Didac-Philo : Une collection exclusivement consacrée à l’enseignement de la philosophie
Frédéric Cossutta, professeur Agrégé de philosophie, Docteur d’état, ancien élève de l’ENS de St. Cloud et ancien Directeur de programme au Ciph, a enseigné dans toutes les classes générales, techniques et en CPGE. Il a conduit de concert ses activités enseignantes et un programme de recherche dont la finalité était de comprendre le rapport existant entre les « schèmes spéculatifs » d’une philosophie, qui instaurent une nouvelle façon de penser, et les « schèmes expressifs » par lesquels une pensée en acte se fraie un chemin dans la langue et cherche à toucher un auditoire dans un contexte donné (modes d’exposition, genres textuels, formes d’écriture). Ce programme de recherche s’est élargi depuis 1995, grâce à la création du Groupe de recherche sur l’analyse du discours philosophique qui réunit des philosophes, des linguistes, des stylisticiens et a proposé une dizaine d’ouvrages collectifs (gradphi.hypothese.org). Il dirige chez Lambert-Lucas les collections « Le discours philosophique », « Philosophie et langage » et Didac-philo.
La rédaction du Littéraire : Frédéric Cossutta, « Didac-philo », quelle idée singulière ! Une collection prenant pour thème exclusif l’enseignement de la philosophie ? Quand on sait que la didactique en philosophie a toujours eu mauvaise presse et que la formation des professeurs est déjà assurée par les institutions universitaires ou les instances académiques… Comment vous est venue cette idée et pourquoi ?
Frédéric Cossutta : En effet, c’est une gageure et un pari un peu aventureux qui exigeait de l’audace et de la détermination. J’ai été professeur dans le secondaire pendant très longtemps dans tous les types de classes, avant d’enseigner en classes préparatoires, et je conservais ce projet en tête avant que l’éditeur Lambert-Lucas ne me donne la chance de pouvoir enfin le mettre en œuvre. J’avais été étonné de voir certains jeunes collègues (ou moi-même) souvent bien démunis face aux difficultés rencontrées en classe, face au hiatus entre l’enthousiasme qui nous avait poussés à faire ce métier que nous vivions comme une vocation et les réalités auxquelles nous étions confrontés au jour le jour.
C’est donc au nom d’une sorte de devoir moral à l’égard de la communauté des enseignants-philosophes, alors même que je ne suis pas didacticien, que j’ai finalement mis ce projet à exécution. Mon souci étant de proposer à la fois des outils concrets pour enrichir notre pédagogie et des éléments de réflexion sur les conditions générales de l’enseignement de notre discipline. Il faut dire aussi que les quelques ouvrages publiés sur cette thématique demeuraient dispersés et relativement confidentiels, inscrits dans des projets militants ou dans des revues professionnelles. Pourquoi ne pas donner une visibilité plus grande à ces approches en les regroupant dans une collection dédiée, pour créer des synergies entre chercheurs, et bénéficier des expériences multiples accumulées par de nombreux collègues ?
Sans compter qu’à l’époque, le contexte ne s’y prêtait pas : la guerre des programmes faisait rage (voir dans la liste le livre de S. Cosperec), l’idée même d’une didactique de la philosophie répugnait à nombre de professeurs et les associations comme l’Appep, l’Acireph ou le Gfen-philo étaient profondément divisées sur cette question.
Oui, vous avez raison. Effectivement la didactique avait, et a encore souvent mauvaise presse parmi les philosophes : la philosophie assurerait par elle-même les conditions de sa transmission et des apprentissages qu’elle suppose. Il suffirait d’apprendre à philosopher en se familiarisant avec les grands textes pour pouvoir enseigner aux autres à philosopher. A l’opposé, certaines propositions didactiques, inscrites dans une orientation militante, ont été dépréciées, taxées de « pédagogisme », alors même qu’elles voulaient élargir les méthodes, les exercices, en fonction des exigences pratiques de la pédagogie, au risque certes de se couper d’une certaine tradition.
L’enseignement de la philosophie en France est un enjeu très fort qui exacerbe les clivages comme l’ont montré les tentatives avortées de réforme ou le réaménagement des programmes au cours des années passées (la réforme Ferry-Renaut (1999), la réforme Fichant (2003). La question didactique est en elle-même un enjeu philosophique, pédagogique et politique.
Mais justement, comment vous situez-vous, vous-même, par rapport à ces débats ? Cette collection n’est-elle pas elle-même un enjeu pour tous les courants de pensée que vous venez d’évoquer ?
Les conditions ont changé, le climat est plus favorable et la nécessité de se former, de s’interroger sur l’exercice de notre enseignement est admise unanimement, à la fois parce que les conditions d’enseignement sont de plus en plus difficiles et parce que les formes d’exercice de la philosophie se sont diversifiées. La philosophie a franchi les murs du lycée et de la sacro-sainte classe de terminale, avec son introduction, qui fait certes débat en première. Son rôle au sein de la vie sociale et citoyenne s’amplifie : développement de la philosophie pour enfants (voir le livre de Johanna Hawken), cafés philo, implications des philosophes dans la vie des entreprises et rôle d’experts dans les médias, livres de philosophie populaire, pop-philosophie, émissions de radio ou de télévision…
Par ailleurs, les affrontements au sein de la corporation des professeurs de philosophie sont beaucoup moins violents. D’ailleurs, pour moi il n’était pas question que cette collection soit l’expression d’une chapelle ou d’un courant. En tant que directeur de collection, je tiens à ce qu’elle témoigne de la diversité comme de la divergence des points de vue. Ce qui signifie qu’elle peut, à côté d’ouvrages à vocation informative, accueillir des livres engagés, la controverse constituant moins un risque qu’une chance en accord avec la dimension critique de la pensée dont nous nous enorgueillissons tant. Il serait ridicule qu’une collection dédiée à notre enseignement ne reflète pas la diversité qui s’y fait jour et dont nous pouvons tous nous enrichir.
Donc, une collection pluraliste, comme en témoigne la liste de vos publications où l’on retrouve des auteurs de tous bords. Nous avons abordé les conditions de création de Didac-philo, mais qu’y proposez-vous ?
Lorsque j’ai lancé cette initiative, j’ai pris soin d’en informer les associations, les inspections générales et régionales, le plus de collègues possible afin que les membres de notre communauté soient au courant de son existence et me proposent des manuscrits. Je dois dire que le résultat est allé au-delà de mes espérances et que la première partie de ce défi a été couronnée de succès, puisque depuis 2018 – en quatre ans donc – nous avons publié 16 titres. La collection se déploie selon deux axes.
Une série générale propose d’une part des livres portant sur les pratiques, les façons d’enseigner, en offrant si possible des retours sur des expérimentations ou des propositions d’exercices (voir dans la liste les ouvrages de F. Grolleau, D. La Balme, M. Tozzi (dir.), J. Hawken) et d’autre part des ouvrages de portée plus générale, réflexion philosophique et pédagogique sur le statut même d’une didactique de la philosophie (P. Verdeau, J. Lefranc éd. par B. Fischer, J.-L. Lahner), approches sur les conditions historiques de son enseignement (B. Poucet à propos de la dissertation), jusqu’à certains qui touchent à la philosophie de l’éducation (I. Pereira). Et je viens de recevoir un manuscrit sur une approche féministe de la didactique en philosophie…
Une seconde série se propose de traiter les Notions mises chaque année aux programmes des Agrégations. Quatre titres viennent de paraître en cette rentrée. Pour l’interne : Le Bonheur, La Justice (dans la sous-série « Les notions par les textes », où le thème est abordé à partir de l’explication de textes de référence). Le Principe et L’Esthétique pour l’agrégation externe. Je tenais à ce que ces ouvrages soient consistants, très clairs, soucieux de rigueur dans la problématisation, la mise en perspective des auteurs de référence, mais également ouverts aux propositions contemporaines.
Mais une fois l’agrégation passée, ces livres ne sont-ils pas périmés ?
Pas du tout ! Après les concours, ces livres passent au service des professeurs du secondaire. Ils vont couvrir progressivement toutes les notions du nouveau programme, aider à enrichir ou à renouveler les cours grâce à des livres écrits sans concessions. Je suis très soucieux d’assurer un niveau intellectuel et une qualité éditoriale impeccables (références bibliographiques et bibliographies raisonnées en fin d’ouvrage…). Sans relever d’une spécialisation universitaire, la plupart des livres sont rédigés par des professeurs de terminale ou de classes préparatoires et par des formateurs universitaires. Tous nos auteurs tiennent compte de l’état de la recherche tout en maintenant l’idéal d’une philosophie générale.
Les séries « Notions » et « Notions par les textes » proposent en particulier des synthèses qui s’efforcent de couvrir les problématiques en tenant compte de l’arrière-plan d’histoire de la philosophie qui leur donne une profondeur. Les étudiants avancés qui préparent les concours ou qui suivent un cursus de philosophie y trouveront des instruments de travail précieux. La qualité de leur maquette et de leur mise en pages n’est pas pour rien dans le succès que rencontrent ces ouvrages.
Quel bilan faites-vous personnellement, à présent que vous commencez à avoir un certain recul ? Quels obstacles rencontrez-vous, que voudriez-vous voir se développer dans cette collection ?
La première partie du pari est gagnée. L’existence même d’une collection dotée d’une ligne éditoriale qui valorise les livres qu’elle accueille et bénéficie en retour de leur originalité suscite l’envoi de manuscrits de qualité. Je m’en réjouis. La seconde partie de ce pari est plus difficile. Il faut faire connaître nos livres à leurs destinataires, professeurs et étudiants avancés qui préparent l’Agrégation et surtout aux professeurs en poste. Lambert-Lucas est un grand éditeur de linguistique, mais n’a élargi son éventail de publications à la philosophie que depuis peu.
Une anecdote à ce sujet : nous avons été invités cette année par la ville de Langres à ses « Rencontres philosophiques ». Il était frappant de voir les professeurs et inspecteurs qui participaient au stage de formation nationale aborder le stand de Didac-philo et louer l’intérêt et la qualité des livres, les acheter, mais aussi s’étonner de ne jamais en avoir entendu parler.
Je voudrais aussi que la collection s’enrichisse de volumes plus directement consacrés aux questions pratiques que le professeur se pose dans sa classe, qu’on réfléchisse sur la place et la nature des exercices en philosophie, sur le statut des Repères dans le programme, sur les formes de l’argumentation, sur les méthodes de lecture de textes philosophiques, qu’on s’interroge aussi sur l’enseignement de la philosophie dans les sections techniques. Je suis donc ouvert à toutes les propositions.
Cela ne dit pas l’intérêt que vous y trouvez personnellement…
Il est proportionnel au temps énorme que j’y consacre. Il faut chaque année réunir des équipes rédactionnelles animées par des coordonnateurs compétents et fiables pour les séries d’agrégation — je discute les tables des matières et je relis tous les chapitres avec les nombreux allers et retours que cela suppose. On lance les livres au moment de la parution des programmes des concours et on les apporte à l’éditeur en plein mois d’août ! Quelle joie aussi d’accompagner les auteurs avec bienveillance et rigueur et d’aider leurs livres à trouver leurs lecteurs !
Autant de temps que je dois retrancher de celui que je consacre à mes travaux de recherche. Mais j’ai toujours conduit de front une activité enseignante et un programme de travail personnel. J’anime depuis 1995 le « Groupe de recherche sur l’analyse du discours philosophique » (gradphi.hypotheses.org) et je dirige chez le même éditeur les collections « Le discours philosophique » et « Philosophie et langage » (http://www.lambert-lucas.com/).
Ainsi, avoir fondé et animer Didac-philo, c’est une façon pour moi d’être fidèle à deux formes d’investissement : souscrire aux responsabilités que donne un certain idéal du professeur de philosophie et réaffirmer que si la formation disciplinaire est essentielle, on ne saurait être l’auteur de son cours ni apprendre aux autres à philosopher sans être ou vouloir être soi-même philosophe.
Propos recueillis par Frédéric Grolleau pour lelittéraire.com le 22 novembre 2021.
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