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"Inglorious Basterds" (Quentin Tarantino, 2009) et les limites de la morale kantienne

Publié le 1 Février 2023, 13:19pm

Catégories : #Ateliers audiovisuels

"Inglorious Basterds" (Quentin Tarantino, 2009) et les limites de la morale kantienne

Consigne :

A l'appui de l'extrait ci-dessous d'Inglorious Basterds de Quentin Tarantino (2009) et de la position de B. Constant sur le mensonge, présentez ici les limites de la morale kantienne :

 

la dernière séquence en sous-titres anglais :

La scène d’ouverture est la présentation du méchant d’Inglourious Basterds. C’est aussi une confrontation magistrale entre deux esprits, un bras de fer psychologique entre deux hommes. D’un côté Perrier LaPadite, un fermier français, résistant, qui cache des Juifs chez lui. Chaque jour, il s’attend à voir débarquer les nazis. Quand ce moment arrive, il semble résigné mais aussi plein de défi. De l‘autre côté, Hans Landa, un colonel SS, surnommé le “chasseur de Juifs”. Sous des dehors de bureaucrate charmant et obséquieux venu remplir une simple formalité administrative, se dissimule un détective rusé et fin observateur. Il n’est là que pour confirmer ce qu’il sait déjà. Et tuer ses proies. Son arrivée et la réaction de la famille LaPadite font naître un sentiment de danger qui ne fera que grandir. La tension devient proportionnelle à l’investissement émotionnel que le spectateur éprouve pour les LaPadite.

Pendant cette séquence, les cadrages, les angles et les mouvements de la caméra montrent que Hans Landa détient le pouvoir. Le nazi occupe souvent le centre de l’image quand le Français est coincé contre un bord de cadre. En outre, les dialogues s’accompagnent de silences, de regards et de gestes qui en disent plus long que les mots. Les compliments que le colonel adresse aux filles ne compensent pas le fait qu’il agrippe fermement la jeune Suzanne par le poignet ni qu’il observe avec attention les réactions de Charlotte. Il boit du lait – une boisson symbolisant la pureté et l’enfance – plutôt que du vin, il use d’une grande politesse, il pose des questions innocentes sur les Dreyfus… Tout ceci fait que Perrier LaPadite baisse sa garde et prend de l’assurance. Ses mains ne tremblent pas quand il allume sa pipe. Il ment effrontément au nazi et pense avoir réussi à le berner. 

Christoph Waltz

Quand la caméra tourne autour des deux hommes puis descend nous montrer la famille Dreyfus cachée sous le plancher de la maison, la tension se complète d’un suspense quant à l’avenir des LaPadite et des Dreyfus. Hans Landa change de sujet de conversation. Il évoque son surnom de “chasseur de juifs”, revient sur la comparaison entre les Allemands et les faucons et entre les juifs et les rats et demande une dernière permission, celle de fumer. Il sort alors une pipe identique à celle du fin limier Sherlock Holmes. Signe qu’il sait tout. A partir de là, Quentin Tarantino filme ses deux acteurs en gros plans afin d’accentuer l’importance du moment. Le sourire de Hans Landa disparaît, ses traits se durcissent et son regard devient glacial. La détresse de Perrier LaPadite apparaît, ses yeux se remplissent de larmes, d’impuissance et de terreur. Il dénonce les Dreyfus afin de sauver sa famille.

Hans Landa fait entrer ses hommes qui tirent dans le plancher et massacrent les Dreyfus. Sauf l’aînée, Shoshanna, qui parvient à s’enfuir. Le colonel SS la regarde courir et sort après elle. Il prend son temps pour la viser mais son arme s’enraye. Il la laisse partir en lui criant “Au revoir Shoshanna !”, avec son sourire carnassier. Certain que sa proie n’ira pas bien loin.

source : 

https://www.cineteleandco.fr/inglourious-basterds-2009-la-scene-culte/

 

Pour une analyse détaillée de la séquence, voir :
https://www.youtube.com/watch?v=AvtOY0YrF-g

 

"La véracité dans les déclarations que l’on ne peut éviter est le devoir formel de l’homme envers chacun, quelque grave inconvénient qu’il puisse en résulter pour lui ou pour un autre ; et quoique, en y en altérant la vérité, je ne commette pas d’injustice envers celui qui me force injustement à les faire, j’en commets cependant une en général dans la plus importante partie du devoir par une semblable altération, et dès lors celle-ci mérite bien le nom de mensonge. En effet, je fais en sorte, autant qu’il est en moi, que les déclarations ne trouvent en général aucune créance, et que par conséquent aussi tous les droits, qui sont fondés sur des contrats, s’évanouissent et perdent leur force, ce qui est une injustice faite à l’humanité en général.
Le mensonge bien intentionné, dont il est ici question, peut d’ailleurs, par un effet du hasard, devenir punissable aux yeux des lois civiles. Avez-vous arrêté par un mensonge quelqu’un qui méditait alors un meurtre, vous êtes juridiquement responsable de toutes les conséquences qui pourraient en résulter ; mais êtes-vous resté dans la stricte vérité, la justice publique ne saurait s’en prendre à vous, quelles que puissent être les conséquences imprévues qui en résultent. Il est possible qu’après avoir loyalement répondu oui au meurtrier qui vous demandait si son ennemi était dans la maison, que celui-ci en sorte inaperçu et échappe ainsi aux mains de l’assassin, de telle sorte que le crime n’ait pas lieu ; mais, si vous avez menti en disant qu’il n’était pas à la maison et qu’étant réellement sorti (à votre insu), il soit rencontré par le meurtrier, qui commette son crime sur lui, alors vous pouvez être justement accusé d’avoir causé sa mort. En effet, si vous aviez dit la vérité, comme vous la saviez, peut-être le meurtrier, en cherchant son ennemi dans la maison, eût-il été saisi par des voisins accourus à temps, et le crime n’aurait-il pas eu lieu. Celui donc qui ment, quelque généreuse que puisse être son intention, doit, même devant le tribunal civil, encourir la responsabilité de son mensonge et porter la peine des conséquences, si imprévues qu’elles puissent être. C’est que la véracité est un devoir qui doit être regardé comme la base de tous les devoirs fondés sur un contrat, et que, si l’on admet la moindre exception dans la loi de ces devoirs, on la rend chancelante et inutile.

KANT, “D’un prétendu droit de mentir par humanité” (1797)

Le droit de mentir, Benjamin Constant

Voici la situation de départ sur laquelle repose la présente polémique : Benjamin Constant cite « un philosophe allemand, qui va jusqu’à prétendre qu’envers des assassins qui vous demanderaient si votre ami qu’ils poursuivent n’est pas réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime ». Il s’agit en l’occurrence du philosophe Emmanuel Kant.

Cette controverse entre les deux grands intellectuels se situe dans le contexte de la Révolution française (tout au moins pour ce qui est de la première intervention du philosophe français), où la police encourageait la délation, ainsi que dans l’exemple suivant, cité par Benjamin Constant lui-même, se référant à la Révolution anglaise du siècle précédent : « Une femme connue pour sa bienfaisance avait donné asile à un fugitif ; le malheureux la dénonça ; il eut sa grâce : elle fut brûlée vive ».

Un devoir de véracité sous condition
Sans remettre en cause la justesse du devoir de véracité posé en principe par Emmanuel Kant, Benjamin Constant va donc proposer un devoir de véracité sous condition, remettant en cause le caractère inconditionnel du principe.

Il défend ainsi l’idée que tout principe élémentaire ne vaut que si ses principes intermédiaires sont admis. Or, il faut se référer, pour cela, à l’expérience et à la pratique, plus qu’à la théorie et aux préjugés, qui peuvent s’avérer en certains cas abstraits et dangereux, en fonction des circonstances.

Benjamin Constant postule donc, de manière plus générale, que « toutes les fois qu’un principe, démontré vrai, paraît inapplicable, c’est que nous ignorons le principe intermédiaire qui contient le moyen d’application ». Sans lui, le principe isolé risquerait de détruire la société.

Le parallèle entre droits et devoirs
La solution à ce dilemme réside dans le parallèle à établir entre droits et devoirs. Ainsi, selon notre intellectuel français, « l’idée de devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d’un autre. Là où il n’y a pas de droits, il n’y a pas de devoirs. Dire la vérité n’est donc un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité. Or, nul homme n’a droit à la vérité qui nuit à autrui ».

Il entend, de la sorte, dénoncer la force subversive de l’arbitraire, en s’appuyant sur l’exemple cité plus haut en préambule. Cependant, comment éviter d’en arriver à l’arbitraire ? La réponse de Benjamin Constant est que la limite du devoir se trouve dans le droit.

Ici, le devoir du respect de la vie d’autrui (son ami) prime sur le devoir de vérité ; surtout lorsque ce devoir est bafoué par ces individus. D’où l’idée précédente que la vérité n’est un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité. Il y a donc, en ces circonstances, un « droit à l’absence de devoir ».

L’ensemble des principes en cause
À travers cette illustration, c’est l’ensemble des principes qui sont en cause, selon lui, car trop de rigidité et un manque de nuance risquent d’aboutir à un rejet de la morale, jusque par les hommes de bonne volonté. Un principe ne peut, par conséquent, être valable qu’en interaction avec d’autres principes.

Pour autant, il ne faut pas non plus en venir à douter de tout principe, qui finirait par se détruire lui-même, le principe abstrait que tout principe abstrait pouvant être inapplicable risquant de mettre en cause ce même principe abstrait. « Un principe, reconnu vrai, ne doit donc jamais être abandonné, quels que soient les dangers apparents ». Se livrer au seul jugement selon les circonstances ou à toute autre forme d’arbitraire serait désastreux. Les principes sont bel et bien essentiels.

En cela il ne s’oppose pas à Emmanuel Kant, à ceci près qu’il s’oppose à l’idée qu’ils seraient un devoir absolu et inconditionné, comme le considère le philosophe allemand.

Le devoir kantien de vérité
Pour Emmanuel Kant, en effet, « la véracité est un devoir qui doit être regardé comme la base de tous les devoirs fondés sur un contrat, et que, si l’on admet la moindre exception dans la loi de ces devoirs, on la rend chancelante et inutile ». Autrement dit, le mensonge, même dans la situation dramatique dont il est ici question serait à proscrire radicalement, la véracité étant « un devoir absolu ». Position que Benjamin Constant qualifie d’inapplicable.

Dans sa conception, le philosophe allemand semble même considérer que celui qui tente de protéger son ami pourrait se trouver coupable, voire responsable du meurtre de celui-ci (dans des explications qui, de mon point de vue, peinent à convaincre).

Et quid de la non assistance à personne en danger, ai-je envie de répondre, au risque d’un anachronisme ? Un rigorisme qui s’accommode mal d’une distinction que l’on pourrait opérer entre différentes personnes, en fonction de différentes situations (Emmanuel Kant n’aurait pu s’accommoder des situations étudiées en théorie des jeux). Enfin, selon Emmanuel Kant, la sincérité est aussi un devoir envers soi-même.

La liberté de conscience
Le mensonge, ici, est « encore pire car il (l’homme qui en est à l’origine) se rend méprisable à ses propres yeux et offense la dignité de l’humanité dans sa personne ».

Pour conclure, si la vérité me semble un principe d’une particulière importance et que je hais le mensonge, je n’oublie pas de poser au-dessus de lui la liberté de conscience, qui me semble être le degré le plus élevé de notre humanité.

En de multiples circonstances, et lorsque ce principe plus élevé est mis en cause, il m’apparaît à l’instar de Benjamin Constant que le droit de mentir peut être légitimé, en tant que défense des libertés les plus fondamentales de l’être humain.

Benjamin Constant / Emmanuel Kant, Le droit de mentir, Mille et une nuits / La petite collection, septembre 2003, 94 pages

source : 
https://www.contrepoints.org/2017/10/25/132377-le-droit-de-mentir-de-benjamin-constant

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