NB : tous les extraits vidéo sont consultables sur la chaîne youtube de F. Grolleau
Retour récapitulatif sur la séance 6
- retour sur la position de Platon et son idéalisme (séance 4) : en n'invalidant pas purement et simplement la doxa, Platon pose que l’on est condamné à passer par le corps pour arriver à l’esprit - lequel doit imposer sa loi au corps (cf la position de Nietzsche condamnant cette lecture et se moquant de "l'arrière-monde" platonicien)
Reprise de la position d'Alain sur el cube avec Leibniz et "les petites perceptions"
voir le problème de la vision tronquée issue de la "Caverne" : tout voyant est-il un voyeur ? toute vision (caverneuse/grot-t-esque) est-elle un voyeurisme ? - ce qui serait dénoncé dans la plupart des supports vu au fil des séances
Cf. "La vue de Platon, un éblouissement"
Reprise des 2 extraits vus à la fin de la séance :
The Circle (James Ponsoldt, 2017) - ou la figure de la transparence de la vision et du cercle du savoir comme totalitarisme - et Rear window (Hitchcock, 1954, s'arrêter en particulier pour ce dernier sur l'analyse du générique)
The Circle : un film à la "Black Mirror" sur les dangers des réseaux sociaux
Le long-métrage voit Emma Watson évoluer dans une entreprise américaine de la Silicon Valley repoussant les limites des libertés individuelles.
"Savoir, c'est bien. Tout savoir, c'est mieux." C'est sur ce postulat que repose The Circle. Adapté du roman de Dave Eggers, ce thriller technologique plonge le spectateur dans le futur et dans l'univers des réseaux sociaux, abordant au passage de nombreuses problématiques dans l'air du temps : devons-nous vivre dans un monde où la transparence totale règne ? Sommes nous capable de résister à un monde totalement connecté ?
Pour parler de liberté individuelles et des dangers des réseaux sociaux, le réalisateur James Ponsoldt décide de suivre le quotidien d'une entreprise de la Silicon Valley qui a développé un réseau social révolutionnaire, TruYou. Emma Watson y interprète Mae, une jeune femme engagée dans une grande entreprise de nouvelles technologies et de réseaux sociaux, The Circle. La protagoniste va peu à peu gravir les échelons, jusqu'à participer à une expérience révolutionnaire : elle consent à exposer sa vie entière sur le réseau social, repoussant les limites de la liberté individuelle. Très vite, ses actions dans cette entreprise vont impacter à la fois ses proches, mais aussi la société entière.
Un futur qui n'a jamais semblé aussi proche
Caméras de surveillances qui filment les moindres faits et gestes, des live quotidiens que chacun peut observer et commenter, des données stockées qui peuvent devenir publiques à n’importe quel moment… The Circle propose une vision cauchemardesque mais bien réelle de ce que notre obsession numérique peut faire de nous. On ressent désormais le besoin compulsif de tout partager, de s’exprimer, de montrer et surtout de savoir. Le spectateur se retrouve tel un voyeur à observer cette plongée exacerbée dans le tout connecté, sans pouvoir réagir. Le futur dépeint ne semble jamais trop lointain. Pire, ce qui s’y passe pourrait se dérouler ici et maintenant.
Jusqu'où peut-on aller pour changer le monde ?
L’intrigue de The Circle met du temps avant de se mettre en place. Mais dès que le propos du film commence à être esquissé, James Ponsoldt montre qu’il sait mener sa réflexion et frapper les esprits. Ce ne sont pas les nouvelles technologies qui sont critiquées, mais l’usage que l'on en fait. Le long-métrage présente Internet comme une belle création, source possible d'enrichissement personnel et de découvertes. Mais lorsque Mae et ses collègues l'utilisent pour enregistrer la vie de chacun et dévoiler leurs données privées, ils en font un outil de surveillance incontrôlable et terrifiant.
Cette chute dans le cauchemar technologique n'est pourtant pas le fruit de personnes souhaitant limiter les libertés individuelles par pur plaisir. Au contraire, les protagonistes veulent sincèrement changer le monde. Ce sont de véritables visionnaires persuadés que pour développer la démocratie et favoriser les bons comportements, il faut surveiller massivement chaque citoyen. Les scénaristes lancent ainsi un avertissement implacable : de bonnes intentions ne nous préviennent pas de mauvaises actions.
Pour autant, on peut se retrouver circonspect face aux choix de certains personnages. Il est regrettable que les personnages incarnés par John Boyega, Karen Gillan ou même Tom Hanks soient davantage des spectateurs que des acteurs de l'histoire qui se joue devant leurs yeux. Comme s'ils étaient engloutis par le réseau social ou qu'ils se résignaient à ce futur terrifiant.
Le numérique, la nouvelle dystopie qui inspire les cinéastes
The Circle s'inscrit ainsi dans la veine des nombreuses dystopies numériques, fascinées par notre rapport obsessionnel à la technologie. Depuis 2011, la série Black Mirror angoisse les téléspectateurs en décrivant les dérives (souvent mortelles) d'Internet, de la réalité virtuelle ou des réseaux sociaux. Le film Disconnect suit lui aussi cette tendance, dévoilant un environnement où la technologie prend beaucoup trop d'ampleur dans la vie des gens, les éloignant les uns des autres. Au cinéma, 8th Wonderland, Nerve, Adoration et Chatroom ont eux aussi analysé les risques d'un mauvais usage du numérique. Avec son film, James Ponsoldt lance lui aussi un signal d'alarme à ses spectateurs. Mais peut-être qu'en réalité, il est déjà trop tard.
L’un des collègues de l'entreprise révèle comme on va chercher des croissants qu’il sait que le père de Mae souffre de sclérose en plaques. C’est là que la dystopie se dévoile doucement : the Circle centralise toutes les informations de ses utilisateurs. L’entreprise sait littéralement tout de vous, de vos goûts en musique à la marque de votre maillot de bain, en passant par vos allergies et autres informations de santé, y compris sur vos proches. L’entreprise lit vos mails, scanne vos photos, sait où vous avez dîné pour la dernière fois au restaurant. Dans le roman, Mae est mal à l’aise quant à la visibilité de tout son être en ligne, mais n’a même pas le vocabulaire pour le dire : dans le futur immédiat de Dave Eggers, la notion même de vie privée a disparu.
Mais qu’importe ? Tout est si merveilleux au cercle : l’excitation, la jeunesse omniprésente, la fête, les invités. Google est assez proche de Disneyland dans ce rapport entre les salariés et l’entreprise : une fois arrivé au pays des rêves, pourquoi le quitter ?
Le bouquin de Dave Eggers prône ainsi le droit à la déconnexion.
Le logo sur la couverture du roman évoque les circuits d’ordinateur et les connexions entre les gens, sur le fameux Facebook. Le logo du film, lui, rappelle celui de Uber, et insiste donc sur la géolocalisation.
Le logo de The Circle est celui de Uber, inversé
Qu’à cela ne tienne, Mae adore sa boite. Au point d’adopter sa philosophie à l’extrême. Quand le patron charismatique (Tom Hanks) mélange de Steve Jobs et Mark Zuckerberg, présente un nouveau système de mini-caméras utra-perfectionnées, elle est à la fois emballée et suspicieuse. Ces caméras peuvent être installées n’importe où, à la pirate, et filmer tout ce qui se passe. D’une innocente information sur la météo pour le surf, on arrive au visionnage de maints individus dans le monde, à leur insu, naturellement. Le slogan du patron s’avère clair : « Savoir, c’est bien. Tout savoir, c’est mieux. »
Une nuit, Mae manque de se noyer lors d’une balade en kayak. C’est l’une de ces petites caméras planquées là qui permettront son repérage, puis son secours. Dans le livre, il s’agit juste d’une escapade où Mae pique un kayak pour une heure d’aventure. Même cette heure lui est volée, seul instant de liberté totale et de secret pour le personnage. Mae devient l’égérie de The Circle, et les patrons de la boîte en font un exemple pour promouvoir leur système de caméras. Une caméra lui a sauvé la vie, et l’aurait empêchée, dit-elle, de piquer le kayak en question. « Les secrets sont des mensonges, » déclare-t-elle à la foule.
Les personnages de dystopies classiques sont opposés à la transparence totale. Winston, dans 1984, est soulagé que son cerveau soit opaque, et qu’on ne puisse y placer de télécran (caméra de Big Brother). Le premier héros de dystopie, D-503 dans Nous Autres de Zamiatine, vit dans une cité de verre où chacun voit ce que font tous les autres à tout moment.
La transparence façon Black Mirror
Mae est une héroïne différente, elle est "moderne". Elle pense que la transparence est une bonne chose. Elle clame avec fierté, comme beaucoup de jeunes aujourd’hui, n’avoir rien à cacher. Elle le pense au point de devenir « entièrement transparente » et porter elle-même une mini-caméra, qui suivra ses moindres faits et gestes. Elle se retrouve comme Jim Carrey dans Le Truman Show : tout le monde la regarde. Sauf que Mae est consentante. Elle et ravie d’être suivie par des millions de fans en ligne, d’être likée, adulée. Cette étape du film rappelle l’excellent premier épisode de la saison 3 de Black Mirror, « Nosedive, » où la popularité en ligne décide de la classe sociale des individus.
D’avoir tant d’amis virtuels, Mae en oublie ses amis véritables, à savoir Annie et Mercer. Cette transparence totale est lourde à porter pour ses parents qui ont, eux, le sens de la vie privée. Dans le roman, elle les surprend carrément en plein acte sexuel. Ils coupent les ponts pour de bon.
Mae devient la coqueluche de The Circle et, semble-t-il, du monde entier. Grisée par le succès et une nouvelle forme de pouvoir, elle veut faire de ces mini-caméras des outils de surveillance totale, quand elles étaient censées, au départ, être au service du partage d’expériences humaines. Commence alors une traque façon Cops, émission de télé américaine où l’on poursuit en temps réel des criminels qui se font arrêter par la police. Le film aurait dû rester, peut-être, sur ce rythme de traque qui le rendait palpitant. Cette partie évoque aussi l’épisode de Black Mirror, « White Bear, » où une femme est traquée par des centaines d’écrans. Bien sûr, Mae ne s’arrête pas là. Elle est prise à son propre jeu. Puisque tout le monde connaît sa vie privée, le public exige qu’elle retrouve, grâce aux caméras, son ex, Mercer.
Le drame final de The Circle
Et là, c’est le drame. Mercer fuit en voiture. Poursuivi par un drone, il a un accident mortel. Après trois jours de deuil (hum) Mae retourne au turbin, persuadée, non pas de la nocivité du Cercle, mais de la nécessité d’aller plus loin dans la transparence. Elle s’allie à Ty, qui lui, veut dénoncer les agissements du Cercle, notamment les magouilles des deux autres fondateurs, calqués sur les créateurs pseudo-sympathiques de Google, Larry Page et Serguei Brin. Mae invite ainsi, en public et en direct, devant le monde entier, les fondateurs de The Circle à la transparence totale. Elle envoie à tous les employés de la boîte les e-mails secrets des deux compères. Le spectateur pense, à ce moment, que Mae s’est rebellée contre l’entreprise, écœurée qu’elle doit être par la mort de Mercer. Or, le twist final révèle qu’il n’en est rien. On voit Mae partir paisiblement sur son kayak, suivie par des drones qu’elle salue avec le sourire.
La caméra recule, et l’on s’aperçoit, dans un plan qui rappelle la série Black Mirror (encore elle) que chacun est surveillé. Les caméras sont partout. Mae a trahi Ty. Sa dénonciation des deux fondateurs ne visait pas à détruire The Circle, mais au contraire accompagner l’entreprise vers la prochaine étape : la transparence totale, pour tous.
Différences entre le film et le livre
Dans le livre de Dave Eggers, Mae ne dénonce en rien ses patrons. Elle leur livre Ty, au contraire. Voyant Annie dans le coma sur un lit d’hôpital, elle veut carrément que les pensées de tous soient lisibles. La grande originalité du bouquin – et, dans une moindre mesure, du film – est que l’on s’attache à une héroïne qui s’avère être du « mauvais côté » où en tout cas du côté effrayant de la morale. On a en réalité suivi une jeune fille si accro aux réseaux sociaux et à la vie privée des autres qu’elle tombe dans une forme de fanatisme, où elle impose à tous la transparence totale. Le rêve des patrons de la boîte, puis de Mae, est de parvenir à refermer le cercle, ce qui est une définition du totalitarisme. : tout savoir sur tout le monde, à tout moment. James Ponsoldt n’a pas été jusqu’au vœu de Mae de lire dans les pensées de ses concitoyens. The Circle aurait mérité d’être plus sombre.
Pamphlet pour le droit à la solitude, aux rapports humains véritables et à la vie privée, The Circle dit aux jeunes, avec talent, qu’il est bon d’avoir des choses à cacher.
Un monde de l’autosurveillance
Alors, doit-on s’étonner de cette scène du début du film où deux employés modèles et gentiment intrusifs font mine de s’étonner devant Mae (est-elle malade ? A-t-elle quelque chose à cacher, à se reprocher ?) qu’elle « communique » si peu sur son compte, qu’elle se dévoile si peu, y compris pendant son temps passé hors de l’entreprise, durant ses soirées et le week-end ?
Car lui assènent-ils, à la suite de leur gourou Eamon Bailey (sorte de Steve Jobs incarné par Tom Hanks), dans un sabir tenant autant du mantra que de la menace : « Les secrets sont des mensonges », « La vie privée est un vol », etc. (on songe aux fameux paradoxes formulés dans la novlangue de 1984 : « La guerre, c’est la paix » ; « La liberté, c’est l’esclavage »…). La discrétion est par conséquent suspecte, hostile à l’unité du groupe. S’octroyer un espace d’intimité, c’est dissoner dans le ton monochrome de l’ensemble globalisé, soumis à la transparence totale.
Exagéré ? Sans doute, mais n’est-ce pas le propre vertueux de la fiction dite d’anticipation que de forcer le trait pour pointer les dangers du présent aventureux ? Et, à y regarder de plus près, n’observe-t-on pas aujourd’hui quelque bienveillance, au motif impérieux de la sécurité ou du progrès inéluctable (émancipateur?), à l’idée d’être vu, épié et filmé dès lors que l’on circule dans l’espace public ? N’y a-t-il pas quelque tyrannie, parfaitement intégrée, autorisée, acceptée de nos jours, à être connecté en permanence, à être joignable ou repérable à tout moment, faute de quoi on s’exclurait (ou serait exclu), on serait coupé du lien, sorti de la grande boucle communautaire ? Outre les nombreuses traces laissées derrière nous depuis belle lurette par nos outils informatiques, puces électroniques et autre matériel d’observation, le maillage délateur des smartphones et de la vidéo-surveillance n’est-il pas déjà là, attendus et désirés par tous ?
Récit d’anticipation, The Circle nous rappelle à l’ordre (ancien). Il interroge notre capacité à résister aux sirènes du grand-tout connecté. Il nous invite surtout à demeurer vigilants – intransigeants – sur la question primordiale des libertés individuelles et de la vie privée.
source :
https://actualites.ecoledeslettres.fr/arts/cinema/the-circle-de-james-ponsoldt/
Analyse de l'affiche du film à propos du voyeurisme :
Où sont les stars ? En bas de l’affiche. Même si le nom de James Stewart est ce qu’on lit en premier, l’image de l’acteur est écrasée par d’autres images, et Grace Kelly subit le même sort, en plus d’être en partie cachée par son partenaire. On devrait en déduire qu’elle n’a ici qu’un rôle d’arrière-plan, ce qui est pourtant loin d’être le cas. Au moins la petite place laissée à l’image de James Stewart ne donne-t-elle pas une indication
fausse sur son personnage dans Fenêtre sur cour : Jeff est montré dans une attitude typique, jumelles en main.
Ces jumelles dramatisent le thème du regard : puisqu’il ne s’agit plus de regarder normalement, on pourrait en conclure qu’il s’agit de regarder anormalement. C’est ce que fait Lisa-Grace Kelly dans le film (lorsqu’elle accuse Jeff d’avoir développé une curiosité maladive pour ses voisins et en prend pour preuve qu’il les observe désormais avec des jumelles). C’est ce que fait aussi cette affiche.
Les éléments principaux illustrent en effet une vision qui est d’emblée voyeuriste. Sur un mur de briques de teinte justement moins brique que rouge (couleur de l’interdit), se détachent deux fenêtres-écrans comme celles qu’on verra dans le film. Mais le choix des saynètes qui se jouent dans ces cadres est particulier. En haut (alors qu’elle vit à l’étage le plus bas), Miss Lonelyhearts est enlacée par un homme : cette présence masculine semble pressante, pesante, faisant surgir une intimité embarrassante (face à ce spectacle, Lisa décidera de baisser les stores). On est aussi dans l’intimité avec l’image de Miss Torso en sous-vêtements : là non plus, la fenêtre n’est pas la bonne si l’on se réfère à ce qui est montré dans le film et la jeune femme, déshabillée ici sans raison (on ne peut comprendre qu’elle danse presque comme une gymnaste), paraît plus sulfureuse qu’à l’écran.
L’affiche manipule donc le décor afin de nous offrir un spectacle le plus orienté possible : les femmes en sont le centre, leur vie privée s’étale aux yeux de tous, et bien sûr surtout des hommes qui, eux, ne baisseront pas les stores (mais prendront des jumelles). C’est l’aspect audacieux et transgressif de Fenêtre sur cour qui est mis en avant par cette affiche où les femmes sont la proie des regards. Pour le souligner, un personnage inexistant dans le film a même été rajouté : caché derrière les rideaux, un inconnu est sur le point de se jeter sur Miss Torso. L’indice du crime est ainsi fourni, mais le crime change de nature : au lieu d’un drame conjugal (le meurtre de Madame Thorwald par son mari), on nous montre ici les prémices d’une affaire de mœurs, l’agression d’une femme par un voyeur, comme cela sera le cas dans un autre film d’Hitchcock, Psychose.
Il s’agit donc de créer une atmosphère, la plus trouble possible, afin d’assurer le public que, depuis cette Fenêtre sur cour, il en verra de belles. Et qu’il n’échappera pas au grand frisson. Celui du voyeurisme.
PISTES DE TRAVAIL
• On peut partir de ce que cette affiche a de troublant : James Stewart, en partie caché par le bas du cadre, réduit à ses jumelles proéminentes, à son activité de voyeur et comme encouragé par la femme qui se cache à demi derrière lui.
• S’y ajoute l’inversion du dispositif voyeuriste : le décor immense dévoilant les objets de ce regard situé derrière Jeff, comme dans sa tête...
Fenêtre sur cour : Interdit de regarder ? Envie de voir
« La peine infligée aux voyeurs dans l’État de New York est de six mois en maison de correction », annonce Stella en arrivant chez Jeff, surpris en train d’épier ses voisins. Le sous-titrage français traduit cette mise en garde en la simplifiant : « L’intrusion dans la vie privée est répréhensible ». Il est vrai qu’on ne peut en dire
davantage : il n’existe pas, en France, de délit de voyeurisme, mais seulement un délit d’atteinte à la vie privée, inscrit dans le code pénal. Ce qui est interdit est alors « la fixation, l’enregistrement ou la transmission, sans le consentement de leur sujet, de l’image d’une personne se trouvant dans un lieu privé. » Autrement
dit, on peut voir tant qu’on ne transforme pas ce qu’on a vu en image, en spectacle. On peut regarder tant qu’on ne montre pas. On notera ici que, selon la même logique, si le voyeurisme n’est pas répréhensible, l’exhibitionnisme peut l’être, en tant que forme de harcèlement sexuel.
Le regard nous met aisément sur la piste d’un intérêt orienté vers ce qui doit rester caché. L’interdiction de regarder tourne en somme autour de deux tabous : le sexe et la mort. Eros et Thanatos. Il ne faut pas aller regarder derrière la porte, on verrait des corps nus, on découvrirait les secrets de l’intime (la scène primitive freudienne), ou on verrait des corps morts (la scène du crime des épouses de Barbe-Bleue). Là où la Loi ne
légifère pas, la morale peut décréter le regard hors-la-loi. Hitchcock en fit l’expérience puisqu’il lui fallut souvent affronter la censure qui s’exerça sur le cinéma américain de 1934 à 1966, sous le nom de Code Hays. Un véritable corset de règles enserrant la création pour tenter d’y empêcher le moindre souffle d’immoralité.
(...) Fenêtre sur cour choisit donc son camp : celui de la liberté du regard, celui de la curiosité spontanée, naturelle : apprécier le spectacle de Miss Torso est au fond un signe de bonne santé (envie et vie se répondent). On a ici affaire à un voyeurisme de bon voisinage, et l’antinomie des termes montre que Hitchcock a voulu (a dû) ôter à la situation son possible tour pervers. Son film annonce en cela la libération des mœurs, une façon décomplexée d’habituer son corps et de jouir de son regard sans (forcément) penser à mal.
Mais on peut voir également ici une sorte de préhistoire de la télévision qui offre aujourd’hui en spectacle l’intimité de jeunes gens inconnus qui pourraient être nos voisins. Dans les programmes de cette téléréalité, lancée en France en 2001 avec Loft Story, le regard n’est plus interdit, tabou ou décomplexé : il se nourrit d’interdits de façon, justement, décomplexée, il attise les tabous pour mieux les briser et fabriquer une curiosité artificielle, trafiquée. Tout est étalé par écrans interposés. La notion même de regard disparaît : il s’agit de se rincer l’œil. Cette forme de télévision est donc souvent dite voyeuriste et son audience, considérable, peut assurément reprendre à sa compte la réplique de Stella :
« Nous sommes devenus une race de voyeurs ».
voir le dossier CNC en ligne
---> faire le lien avec la "servitude volontaire" dénoncée par La Boétie
---> insister sur la relation entre le cercle ("Le Cercle" : l'interaction entre Mind et Colapse vue séance 1) ) et la transparence
---> Sur le rapport entre, oeil, vision, conscience (perceptive) de soi et d'autrui, désir, voir :
Oeil, iris et pulsion scopique dans Dracula (Coppola, 1992)
Notes des étudiant(e)s sur cette séance
Voir la séance 8
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