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exercice sur l'illusion & l'art : "Le général Grant à City Point" (photographie de Levin Corbin Handy, 1902)

Publié le 21 Janvier 2022, 14:49pm

Catégories : #Exercices philo

exercice sur l'illusion & l'art :  "Le général Grant à City Point" (photographie de Levin Corbin Handy, 1902)

Consigne :

Analysez l'image soumise sous un angle philosophique, à l'appui notamment du cours sur Liberté et illusion

 

Levin Corbin Handy, Le général Grant à City Point, circa 1902, tirage argentique. ©Levin Corbin Handy/Library of Congress Washington

Le portrait du futur président des Etats-Unis, une des premières photographies retouchées, n’est pas ce qu’il prétend être. Bien avant Photoshop, les images n’ont toujours été que des fragments épars de la réalité.

A des yeux d’aujourd’hui, cette photographie finira par paraître légèrement étrange, artificielle et recomposée. Cela tient sans doute à la pose du général et futur Président des Etats-Unis, Ulysses S. Grant, à l’angle de son cou par rapport à son torse, aux différences de luminosité et de contraste entre sa tête et le reste de son corps.
Nous sommes habitués à scruter ainsi les photographies.

Pourtant, quand elle a été rendue publique, cette image attribuée à Levin Corbin Handy n’a pas semblé suspecte. La légende de l’image indiquait qu’elle était le portrait d’Ulysses Grant à City Point. Elle est même devenue iconique : discrètement, elle est entrée dans la mémoire collective, a été utilisée sur plusieurs documents officiels et reproduite dans des ouvrages d’histoire.

Il s’agit en fait d’une des premières photographies retouchées, même s’il existe quelques précédents, à la gomme bichromatée, ou à l’occasion de montages plus grossiers.

Rien, dans cette image, n’est ce que sa légende prétend : la tête de Grant a été volée à une autre photographie, dont l’identification fait encore débat ; il ne s’agit pas de son corps, mais de celui d’un tout autre général ; ce n’est pas non plus le cheval de Grant, puisque son fidèle destrier – et c’est ce qui a permis de découvrir la supercherie – avait des taches blanches près du sabot antérieur gauche. Pire : en arrière-fond, il s’agit en fait de prisonniers confédérés, dans un camp qui se trouvait loin de City Point.

Nous ne sommes pas étonnés. Que la photographie trompe notre faculté à reconnaître ce qu’elle représente, nous y sommes même accoutumés. La majorité de nos usages actuels d’images numériques, filtrées, recontrastées ou déformées, consistent à jouer avec la puissance de l’illusion photographique, dont nous ne sommes plus dupes.

Mais tout au long du XIXe siècle, l’attitude générale de ce que Charles Baudelaire appelle, non sans mépris, le «public moderne» de la photographie relève d’une sorte de foi naturelle. Ce qui domine, c’est une confiance scientiste, où se sont déplacés des éléments de croyance religieuse dans le dispositif de Nicéphore Niépce ou de Louis Daguerre, dont on a peu à peu amélioré la netteté et la précision, augmenté la vitesse d’obturation et diminué le temps de pose. On a foi dans sa capacité à restituer les formes exactes des objets, des paysages et des personnes.

C’est l’argument du peintre Paul Delaroche, cité par François Arago lors de son célèbre discours devant l’Académie des sciences, quand il propose que la République française lègue au monde, sans la breveter, l’invention de Daguerre : «En un mot, dans la chambre noire de M. Daguerre, la lumière reproduit elle-même les formes et les proportions des objets avec une précision presque mathématique.»

Une foi naturaliste dans un réel photographique
Or c’est justement à l’époque où est fabriqué ce montage trompeur d’Ulysses S. Grant que la foi dans le réel photographique, naturel et spontané, commence à soutenir le progrès des connaissances et le gouvernement des individus. La photographie est censée attester de la réalité visible, au-delà même de ce que l’œil peut voir. Elle peut fixer dans les moindres détails ce qui est trop rapide pour être aperçu, trop petit ou trop grand pour être embrassé par le regard. Très vite, la confiance dans le pouvoir d’attestation photographique se communique à l’exploration de ce qui est plus petit que nous (la première photographie de l’image agrandie au microscope d’un objet invisible à œil nu, réalisée par le docteur André Donné en 1840) et de ce qui est plus grand (depuis la première photographie aérienne de Boston, «du point de vue d’un oiseau», jusqu’à l’image de la Terre, la «Bille bleue» de 1972). Mais c’est aussi l’être humain que la photographie permet d’explorer en toute objectivité. Ainsi, ce témoin impartial de la réalité autorise l’analyse et le catalogage des émotions du visage : Guillaume Duchenne de Boulogne photographie les manifestations de tristesse, de joie, de surprise ou de peur de cobayes aux muscles stimulés électriquement par une machine de Volta ; il inspirera beaucoup Charles Darwin. C’est aussi durant cette époque de croyance «naturaliste» dans les capacités de la photographie qu’elle acquiert son pouvoir d’attestation administrative et judiciaire : Alphonse Bertillon développe sa technique de «bertillonnage», qui lui permet de traquer les récidivistes en prenant des doubles portraits anthropométriques de tous les hommes arrêtés par la Sûreté de Paris. Peu à peu, la photographie vaudra comme preuve dans un procès. Plus tard elle sera une obligation pour attester de l’identité civile.

Dans toutes les formes institutionnalisées que prennent nos images, nous héritons de cette foi naturaliste dans un réel photographique qu’au XIXe siècle on exprimait par le lieu commun de l’image «acheïropoïetòs», «qui n’est pas de la main de l’homme» : c’est la nature elle-même, c’est le soleil qui prenait le pinceau au peintre pour dessiner sur la plaque sensible du photographe, simple opérateur, la nature des choses, les rapports, les justes proportions entre les objets du monde.

A cet émerveillement a succédé la longue histoire d’une déception et d’une méfiance.

Cette foi, qui animait celles et ceux qui découvrirent la photographie officielle d’Ulysses S. Grant, n’a eu de cesse de s’effriter à l’épreuve de la découverte du dispositif photographique, des gommes bichromatées, de la colorisation, des mises en scènes, des décontextualisations et des recontextualisations, des remords ou des recadrages…

Notre œil a changé.

Un temps il est devenu presque paranoïaque, comme dans le cinéma des années soixante-dix… Les héros de Blow Up d’Antonioni, de Conversation secrète de Coppola ou de Blow Out de De Palma guettent, scrutent jusqu’à une forme de folie le défaut, l’accroc dans un enregistrement lumineux ou sonore. De sa première foi naturelle, notre perception est passée à une incrédulité forcenée : on ne la lui fait pas ! On sait qu’une image photographique est une construction, on a bien retenu la leçon.

Quand le spectateur moderne soupçonneux pense au spectateur qui a cru à la photographie de Grant, il imagine désormais un œil naïf et primitif.

Lui, moderne, il ne reconnaît plus la puissance photographique, purement passive, de recevoir et d’enregistrer la réalité, comme si de minces pellicules lumineuses se détachaient des choses mêmes pour venir s’imprimer sur la plaque sensible…

Un temps, notre œil de moderne a encore pu croire à la capacité de la photographie de capter la présence auratique des êtres, d’être percuté par les rayons de leur présence, comme par la lumière qui émane des étoiles ou de l’auréole des anges.

C’est l’idée quelque peu magique que se font encore André Bazin ou Roland Barthes, dans la Chambre claire, comme si la photographie réalisait en la laïcisant la promesse religieuse de résurrection des morts : la photographie de l’être aimé qui a disparu conserverait quelque chose de la présence de son corps, une sorte d’aura qui émanait de lui et qui aurait été saisie par la photographie… L’image embaume les morts, arrache quelque chose du passé au cours destructeur du temps.

Mais même cette foi-là, plutôt «présentiste» que «naturaliste», a été perdue.

Nous ne croyons plus que nos photographies ressuscitent les morts ni qu’elles captent leur aura.

Rien de la présence matérielle des corps photographiés ne passe dans la photographie, qui, à supposer qu’elle soit une empreinte, l’est toujours à distance.

D’instinct, notre œil contemporain ne sent plus guère de présence dans les photographies… Il la regrette peut-être, quand il tient en main une vieille photographie argentique. Mais il n’a plus cette ancienne religion des modernes.

Où est passée cette présence en laquelle on croyait devant les photographies, qu’on comparait même au Saint Suaire de Turin, comme si l’image pouvait conserver l’empreinte du passé à la façon dont la relique conserve pour le croyant quelque chose de la présence miraculeuse du Christ ?

On se dit : la photographie n’est que l’indice de quelque chose qui a été présent et qui ne l’est plus. On ne prétend plus qu’elle conserve quoi que ce soit de la réalité. On se figure plutôt qu’elle l’indique indirectement. Et, comme la fumée indique le feu, une photographie pointerait quelque chose de réel, qui a eu lieu, par-delà toutes les transformations qu’on lui impose.

C’est, au mieux, le pouvoir réaliste qu’on attribue à la photographie.

Ce n’est pas grand-chose.

Il semble qu’on croit désormais trop peu au photographique, au regard des usages qu’on en fait.

Mais c’est parce qu’on y a trop cru.

Nous agissons en peintres avec des outils semi-automatisés
Au contraire, quand on y croit trop peu, on ne fait plus des photographies que des genres d’images picturales, des peintures ou des dessins par d’autres moyens. On ne cesse pas tant de croire à la réalité de la photographie qu’à la différence de nature entre photographie et dessin. On se dit que la photographie n’est jamais qu’une sorte de dessin lumineux, et on est aussi suspicieux à son égard qu’on l’est devant une peinture que la main d’un artiste a composée touche par touche.

De fait, nous transformons quotidiennement nos photographies en des sortes de peintures. Par notre instrumentalisation de matériaux photographiques, sur les logiciels de retouche, au gré de nos façons plus ou moins réfléchies de changer sans cesse le cadrage, le contraste, de filtrer nos images : nous pictorialisons le photographique. Nous agissons en peintres avec des outils semi-automatisés, à partir d’images photographiques qui ne sont plus qu’un matériau, une base de données, une banque de formes et de figures.

Et cela nous rend schizophrènes.

Nous nous en rendons bien compte devant cette image d’Ulysses S. Grant.

Nous héritons de la foi trop forte du XIXe siècle dans le réel photographique, comme si la photographie devait être une preuve de réalité toute différente de la peinture, un véritable index du réel, qui détermine encore le statut d’exception que nous attribuons au témoignage photographique (filmer les violences policières pour en donner la preuve)…

Et en même temps, sur nos écrans, nous traitons le photographique comme un simple réservoir de pictorialisation permanente.

Sans cesse, nous nous servons du photographique comme d’un point de départ à des opérations de peinture et de dessin numérique, de sorte que couleurs, contrastes, formes et profondeur, voire mise en mouvement peuvent être agencés et réagencés selon notre volonté.

Et plus nous agissons ainsi sur nos photographies, moins nous croyons à sa réalité objective, promise depuis le XIXe siècle.

Alors nous hésitons sans cesse entre retrouver cette foi et la dénoncer.

Nous sommes piégés.

Si nous attendons naïvement d’une photographie qu’elle nous fasse accéder à l’objectivité du monde, à une réalité spontanée, elle nous déçoit toujours ; désormais, nous savons trop bien qu’elle est un dispositif d’enregistrement et de traitement de l’image, manipulable à loisir.

Mais si, avec un point de vue critique, nous la réduisons à ce dispositif, si nous en faisons une sorte de dessin en partie automatisé, déterminé par des conditions techniques et sociales de vision, nous y croyons trop peu et nous la perdons. On se trompe aussi, quand on accorde trop peu à la réalité photographique.

On sent bien que quelque chose de réel résiste dans l’image.

Mais quoi ?

Au fond, qu’est-ce qu’il y a de réel dans cette image montée d’Ulysses S. Grant, qui n’a jamais posé sur ce cheval à City Point ?

Dès les premiers appareillages, la photographie a été un dispositif d’enregistrement non pas de l’objectivité, de la nature ou de la présence des choses, mais d’une information, abstraite de la lumière.

Ce qu’il y a de réel dans une photographie, c’est un peu d’information extraite du monde matériel, en différents lieux, à différents moments, avant d’être reconstruite sous la forme sensible d’une image apparemment cohérente.

Une image reconstituée comme on recolle un vase brisé
Ce n’est pas nouveau. Depuis le XIXe siècle, la photographie casse le monde sensible, concret, en mille morceaux : des morceaux d’information lumineuse portée par les photons. Et même quand il n’était pas numérique mais analogique, l’enregistrement photographique extrayait déjà de l’information de la lumière et reconstituait une image, à la façon dont on recolle un vase brisé, plus ou moins fidèlement : à la fois ce n’est pas le même vase, et c’est bien lui. On le reconnaît.

Regardons de nouveau la photographie de Grant attribuée à Handy.

Essayons de n’y croire ni trop, ni trop peu.

Qu’est-ce qui nous est donné dans cette image ? Des parcelles d’information lumineuse… Rien de plus, rien de moins. Ces morceaux ont été assemblés à partir de sources hétérogènes, et cette image est, comme beaucoup de nos images, un semblant de vase reconstitué à partir d’une multitude de bibelots brisés.

Elle ne témoigne pas en bloc de ce que «ça a existé» : non, jamais Grant ne s’est tenu ainsi sur ce cheval à City Point. C’est certain.

Mais elle nous présente des fragments de réalité, sous forme d’image recollée d’informations lumineuses du passé, qu’on a fait mentir en leur donnant une légende.

Voyons plutôt cette photographie, et toutes les autres, comme la décomposition et la recomposition de bris d’information lumineuse sur la réalité…

Et cela n’est pas dû à la «photoshopisation» et à l’«instagramatisation» de nos images contemporaines : il en a toujours été ainsi, depuis le XIXe siècle.

Jamais il n’y a eu de réel en bloc dans ces images-là. Donc nous n’avons rien à regretter de l’ancienne photographie.

Jamais il ne s’est manifesté de présence matérielle massive du photographié dans le photographique.

C’est une fausse idée.

Partout et toujours, dès le début, il est apparu dans nos images photographiques des fragments épars de réalité, d’information lumineuse, abstraite et reconstituée sous forme visible, recollée, gommée, démontée et remontée…

Et si l’on essaie de regarder la photographie d’Ulysses S. Grant sans exiger d’elle un bloc de réalité objective qu’elle ne peut pas nous donner, sans la réduire pour autant à une sorte de montage arbitraire, peut-être que notre regard deviendra un peu plus juste.

A nos yeux, alors, la photographie finira par apparaître pour ce qu’elle est toujours : l’étrange reconfiguration sensible, visible, de bribes d’information abstraite d’états passés de la lumière.

tristan garcia

source : 

https://www.liberation.fr/culture/photographie/tristan-garcia-ulysses-grant-des-parcelles-dinformation-lumineuse-20211120_WB2GX2QM25EOTNJOTBCA5R7YTE/

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