Platon chasse Homère de la cité idéale :
"Si donc un homme en apparence capable, par son [398a] habileté, de prendre toutes les formes et de tout imiter, venait dans notre ville pour s'y produire, lui et ses poèmes, nous le saluerions bien bas comme un être
sacré, étonnant, agréable ; mais nous lui dirions qu'il n'y a point d'homme comme lui dans notre cité et qu'il ne peut y en avoir ; puis nous l'enverrions dans une autre ville, après avoir versé de la myrrhe sur sa tête et l'avoir couronné de bandelettes. Pour notre compte, visant à l'utilité, nous aurons recours au poète et au conteur plus austère [398b] et moins agréable qui imitera pour nous le ton de l'honnête homme et se conformera, dans son langage, aux règles que nous avons établies dès le début, lorsque nous entreprenions l'éducation de nos guerriers."
Platon, République III, 398a-b.
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La critique platonicienne de la mimesis : la skiagraphia (Terme grec signifiant « peinture/écriture de l’ombre ». Il s’agit d’une peinture illusionniste, en trompe-l’œil sans doute employée dans les décors de théâtre dans l’antiquité et s’adressant avant tout à la subjectivité du spectateur.)
Le concept de mimesis est au cœur de la philosophie platonicienne puisque celle-ci s’articule sur l’opposition entre monde intelligible et monde sensible, le second étant seulement la copie du premier et ayant par conséquent un degré moindre de réalité. La mimesis, parce qu’elle éloigne de la réalité intelligible, ne peut donc être envisagée par Platon comme un phénomène positif. Puisque l’art pictural grec prétend imiter la nature sensible, et s’adresse à la perception, il est considéré par Platon comme un artifice trompeur. Platon critique donc l’art pictural en ce qu’il n’est qu’un art de l’illusion, qui charme et séduit la sensibilité au lieu de ménager un accès au vrai.
Dans La République, Platon expose sa défiance vis-à-vis de l’art en prenant l’exemple du lit en explicitant les relations entretenues entre le lit en soi ou l’idée du lit, les différents échantillons de lits sensibles qui participent tous de l’idée du lit, et la représentation picturale d’un lit sensible. Pour Platon, le lit sensible est déjà mimesis du lit intelligible. Produire une peinture, une imitation du lit sensible, c’est donc s’éloigner encore d’un degré de l’idée de lit, dont le lit sensible n’est que l’imitation. La critique platonicienne de l’art mimétique est donc entièrement liée à sa conception du rapport entre intelligible et sensible, où les apparences sensibles sont les copies des idées intelligibles, qui seules possèdent la véritable réalité.
"Socrate – Prends un miroir et présente-le de tous côtés ; en moins de rien, tu feras le soleil et tous les astres du ciel, la terre, toi-même, les ouvrages de l’art, et tout ce que nous avons dit.
Glaucon – Oui, je ferai tout cela en apparence, mais il n’y a rien de réel, rien qui existe véritablement.
Socrate – Fort bien. Tu entres parfaitement dans ma pensée. Le peintre est apparemment un ouvrier de cette espèce, n’est-ce pas ?
Glaucon – Sans doute.
Socrate – Tu me diras peut-être qu’il n’y a rien de réel en tout ce qu’il fait ; cependant le peintre fait aussi un lit en quelque façon.
Glaucon – Oui, l’apparence d’un lit.
[…]
Socrate – Il y a donc trois espèces de lit ; l’une qui est dans la nature, et dont nous pouvons dire, ce me semble, que Dieu est l’auteur ; auquel autre, en effet, pourrait-on l’attribuer ?
Glaucon – A nul autre
Socrate – Le lit du menuisier en est une aussi
Glaucon – Oui
Socrate – Et celui du peintre en est encore une autre, n’est-ce pas ?
Glaucon – Oui
Socrate – Ainsi le peintre, le menuisier, Dieu, sont les trois ouvriers qui président à la façon de ces trois espèces de lit. […]
Donnerons-nous à Dieu le titre de producteur de lit, ou quelqu’autre semblable ? Qu’en penses-tu ?
Glaucon – Le titre lui appartient, d’autant plus qu’il a fait de lui-même et l’essence du lit, et celle de toutes les autres choses.
Socrate – Et le menuisier, comment l’appellerons-nous ? L’ouvrier du lit, sans doute ?
Glaucon – Oui
Socrate – A l’égard du peintre, dirons-nous aussi qu’il en est l’ouvrier ou le producteur ?
Glaucon – Nullement
Socrate – Qu’est-il donc par rapport au lit ?
Glaucon – Le seul nom qu’on puisse lui donner avec le plus de raison, est celui d’imitateur de la chose dont ceux-là sont ouvriers.
[…]
Socrate – Le peintre se propose-t-il pour objet de son imitation ce qui, dans la nature, est en chaque espèce, ou plutôt ne travaille-t-il pas d’après les oeuvres de l’art ?
Glaucon – Il imite les œuvres de l’art.
Socrate – Tels qu’ils sont, ou tels qu’ils paraissent ? Explique moi encore ce point.
Glaucon – Que veux-tu dire ?
Socrate – Le voici. Un lit n’est pas toujours le même lit, selon qu’on le regarde directement ou de biais ou de toute autre manière ? Mais quoiqu’il soit le même en soi, ne paraît-il pas différent de lui-même ? J’en dis autant de toute autre chose.
Glaucon – L’apparence est différente, quoique l’objet soit le même.
Socrate – Pense maintenant à ce que je vais dire ; quel est l’objet de la peinture ? Est-ce de représenter ce qui est tel, ou ce qui paraît, tel qu’il paraît ? Est-elle l’imitation de l’apparence, ou de la réalité ?
Glaucon - De l’apparence.
Socrate – L’art d’imiter est donc bien éloigné du vrai ; et la raison pour laquelle il fait tant de choses, c’est qu’il ne prend qu’une petite partie de chacune ; encore ce qu’il en prend n’est-il qu’un fantôme. Le peintre, par exemple, nous représentera un cordonnier, un charpentier, ou tout autre artisan, sans avoir aucune connaissance de leur métier ; mais cela ne l’empêchera pas, s’il est bon peintre, de faire illusion aux enfants et aux ignorants, en leur montrant du doigt un charpentier qu’il aura peint, de sorte qu’ils prendront l’imitation pour la vérité.
Glaucon – Assurément.
Socrate – Ainsi, mon cher ami, devons-nous l’entendre de tous ceux qui font comme ce peintre. Lorsque quelqu’un viendra nous dire qu’il a trouvé un homme qui sait tous les métiers, qui réunit à lui seul, dans un degré éminent, toutes les connaissances qui sont partagées entre les autres hommes, il faut lui répondre qu’il est dupe apparemment de quelque magicien et de quelque imitateur qu’il a pris pour le plus habile des hommes, faute de pouvoir lui-même distinguer la science, l’ignorance et l’imitation."
Platon, République X, 596d-598d, traduction Victor Cousin, 1822
Commentaire :
Platon (428-348 av. J-C.) est réputé pour avoir réalisé dans La République (385-375 av. J.-C) une critique acerbe de l'art d'imitation (mimèsis en grec). Dans cet ouvrage, sa réflexion porte sur la nature de la justice. L'analyse réalisée au livre IV montre que l'individu, tout comme la Cité, se divise en différentes parties : l'esprit (noûs), le coeur (thumos) et le ventre (épithumia). La justice consiste à subordonner les parties inférieures au noûs afin que toutes concourent à la recherche de la vérité. Le problème est que les arts imitatifs entretiennent la confusion sur la nature de la vérité.
Le texte ci-dessous est extrait du Livre X. Platon a déjà dénoncé au Livre III le risque de mensonge inhérent à tout art d'imitation. Pour cette raison d'ailleurs, il avait préconisé la censure de la poésie, par exemple des représentations de l'Hadès (l'équivalent de l'enfer pour les Grecs) comme un lieu de souffrance au motif qu'elles ne sont ni vraies ni utiles à de futurs guerriers (386c) ou encore les passages de l'Iliade où Achille se lamente parce qu'ils montrent un héros dans une situation indigne de l'homme courageux que doit créer la Cité (387a).
Platon compare l'art d'imitation à "un miroir" que l'on placerait en face des choses. Le peintre est celui qui reproduit les apparences des choses, en imitant, à la façon d'un miroir, par pure reproduction. Or Platon distingue ce que sont les choses et ce qu'elles semblent être : le savoir d'un côté, l'opinion de l'autre. Autrement dit, ce que nous entendons aujourd'hui par artiste, producteur originale d'une oeuvre d'art, n'est pour lui qu'un imitateur de l'apparence des choses. Il faut en effet garder à l'esprit que l'art vient du latin ars qui vient lui-même du grec teknê signifiant non seulement art, mais aussi technique, savoir-faire. Platon interroge ici le savoir-faire de l'artiste : en quoi consiste-t-il ?
Pour permettre à Glaucon - son interlocuteur dans le Livre X - de répondre, le personnage de Socrate recourt à l'exemple du lit. Il existe en tout "trois espèces de lit" :
l'Idée du lit : pour Platon, qui croit en l'existence d'Idées représentant l'essence de chaque chose, c'est la divinité qui en est l'auteur ;
l'objet lit : il est construit par le menuisier à partir de l'Idée de lit, le menuisier doit connaître l'objet qu'il construit, son essence, il a la connaissance de ce qu'est le lit et sait le produire ;
l'apparence du lit : le peindre reproduit une image du lit réalisé par l'artisan qu'il tente de rendre le plus réaliste possible ; pour cela, il n'a pas besoin de connaître ce qu'est le lit, il imite simplement son apparence à partir du lit produit par le menuisier.
Or de ce point de vue, seuls la divinité et le menuisier produisent effectivement un lit, le peintre lui n'est qu'un imitateur, il crée un lit qui est une illusion, "un fantôme". L'objet de la peinture (et plus généralement de tout art) n'est donc pas de "représenter ce qui est tel", mais "ce qui paraît, tel qu'il paraît" et par conséquent la peinture est "l'imitation de l'apparence". Les oeuvres d'art ne montrent donc pas les choses telles qu'elles sont en soi, mais telles qu'elles nous apparaissent. Plus grave : elles renforcent notre croyance en la réalité des choses qui nous apparaissent alors qu'elles ne sont elles-mêmes que des représentations de l'Idée. L'art n'est pas seulement condamnable du point de vue de l'affaiblissement du courage (cf. critique du livre III), mais aussi parce qu'il nous détourne de la recherche de la vérité.
Le peintre n'imite pas l'Idée du lit, ni le lit en tant qu'objet, il imite le lit en tant qu'apparence. Il est donc doublement éloigné de l'Idée qui est la vérité pour Platon. Sa compétence lui permet "de faire illusion", mais seulement "aux enfants et aux ignorants" qui peuvent ainsi prendre l'imitation pour la vérité. Le savoir-faire des artistes relève donc dans la production d'apparences. Il en va de même pour les auteurs de tragédie ou d'épopée, car au fond, Platon réalise une critique des poètes : ils n'est pas possible qu'ils connaissent tous les métiers en imitant ou en reproduisant ce qu'ils aperçoivent.
Il convient donc de savoir "distinguer la science, l'ignorance et l'imitation" : l'imitation est une autre sorte que le fait de savoir ou de ne pas savoir. Elle a un statut à part : elle ne produit rien, ni science, ni ignorance, elle n'est que le reflet des choses qui nous éloigne de la recherche de la vérité.
source : http://philocite.blogspot.com/2016/04/il-y-donc-trois-especes-de-lit.html
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