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"La mort du juste" dans "Le Guépard" (L. Visconti, 1963) où l'absence du Père

Publié le 22 Décembre 2022, 21:51pm

Catégories : #Philo & Cinéma

"La mort du juste" dans "Le Guépard" (L. Visconti, 1963) où l'absence du Père

« Il faut que tout change pour que rien ne change » 1

L’idée-clé du drame bourgeois, c’est le rejet de la tragédie, celle du XVIIe siècle, et par voie de conséquence le rejet de l’héroïsme classique (Corneille, Racine). Le théâtre de Beaumarchais illustre parfaitement premier ce point. Mais ce n’est pas pour autant le rejet de l’idéalisme. Car au cœur du drame bourgeois, il y a le projet de transmettre un système de valeurs morales. La peinture de Greuze illustre parfaitement ce second point : les valeurs morales, mais aussi la question de la transmission. De père en fils. Transmettre des valeurs pour qu’a priori elles demeurent, elles perdurent, elles traversent le temps sans s’en trouver altérées. C’est l’idée d’un héritage utile et durable.

La thématique du père et du fils, c’est celle du cycle de la vie et de la mort, de la mort et de la vie. Et donc de la succession des générations. Mais une succession qui pourrait menacer de ne plus être répétition, conservation, reproduction ad vitam aeternam de l’existant si le fils est défaillant, ou qu’il lui prend l’idée de s’écarter du chemin tracé. Avec l’idée de progrès humain, introduite par le développement des sciences, on voit se former le projet d’un changement possible, d’une évolution, voire, pourquoi pas, d’une révolution. La mort du père ne serait donc plus un passage de relais entre une génération et une autre, mais la fin d’un monde et la naissance d’un autre monde, d’un monde nouveau. Un hiatus.

Il y a un précédent, mais il est peu convoqué au XVIIIe siècle, c’est la Renaissance. Mais qui a entendu parler de Léonard de Vinci à l’époque de Greuze ? Diderot en parle assez peu. Et c’est dommage.

Le Fils puni (version huile sur toile, 1778) a été acquis par le musée du Louvre en 1820 et puis sans doute un peu oublié par la suite. C’est par la grâce d’un roman – Le Guépard (1958) – de Giuseppe di Lampedusa, suivi du film éponyme de Luchino Visconti (1963), que cette peinture fut redécouverte au milieu du XXe siècle. Le regard porté sur elle par ces deux grands artistes intéresse directement notre réflexion car ils proposent une réinterprétation radicale de l’oeuvre.

Dans le roman – qui traite de la révolution qui mènera à l’unité italienne (l’action se situe principalement entre 1860 et 1862) – Giuseppe di Lampedusa introduit, dans ce qui est considéré comme la scène clé du roman, le second volet du diptyque de Greuze (version de 1778). Dans le roman, il ne s’agit plus du Fils ingrat mais de La Mort du Juste : la même scène, la même œuvre, mais un autre titre : comme une scène éclairée différemment. Un relecture en somme.

 

Le Fils puni

Ecoutons Lampedusa : « Il [le prince Salina] se mit à regarder un tableau qui se trouvait en face de lui : c’était une bonne copie de La mort du Juste de Greuze. Le vieillard était dans son lit en train d’expirer, dans du linge bouffant et très propre, entouré de petits-fils affligés et de petites-filles qui levaient les bras vers le plafond. Les jeunes filles étaient jolies, provocantes, le désordre de leurs vêtements suggérait plutôt le libertinage que la douleur ; on comprenait tout de suite qu’elles étaient le véritable sujet du tableau. (…) Tout de suite après il se demanda si sa propre mort ressemblerait à celle-là : probablement que oui, sauf que le linge serait moins impeccable (il le savait bien, les draps des agonisants sont toujours sales : la bave, les déjections, les taches de médicaments…) et qu’il était souhaitable que Concetta, Carolina et les autres soient habillées plus décemment. Mais, dans l’ensemble, la même chose. Comme toujours, les considérations sur sa propre mort le rassérénaient autant que celles sur la mort des autres l’avaient troublé ; peut-être parce que, en fin de compte, sa mort était en premier lieu celle du monde entier ? » 4

De ce roman – exceptionnel – le cinéaste Luchino Visconti a fait un chef d’oeuvre, et de cette scène la clé de voûte du film. Pour se faire une idée complète de la complexité du propos, on se reportera à l’article que lui consacre Suzanne Liandrat-Guigues. 5

Nous en retiendrons cet extrait : « A la fin du Guépard de Luchino Visconti, au cours de la séquence du bal, le Prince Salina s’isole dans la bibliothèque. Ce passage est extrê­mement important : il est celui où le Prince prend conscience de son vieillissement. Et puisque Visconti a choisi d’arrêter son film avec l’épisode du bal, il faut que ce vieillissement s’accélère jusqu’au moment où le Prince s’agenouillera devant la camarde. C’est donc un moment d’une grande densité émotionnelle puisque c’est lui qui met en mouvement ce processus mortel. La scène figure dans le roman dont le film est l’adaptation ; Lampedusa y précise un détail que reprend le film. Au mur de la bibliothèque est suspendue une copie d’un tableau de Greuze. Dans le scénario comme dans le roman, la toile est intitulée La Mort du Juste. Aucun titre n’est mentionné dans le film qui fait du tableau le personnage central de la scène. La toile est le deuxième volet d’une séquence picturale, La malédiction paternelle articulée en deux tableaux, Le Fils ingrat, puis Le Fils puni que l’on peut voir au Musée du Louvre […]. Le Prince prend congé du monde, il s’éloigne pour se retrouver solitaire face à sa propre disparition. L’émotion du personnage culmine dans une autre scène lorsqu’il se regarde dans un miroir et qu’une larme coule sur son visage. Non loin de ce miroir, il y a une pièce où sont entreposés les pots de chambre. Cette alliance du trivial corporel et de la pensée de la mort rappelle la confrontation du Prince avec le tableau de Greuze et les commentaires qu’il fait sur l’état des draps des mourants toujours maculés par les potions et les sanies. »

Qu’ont-ils dit exactement dans le film de Visconti ?

Tancrède : Pourquoi es-tu seul ici ? Que regardes-tu ? Tu courtises la mort ?

Le Prince : Je me demande si ma mort sera comme celle-ci. Le linge sera moins impeccable. Les draps des agonisants sont toujours si sales. Il faut espérer que mes filles seront plus décemment vêtues. Mais je pense que dans l’ensemble, ce sera pareil. Je pense souvent à la mort. L’idée ne m’effraie pas. Les jeunes ne peuvent pas comprendre. Pour vous la mort n’existe pas. ça ne touche que les autres.

« Il faut que tout change pour que rien ne change », lui avait dit Tancrède au début de l’histoire, alors qu’il partait rejoindre les révolutionnaires. Alors ? Comment entendre cette réinterprétation de l’oeuvre ? Et où y trouver la trace d’un quelconque héroïsme ? Ici, le fils – ou plutôt le neveu, qui est clairement dans Le Guépard une sorte de fils adoptif, de fils par procuration – n’est plus ingrat. Tancrède a compris que le vieux monde de l’aristocratie sicilienne s’écroulait (« tout change ») et qu’une autre classe allait s’installer au pouvoir (la bourgeoisie sicilienne, palermitaine) mais au fond pour ne faire que ce que l’aristocratie avait fait depuis des siècles : conserver ce pouvoir. Il suffisait donc de faire alliance avec elle pour que « rien ne change». Ce qu’il fait en épousant Carolina, fille du plus éminent représentant de la bourgeoisie locale, qui de surcroît est très belle, et qu’il aime, et qui l’aime. Il n’y a là ni drame, ni héros. On pourrait presque craindre la romance. D’autant que le prince Salina a lui-même validé leur union.

Mais la vérité éclate lors de la scène suivante, la très fameuse scène du bal, de la valse demandée par Carolina (Claudia Cardinale) au prince Salina (Burt Lancaster). Le vrai regret de Salina, ce n’est pas que le monde change, ni comment il change, mais qu’il soit lui trop vieux pour aimer et épouser Carolina – voir le gros plan sur le visage crispé de Tancrède/ Alain Delon lorsqu’il comprend cette évidence.
 

 

Ce n’est pas le temps qui passe, mais nous. Quand les enfants pleurent un vieillard, le vieillard pleure l’enfant qu’il a été. Dans tous les cas , l’absent, c’est le père.

Notre problème est que ni l’élégie, ni le drame bourgeois ne semblent offrir d’avenir fécond à l’héroïsme et encore moins, comme on vient de le voir ici, au changement, à la révolution. Et l’interprétation que fait Lampedusa de ce « changement qui ne change rien » est assez proche de la revendication de la grande bourgeoisie française de ces années 1760-1770 : laissez-nous entrer dans le cercle familial (de l’aristocratie). Et c’est d’ailleurs ce que confirment de nombreuses alliances à cette époque. C’est la demande de Voltaire et des Lumières. Personne ne songe à mal : tout au plus s’exerce-t-on au trait d’esprit (Beaumarchais et Voltaire, mieux que Rousseau). Mais sans sortir d’un cadre conceptuel qui demeure la famille, qu’elle soit bourgeoise ou aristocratique.

Une famille, toutefois, dont le père s’est absenté. « Les peintres et les romanciers de la période révolutionnaire contestent l’autorité paternelle, écrit Lynn Hunt, soit en décrivant des tensions entre pères et enfants, soit en prenant comme prémices l’absence du père. Ces récits présentent la figure paternelle de façon fondamentalement ambivalente. A partir de 1760, il semble qu’il ait été moins question de dénoncer le mauvais père que de représenter des pères vertueux ou d’explorer les conséquences d’un monde où leur autorité était fort affaiblie ou complètement absente […]. Dans cette atmosphère de crise familiale, une chose semblait sûre : l’autorité paternelle de type despotique était inacceptable. »6

 

Jean-François Guillou

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1 https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/du-nouveau-44-le-guepard-de-visconti-il-faut-que-tout-change

2 GREUZE, Jean-Baptiste (1725-1805), La malédiction paternelle, le fils ingrat, 1777 (Salon de ), huile sur toile, 130 x 162 cm, Paris, Musée du Louvre.

3 GREUZE, Jean-Baptiste (1725-1805), GREUZE, Jean-Baptiste (1725-1805), La malédiction paternelle, le fils puni, 1778, huile sur toile, 130 x 162 cm, Paris, Musée du Louvre.

4 Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Le Guépard, J.-P. Manganaro Trad., Seuil, 2006, p.240.

5 http://licorne.edel.univ-poitiers.fr/index.php?id=1672

6 Lynn Hunt, Le Roman familial de la Révolution française, Bibliothèque Albin Michel Histoire, préface de Jacques Revel, Paris, 1995, p. 56.
 

source : https://lewebpedagogique.com/tes3/1-1-2-3-il-faut-que-tout-change-pour-que-rien-ne-change/

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