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La chèvre et le piquet de l'instant (Nietzsche, Kant et Daudet)

Publié le 16 Novembre 2021, 14:40pm

Catégories : #Exercices philo

La chèvre et le piquet de l'instant (Nietzsche, Kant et Daudet)

Mettez en corrélation "La chèvre de mr Seguin", nouvelle de Alphonse Daudet,  in Lettres de mon moulin (1887) et la position de Kant et Nieztsche sur le troupeau  :

"Observe le troupeau qui paît sous tes yeux : il ne sait ce qu'est hier ni aujourd'hui, il gambade, broute, se repose, digère, gambade à nouveau, et ainsi du matin au soir et jour après jour, étroitement attaché par son plaisir et son déplaisir au piquet de l'instant, et ne connaissant pour cette raison ni mélancolie ni dégoût. C'est là un spectacle éprouvant pour l'homme, qui regarde, lui, l'animal du haut de son humanité, mais envie néanmoins son bonheur — car il ne désire rien d'autre que cela : vivre comme un animal, sans dégoût ni souffrance, mais il le désire en vain, car il ne le désire pas comme l'animal. L'homme demanda peut-être un jour à l'animal : « Pourquoi ne me parles-tu pas de ton bonheur, pourquoi restes-tu là à me regarder ? » L'animal voulut répondre, et lui dire : « Cela vient de ce que j'oublie immé­diatement ce que je voulais dire » — mais il oublia aussi cette réponse, et resta muet — et l'homme de s'étonner.
  Mais il s'étonne aussi de lui-même, de ne pouvoir apprendre l'oubli et de toujours rester prisonnier du passé : aussi loin, aussi vite qu'il coure, sa chaîne court avec lui. C'est un véritable prodige : l'instant, aussi vite arrivé qu'évanoui, aus­sitôt échappé du néant que rattrapé par lui, revient cependant comme un fantôme troubler la paix d'un instant ultérieur. […] Celui-ci dit alors : « Je me souviens », et il envie l'animal qui oublie immédiatement et voit réellement mourir chaque instant, retombé dans la nuit et le brouillard, à jamais évanoui. L'animal, en effet, vit de manière non historique : il se résout entièrement dans le présent comme un chiffre qui se divise sans laisser de reste singulier, il ne sait simuler, ne cache rien et, apparaissant à chaque seconde tel qu'il est, ne peut donc être que sincère. L'homme, en revanche, s'arc-boute contre la charge toujours plus écrasante du passé, qui le jette à terre ou le couche sur le flanc, qui entrave sa marche comme un obscur et invisible fardeau. […]
  Toute action exige l'oubli, de même que toute vie organique exige non seulement la lumière, mais aussi l'obscurité. Un homme qui voudrait sentir les choses de façon absolument et exclusivement historique ressemblerait à quelqu'un qu'on aurait contraint à se priver de sommeil ou à un animal qui ne devrait vivre que de ruminer continuellement les mêmes aliments. Il est donc possible de vivre, et même de vivre heureux, presque sans aucune mémoire, comme le montre l'animal ; mais il est absolument impossible de vivre sans oubli."

NietzscheConsidérations inactuelles, II, "De l'inconvénient et de l'utilité pour la vie de l'histoire", 1874, tr. fr. PierreRusch, Gallimard, Folio essais, 1990, p. 95.

 

La chèvre de mr Seguin" :
M. Seguin élevait des chèvres avec beaucoup d'amour, mais celles-ci finissaient toujours par s'échapper pour gambader en montagne, goûter l'herbe des pâturages et finalement mourir dévorées par le loup.
Persévérant malgrè son désespoir, M. Seguin décida d'acquérir encore une chèvre, une toute jeune afin qu'elle s'habitue bien à lui, dans l'espoir qu'elle resterait près de lui. Il l'appela Blanquette et l'entoura de tous les soins possibles, mais malgrè cela, elle se mit à envier les larges espaces des montagnes et ni les supplications de M. Seguin, ni l'enfermement dans l'étable ne purent l'empêcher de s'échapper.
Blanquette profita toute une journée des hauts pâturages et, belle, blanche et agile, fit l'admiration des alpages. Pourtant, à la nuit tombée, les hurlements du loup lui rappelèrent les avertissements de son cher M. Seguin, mais trop tard maintenant pour retourner chez lui et de toute façon, elle ne pourrait plus vivre enfermée dans un enclos. Décidée à défendre chèrement sa vie, Blanquette lutta toute la nuit contre le loup, mais au levée du soleil, épuisée, elle s'écroula et c'est alors que le prédateur intraitable la dévora.

La chèvre et Gringoire ont le même désir de liberté, car ni l’un ni l’autre n’aiment être attachés.
• Le narrateur pense que Gringoire est « comme la chèvre ». Aussi il utilise l’histoirre de la chèvre pour montre les effets néfastes de vouloir être libre à tout prix. Le narrateur s’adresse régulièrement à son ami ; il le prend à témoin, il lui fait la leçon, pour qu’il se sente concerné par l’histoire de Blanquette.
• Le narrateur veut donner un avertissement amical à tous ceux, comme Gringoire, qui veulent vivre libres. La liberté a un prix.

Le texte, lu par Fernandel (10 mn) :

Texte de Kant :

"La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les a affranchi depuis longtemps d’une (de toute) direction étrangère, reste cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu’il soit facile à d’autres de se poser en tuteur des premiers. Il est si aisé d’être mineur ! Si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui décide pour moi de mon régime, etc., je n’ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je n’ai pas besoin de penser pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux. Que la grande majorité des hommes (y compris le sexe faible tout entier) tienne aussi pour très dangereux ce pas en avant vers leur majorité, outre que c’est une chose pénible, c’est ce à quoi s’emploient fort bien les tuteurs qui très aimablement (par bonté) ont pris sur eux d’exercer une haute direction sur l’humanité. Après avoir rendu bien sot leur bétail et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n’aient pas la permission d’oser faire le moindre pas, hors du parc ou ils les ont enfermé. Ils leur montrent les dangers qui les menace, si elles essayent de s’aventurer seules au dehors. Or, ce danger n’est vraiment pas si grand, car elles apprendraient bien enfin, après quelques chutes, à marcher ; mais un accident de cette sorte rend néanmoins timide, et la frayeur qui en résulte, détourne ordinairement d’en refaire l’essai."

Kant, Réponse à la question : Qu'est-ce que les Lumières ?, 1784.

 

 

 

Voir le lien avec Kant :

La chèvre de M. Seguin est morte parce qu’elle n’a jamais su comprendre que l’enclos dans lequel elle vivait était fait pour la protéger et non pour la restreindre. La chèvre de M. Seguin est morte parce qu’elle a rompu avec les dents les fils de son enclos avant de se faire dévorer par un loup. La chèvre de M. Seguin ne connaissait pas la différence entre une borne et une limite.

Un conte de philosophie éducative : La chèvre de Mr Seguin.

Monsieur Seguin commet un crime de lèse-éducation. Il ne se rend pas compte de ce qu'il aurait à faire, il croit qu'il suffit d'assurer la subsistance et d'entourer de soins un être vivant en le gardant des dangers pour être un bon éducateur ! Or il n'éduque pas à la liberté, ni ne participe à sa promotion.- Eduquer à la liberté implique le souci de découvrir les ressources que le monde peut offrir à un être et de saisir celles qui peuvent le mieux correspondre à ses structures naturelles.- Promouvoir la liberté concerne l'éducation du discernement, de la décision et de l'initiative, en un mot : du choix. Inutile de se livrer à un développement pour montrer que Monsieur Seguin n'en a aucune conscience. Sa seule volonté se manifeste dans et par l'imposition de son bon plaisir : Blanquette ne doit pas "brouter au-delà de la corde". Il considère comme simple caprice ou comme entêtement ce qui ne relève pas de son autorité."Il importe de lutter contre un prétendu retour à la nature, qui n'est que mensonge. C'est à la cité d'investir la montagne et non à celle-ci d'investir celle-là."L'éducateur subtil ne s'avoue pas vaincu ; il estime que la langueur de Blanquette et de ses demandes ne procèdent pas d'une fausse liberté, inspirée par un refus du social et par des désirs sauvages. Il ajoute que la vie ne doit pas être enfermée dans les limites d'un univers concentrationnaire. La cité ne doit pas intégrer la montagne, mais elle doit s'y ouvrir pour en garder les valeurs et l'humaniser ...Accompagner Blanquette dans la montagne est le symbole d'une pédagogie qui a décidé de partir de l'élève lui-même, de ses motivations, de ses moyens, afin de l'aider à s'en bien servir.

 

Proposition de traitement par Mlles Clarisse LE PHILIPPE, Marthe LE MOAL, Zoé FERLEY, Molène GIRARD, lycée Jean Macé de Rennes, TG4, novembre 2021.

Comment la tentation plonge t-elle un sujet dans l’inconscience ?

Dans l’ouvrage « La chèvre de Mr Seguin » de Alphonse Daudet publié en 1887, une chèvre est prête à risquer sa vie pour vire un moment de bonheur et vivre ce qu’elle définit comme la liberté pendant un instant. Or, un loup est présent dans les montagnes, l’endroit ou elle veut aller vivre. Elle le sait Mr Seguin le lui rappelle plusieurs fois, mais son inconscient agit sur elle et prend le contrôle. Ainsi, elle s’enfuit, en dépit de sa conscience.

On peut alors faire le lien avec Nietzche dans son ouvrage Considérations inactuelles, qui prétend qu’un animal vit l’instant présent, ne pensant ni au futur ni au passé, n’ayant pas de mémoire : à l’inverse, un homme est hanté par son passé et son futur, et par les conséquences de ses actes. Alors, il envie l’animal, qui ne peut se tourmenter, ni souffrir ne possédant pas de conscience intérieure, contrairement à l’homme, toujours dans la pensée de ses actes.
De cette manière, une corrélation est là aussi possible avec le texte de Kant, Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ?, publié en 1784, où on peut faire le lien entre la chèvre, l’animal, sous dépendance de Mr Seguin, et un mineur sous dépendance de ses tuteurs : ils sont tous deux restreints dans leurs actions, enfermés.

Par exemple, la chèvre ne trouve pas son environnement agréable et est tentée par autre chose, un autre lieu, tout comme Adam et Eve dans la Genèse, qui cèdent au fruit de la tentation et sortent donc du jardin des animaux, caractérisé par l’innocence, de la même manière qu’un enfant ne veut plus être sous tutelle et veut être libre. Ainsi, ils tentent tous de braver cet interdit sans arrêt car ils ont donc une forme d’inconscient constante car ils sont toujours sous tutelle, protégés, et tentent alors de tester  les limites de cette tutelle. Ce qui  peut être considéré comme un acte manqué, car ils font ce qui est contraire à ce qu’on leur dit de faire. Ils paraissent alors incompréhensibles, incohérents (termes de Freud dans Métapsychologie) au lieu d'être conscients. On peut donc dire qu’ils sont inconscients et en déficit de sens.

Enfin, on peut faire une dernière référence entre "Barbe bleue", conte publié en 1697 par Charles Perrault et "La chèvre de Mr Seguin", car dans ces contes les deux personnages, celui de Blanquette et de la femme de Barbe bleue, savent qu’il y a un interdit et un danger si on le franchit. Or, pour les deux, la tentation dépasse la conscience, le contrôle de sois, la raison. Même si les deux personnages regrettent leurs actions, l’inconscient a franchit la limite du conscient comme l’affirme Freud, contredisant donc la thèse d’Husserl qui, sur la base du travail de Descartes, affirmait que tous nos actes sont intentionnels, et faits de manière réfléchie, orientée.
Cependant, pour Freud, cette thèse n’est pas plausible car parfois nos actes ne correspondent pas à ce qui nous est demandé, ou à nos pensées, nos envie initiales et nous serions alors tous considérés, dès que cela arrive, comme incompréhensibles, incohérents. Ce sont bien là des actes manqués. Ainsi, on aurait donc des contenus de pensées, inaccessibles pour la pensée elle même.

 

 

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