n'étant plus dans sa chambre a fait le choix de la quitter pour trouver le déséquilibre ou le « malheur » ailleurs.
Platon corrobore cette vision dans le Gorgias, en affirmant que toute volonté suppose une connaissance du bien et du mal, de ce qui est bon pour soi, de ce qui est bon pour les autres et ce, de manière systématique: la vie ne peut pas s'en défaire. Par ailleurs, Platon donne derrière le terme « laid » un sens esthétique à la mauvaise action, qui ne manque pas de faire effet sur l'individu qui la commet, mettant en lumière une rétroaction de la morale au-delà de ses commandements généraux. La morale serait donc intrinsèque à l’action, autrement dit je ne peux être, que ce soit ou non en société, dépourvu d'une conception arrêtée et personnelle de ce qui est bien et de ce qui est mal. C'est pour cette raison que Descartes, dans le Discours sur la méthode, décide, le temps de sa recherche de la véritable nature de la morale, de suivre une « morale par provision», fondée sur quatre préceptes, dans le premier est de suivre les us et coutumes de son pays. Descartes se soumet donc à une morale qui n'est pas la sienne propre, mais suit de manière provisoire l'axiome : « la vérité est dans le milieu » et ce, car son second précepte est précisément d'être « plus ferme et plus résolu dans mes actions ».
La vie en acte ne peut donc se passer de morale. Pour cause : la philosophie des Modernes qu'il initie attribue à l'homme deux pouvoirs essentiels, qui sont celui d’ « autoréflexion », c'est-à-dire d'être conscient des phénomènes qui se passent en soi, de témoigner de réflexivité, et « d'auto-fondation », qui signifie la capacité de décider de son avenir et de se projeter. Ainsi donc, même hors de l'état social, il serait nécessaire de témoigner d'une connaissance de ce qui est, au moins, bon pour soi. Enfin, le fait d'être conscient de ce qui est bien et de ce qui est mal et à la fois de témoigner de faculté d'autoréflexion donne à la morale une profondeur inégalée, comme faculté de porter un jugement moral sur son action ou sa pensée, mais également d'être conscient de porter ce jugement moral, ce qui précisément devient une pensée et ainsi de suite : Kant, philosophe emblématique de la morale, admire deux choses, à savoir le ciel étoilé et la profondeur en lui de la morale. Cette morale, semble-t-il, découle d’impératifs moraux absolus et innés, confondant immanence et transcendance, et dont découle le sentiment moral. L'action n’a ainsi de valeur que lorsqu'elle est dépourvue d'intérêt personnel, lorsqu'elle est profondément morale, qu’elle est morale « en vérité ».
Ainsi, la vie humaine n'aurait qu'une valeur morale, ce ne serait que au travers de ce prisme qu'on pourrait la considérer. De plus, pour entériner l'intrication de vie et morale, on peut s'appuyer sur la conception de Leibniz de la vie comme « force », une force qui est la même nature que le monde lui-même, si l'on entend par « monde » l'ensemble de ce qui existe. Ce monde possède un ordre que par la morale l'homme parvient à ne pas troubler. Plus, finalement, qu'un type de conscience, la morale serait une entité psychique à part entière, source du jugement. Ainsi, nous avons vu que la morale s’affiche comme indissociable de la vie, qu’elle paraît au travers de chacune de nos actions sans être, pour autant, un carcan pour les instincts naturels, puisqu'elle serait de même nature, innée et personnelle.
Cependant, on peut juger de ce qui est bien pour soi sans que cela soit nécessairement bénéfique aux autres, de même que l'action bénéfique aux autres peut témoigner de l'unique intérêt personnel et de la gratification que l'on y trouve. Ainsi, dans le Gorgias, Calliclès est le seul personnage à jamais avoir réussi à démentir Socrate par son droit du plus fort. Si la morale est nécessaire à l'individu qui se détermine seul dans ses actes, on peut supposer qu'elle diffère lorsqu’autrui entre en jeu, ce que Calliclès ne fuit pas : sa conviction est que ce qui est moral est ce qui est fort, que même en société le plus fort peut légitimement assouvir ses désirs au détriment d'autrui et ce, sans bafouer une quelconque morale puisqu'il est le plus fort.
Ce paradoxe nous amène ainsi au devenir de la morale lors du passage de la vie naturelle à la vie sociale.
On peut avancer en second plan que la notion de morale n'est finalement qu'une invention du « pacte social» afin de rendre possible la vie en communauté. Ainsi, la vie sans société serait une vie sans morale, certes, mais pas forcément souhaitable. Il est premièrement légitime de se questionner sur ce qui pousse les hommes à faire société, car peut-être la nature de la morale réside dans celle du « pacte social ». Rousseau soutient dans Émile ou De L’éducation que l'homme est bon par nature, mais que l'association en société lui permet de tirer encore plus de bénéfices, selon les principes d'égalité, d'une parfaite union dans la société et d'équité dans les échanges. L'État, cependant, s'installe systématiquement par la force pour régir la société, pour la faire « tenir debout ». Si la loi s'affiche comme action de l'État, son application par la force n'est pas suffisante sa stabilité : la création par l'État d'une morale permet la coïncidence de sa justice avec les convictions morales des sujets, et ainsi d'obtenir non pas leur obéissance par peur ou nécessité, mais leur obéissance morale. De sorte, la morale serait en société la colle qui permet de maintenir les individus ensemble.
Contrairement à chez Rousseau, la nature de la liberté en société chez Hobbes, dans Le Léviathan, est d'être la fin de l'État : « l'homme est un loup pour l'homme », cette formule du traité Du Citoyen illustre une animosité entre les hommes, qui mettent en commun les forces qu'ils possède les uns les autres, assurant leur survie à l'état naturel, pour se libérer de la plus forte des passions : celle de la peur de mourir. Cependant, « l'homme est un Dieu pour l'homme » : malgré son instinct de loup, l'homme témoigne de raison, de mesure, et c'est en cela que la cohésion est possible. La morale vise dès lors à bannir ce qui constituerait un retour à l'état naturel et qui menacerait la société organisée.
En ce sens, il est possible de vivre sans morale, mais cela est moralement contestable, puisqu'on ne vit jamais vraiment hors de la société, mais à la marge de la société, et ainsi en n’étant plus sujet de la morale on en devient objet. La justice assure donc le maintien de l'application des préceptes moraux, mais retient selon Nietzsche dans La Généalogie De la morale les instincts animaux de l'homme, en en faisant tout d'abord un être de mauvaise conscience. Il décrit ce phénomène de la sorte : « l'homme, par suite du manque de résistance et d'ennemis extérieurs, serré dans l’étau de la régularité des mœurs, impatiemment se déchirait, […] ce fou, ce captif aux aspirations désespéré, devînt l'inventeur de la mauvaise conscience ». C’est ainsi précisément pour cette raison que l'on ne peut vivre que sans cette morale pour Nietzsche, lui qui entend par « régularité des mœurs », la « moralité des mœurs ». La morale que l'on connaît serait une morale inventée par les faibles pour contraindre les forts, une morale judéo-chrétienne du ressentiment promettant aux faibles et aux malades la félicité dans l'au-delà. Zarathoustra, dans Ainsi Parlait Zarathoustra, sera l'incarnation de cette sagesse et de cette vie « extra morale » que Nietzsche admire notamment chez les bouddhistes.
Enfin, le contraste saisissant entre la morale de l'état social et celle de l'état naturel pousse à réflexion, moins sur le fait qu'il soit possible ou non de vivre sans morale que sur le fait qu'il soit possible ou non de retourner à l'état naturel. Cette question peut-être lue du point de vue de Freud, dans Métapsychologie. La psychanalyse portée par le philosophe soutient que « le moi n'est pas maître en sa propre maison », ainsi que le sujet, si l'on peut toujours prétendre qu'il existe, n'est pas transparent à lui-même et qu'une autre instance psychique, l'inconscient, le détermine, l'empêche d'être proprement conscient de tout ce qui se passe en lui. Une autre instance peut incarner la morale, opposée aux pulsions animales des profondeurs de l'inconscient, c'est ce que Freud appelle le « sur-moi ». L'homme en société ne serait qu'un savant mélange, un conflit entre les deux instances.
Cependant un paradoxe apparaît : l'inconscient est au XXe siècle une porte ouverte vers la fatalité, ce qui remet en question la subjectivité d'un point de vue moral, car l'individu en société est supposé autonome et responsable. Or, comment parler de morale si soudainement le sujet n'est plus auteur de ses actions ? En ce sens, on retrouverait l'état naturel dans l'état social. La vie se soustrairait à une volonté consciente d'agir selon la croyance de l'existence du libre arbitre, mais ne serait pas non plus que l'expérience de pulsions naturelles, puisque le « sur-moi » demeure pour les contraindre.
Nous avons ainsi vu que la morale en société permet la coexistence des hommes, que son absence n'empêcherait pas la vie, comme on pourrait s'en apercevoir dans le film L'enfant sauvage de François Truffaut. La morale selon Nietzsche est cependant contradictoire, va dans le mauvais sens et empêche l'expression de la vie en tant que volonté de puissance. C'est Freud qui met cependant le plus en évidence le paradoxe entre morale et société reposant sur la nature de l'homme.
Reste que selon Schopenhauer, dans Parerga & Paralipomena (Accessoires et Restes, 1851), la métaphore des porcs-épics tendrait à faire de la morale une distance moyenne à atteindre entre les individus, tiraillés d'une part par l'intérêt qu'ils ont à se rapprocher des autres, et d’autre part par l'animosité des autres lorsque l'on se rapproche de trop. Finalement, la morale peut être envisagée comme une nécessité avec laquelle il faut composer pour exercer sa liberté et se sentir vivre. La responsabilité qui pèse sur l'homme dans chacune de ses actions peut en effet s'interpréter comme l'application la plus pure de la morale. Son action, son rôle serait de guider l'homme dans ses choix. Nietzsche dans Le Gai savoir ne fait-il pas allusion à un démon, au sens de « puissance divine est surhumaine », qui viendrait tourmenter l'homme par la question : « voudrais-tu de cela encore une fois et d'innombrables fois » ?
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