Dans l'Antiquité, l'épistémè de la similitude donnée par l'optique permet l'identification du regard avec la lumière : flux visuel et flux lumineux, couleur, reflet, ruissellement, brillance, éclat participent au regard. Dans la philosophie, surtout avec Platon, désir érotique, désir du beau, désir de savoir sont en continuité et participent aussi au regard.
Ces deux aspects du regard, présence dans le visible et dans le désir, seront effacés par l'épistémè de la représentation qui caractérise l'âge classique avec l'apport de l'optique géométrale et de la phénoménologie de la perception excluant du champ visuel, le désir et la jouissance. Cette remarque ne vient pas ici pour faire le culte au génie grec et dire que nous avons perdu son héritage, mais pour souligner que la psychanalyse avec Freud et son concept de pulsion scopique et Lacan avec son concept d'objet regard, a pu donner la structure de ce qui fut thématisé dans l'Antiquité dans le domaine de la philosophie, de l'optique, des mythes et du théâtre concernant le scopisme.
Cette conclusion n'est pas complètement nouvelle. Merleau-Ponty, dans L'oeil et l'esprit (1960) a noté qu'avec Descartes la pensée ne "veut plus hanter le visible" et que depuis "il ne reste plus rien du monde onirique de l'analogie". Gérard Simon dans Le regard, l'être et l'apparence dans l'Optique de l'Antiquité (1988) a remarqué dans cette étude que, depuis l'avènement de la science classique au XVIIe siècle, on peut se passer de l'oeil et du regard qui accomplissaient "le mystère de la transmutation du visible en du vu". Et Max Milner dans On est prié de fermer les yeux (1991) conclut ce remarquable travail sur le regard dans la mythologie grecque et dans la littérature par l'affirmation que la "psychanalyse introduit, dans la réflexion sur le regard humain, une dimension à laquelle, comme on l'a vu au début de ce livre, l'optique des anciens faisait sa place, et que l'optique géométrale, dont nous sommes tributaires dans la plus grande partie de notre existence et de notre pensée, risque d'occulter totalement." Et il fait référence à la formule lacanienne : "Dans le champ scopique, le regard est au-dehors, je suis regardé, c'est-à-dire je suis tableau" sans pour autant en tirer les conséquences pour son étude, qui en vérité n'avait nullement cette visée.
(...) Si nous pouvons repérer la place importante accordée au regard dans l'Antiquité grecque, cela ne veut pas dire que le regard était vraiment thématisé en tant que tel comme le fera la psychanalyse de Jacques Lacan. Soit dans la philosophie, soit dans l'optique, soit dans les mythes grecs, nous trouvons à partir d'une lecture d'après-coup - avec les lunettes du psychanalyste averti par l'enseignement de Lacan -, ici et là, épars, les caractères du regard qui seront déployés par la psychanalyse comme objet plus-de-jouir. (...) Ainsi, nous pouvons esquisser, d'après le modèle lacanien, une schize entre la vision et le regard chez Platon : la vision est du côté des simulacres, des corps, des objets, des artefacts et même des objets mathématiques. Mais là où la vision fait défaut, dans le domaine des Idées, là émerge le regard, la théoria.
Et l'activité du philosophe n' est autre que théorein, contempler, examiner, observer, méditer - où le regard se fait cause du savoir. Et le Bien dans sa fonction causale - en tant que cause du savoir et cause de la vérité - peut être le nom platonicien de "l'objet a" (vocabulaire lacanien) dont la modalité qui y est privilégiée a fait que Platon scopise, à travers le mythe de la caverne, toute la dialectique pour arriver au savoir, et aussi à sa cause.
[ Dans l'enseignement de Jacques Lacan, l’objet petit a désigne l'objet correspondant au désir, ne pouvant être désigné par aucun objet réel. Il reprend de Platon l'idée d'un Agalma, objet représentant l'idée du Bien, et en tire l'expression d'« objet a ». Cette expression décrit le désir comme phénomène caché à la conscience, son objet étant un manque à être : il y a là radicalisation de la théorie freudienne selon laquelle la libido se prête peu à la satisfaction. Il manque donc toujours quelque chose, et ce « quelque chose » ne peut être symbolisé. Finalement, l'objet du désir s'identifie à la jouissance, qui se détache du signifiant — cette empreinte acoustique liée à un concept et formant avec lui un mot. L'objectif d'une cure psychanalytique serait précisément de révéler au sujet cette vérité du manque indéfinissable, faisant tomber l'aliénation.
L’objet a ne se comprend qu'à bien noter la particularité du désir. C'est la raison même de l'emploi d'une expression mathématique, qui se veut rendre compte de la difficulté de parler de cet objet, pourtant présent partout dans la pratique du psychanalyste. Il est, en ce sens, extension de la pétition de principe que constitue la pulsion.]
La contemplation, comme la décrit Aristote, en opposition à la quête ou désir de savoir, est du côté de la jouissance : la "pleine suffisance appartiendra au plus haut point à l'activité de contemplation". Voilà la façon aristotélicienne d'opposer désir et jouissance. Si la paideia est du côté du désir de savoir, la contemplation est jouir du savoir. Si Aristote justifie le désir de savoir par la visée finale d'une jouissance scopique de la contemplation et si Saint Augustin et Saint Thomas d'Aquin évoquent la "convoitise des yeux", c'est Freud cependant qui a conceptualisé la libido dans le savoir dont la cause n'est autre que l'objet de la pulsion scopique. C'est bien ce que nous démontre notre analyse de la pièce de Sophocle : l'objet cause du désir de savoir qui animait Oedipe se dévoile à la fin comme regard. Et le savoir se fait ça voir.
L'articulation entre le savoir et le regard que nous rencontrons dans l'optique et dans la philosophie antiques, est un fait de structure comme nous le démontre la théorie de l'objet regard et de la pulsion scopique dans la psychanalyse. Le concept de pulsion scopique a permis à la psychanalyse de rétablir une fonction d'activité de l'oeil, non plus comme source de la vision mais comme source de libido. Là où les anciens conceptualisaient le rayon visuel et le feu du regard, la psychanalyse découvre la libido de voir et l'objet regard en tant que manifestation de la vie sexuelle. Là où était la vision, Freud découvre la pulsion.
Avec l'avènement de la science de la lumière et l'empire de l'évidence inauguré par Descartes, le mystère de l'oeil s'évanouit pour donner place à la physique de la vision qui crée un espace mathématique fait pour les non-voyants. Par ailleurs, avec l'avènement du Cogito cartésien, l'oeil de la raison acquiert la certitude. Les Idées sont accessibles à l'homme bien pensant à partir de l'âme, qui équivaut selon Descartes à la raison. La Méthode vient à la place de la paidéia. Ce n'est plus le Bien-Soleil, mais la clarté de la raison qui illumine les idées. Néanmoins, la contemplation des idées n'a point de caractère jouissif comme chez Platon. La Dioptrique (texte cartésien) montre les tromperies et les erreurs de la vision dans le but de pouvoir les corriger, pour arriver à la vision correcte.
Descartes installe ainsi le regard dans le domaine de la science lorsqu'il produit une théorie physico-mathématique de la lumière et une physiologie de la vision, armant ainsi le regard du philosophe pour mieux connaître le monde. Le regard continuera à être employé comme une métaphore du savoir, mais il n'y a plus de place pour la jouissance du savoir de la contemplation. L'oeil sera donc collé à la res cogitans où le je du cogito cartésien est dorénavant instrumentalisé, car il possède une vision armée. La pensée acquiert une vue : elle peut désormais voir.
L'âge classique, inaugure un nouveau cogito de la vision, corrélé au discours de la science, sans lequel tous les appareils à voir, enregistrer, filmer qui pullulent sur la planète n'auraient jamais pu voir le jour. Ce cogito de la vision du philosophe des sciences pourrait ainsi s'énoncer : je pense donc je vois - complété par - je vois donc je suis. La pensée peut voir mais le regard en est exclu.
A partir de là, la perception visuelle sera répartie en trois ordres: physique, neurologique et mentale avec la question de la représentation. L'espace, décrit en fonction de la vue, n'est pas, en effet, visuel. Il s'agit de l'espace géométrique qu'un aveugle peut "voir". D'autre part, dans ses méditations, l'homme qui suit les règles de la direction de l'esprit, arrivera à la certitude des choses, comme Descartes dans les siennes - pas besoin de les voir, au contraire, car la vision trompe. L'ordre du visible est exclu et du même coup, tout devient "visible" pour la raison. Il s'opère le passage du feu du regard qui illumine les choses de l'espace à la vision de l'espace déterminé par le symbolique de la mathématique.
Dans la nouvelle répartition du subjectif et de l'objectif, du sujet et de l'objet, de res cogitans et res extensa, il n'y a pas de place pour le regard. A partir de Descartes l'oeil de la raison illumine les choses et lance le désir dans les ténèbres. Depuis, il a fallu attendre Freud pour l'en sortir et Lacan pour élaborer la structure du champ visuel avec l'inclusion du désir et de la jouissance. La phénoménologie avec Husserl inclut le sujet et avec Merleau-Ponty inclut le corps dans le phénomène. Lacan, à partir de la psychanalyse, démontre que le phénomène est déjà structuré par les relations signifiantes que constitue le registre symbolique. Le perceptum a une structure de langage, car il se trouve dans la dépendance du percipiens qui habite un univers de discours qui structure sa réalité et ses perceptions. Il n'y a pas un moment de la perception qui serait hors de la structure symbolique du langage. Les données pures, sans conscience, sans signification, sont déjà prises dans la structure signifiante.
Lacan reprend l'orientation phénoménologique qui inclut le sujet dans le phénomène, mais le sujet dont il s'agit, loin d'être unifié et objectif, est un sujet divisé et déterminé par le langage. Division qui se répercute sur le perçu qui n'est pas univoque, car il est structuré par les signifiants structurant la perception. Le percipiens est divisé et le perceptum est équivoque. Mais, ce qui fait la visibilité du voyant est le regard comme objet a - objet invisible qui se trouve au fondement de la visibilité: qui rend le sujet percevant en objet perçu. Le regard comme objet a donne le fondement de l'existence d'un "regard dans le spectacle du monde" déjà repéré par Merleau-Ponty. La pulsion est à la base du "donner-à-voir" du sujet l'affectant d'un regard qui, tout en étant exclu du domaine de la vision, l'objective.
Cette schize entre l'oeil et le regard recoupe celle de l'imaginaire et du réel selon la logique lacanienne. Le réel est le domaine de la pulsion qui ne se saisit que lors de sa satisfaction, de la Schaulust, la jouissance du regard. Notre monde de la perception visuelle est de l'ordre de l'imaginaire tout en étant structuré et soutenu par le symbolique. Il est un monde d'images dont le prototype nous est donné par le miroir et dont la géométrie et la perspective nous sont données par le symbolique. Le moi, constitué par l'image de l'autre [i(a)] en miroir, est un des objets du monde de la visibilité dont la perception se situe comme spéculaire et duquel se distingue le domaine scopique qui est le registre réel et pulsionnel de l'objet a comme regard. La psychanalyse nous apprend que le champ visuel est compris dans les trois registres dégagés par Lacan: L'imaginaire du miroir, le symbolique de la perspective et le réel de la topologie où se trouve référé le rapport du sujet à l'objet regard.
La phénoménologie lacanienne inclut le désir et la jouissance dans le monde de la perception et montre que s'il y a une objectivité du perçu par le sujet percevant, elle est donnée par une objectalité : celle du regard, ce qui de la lidido est élidé du champ de la perception. L'objet regard n'objecte point l'objectif de la perception ; il lui en donne la raison. "Jusqu'à l'analyse, le chemin de la connaissance a toujours été tracé dans celui d'une purification du sujet, du percipiens. Eh bien ! nous, nous disons que nous fondons l'assurance du sujet dans sa rencontre avec la saloperie qui peut le supporter, avec le petit a dont il n'est pas illégitime de dire que sa présence est nécessaire."(Lacan, Le Séminaire, livre XI). L'objet pulsionnel regard est nécessaire à la perception, mais en tant qu'il en est élidé.
Mais la phénoménologie lacanienne s'instruit de la topologie : elle nous montre la structure d'enveloppe du champ scopique que nous pouvons montrer avec le cross-cap, surface topologique qui montre le réel de la structure où le sujet se trouve en exclusion interne avec son objet. La psychanalyse avec Lacan lève le voile de l'horreur que provoque la jouissance scopique et nous fait découvrir que le regard de la Méduse est au poste de commandement de notre civilisation - cause de son malaise.
antonio quinet, "le savoir du regard"
source : http://lacanian.memory.online.fr/AQuinet_Troureg.htm
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