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Descartes et le morceau de cire ("Méditations métaphysiques" (1641), "Deuxième Méditation")

Publié le 11 Octobre 2021, 08:39am

Catégories : #Philo (textes - corrigés)

Descartes et le morceau de cire ("Méditations métaphysiques" (1641), "Deuxième Méditation")

"Commençons par la considération des choses les plus communes, et que nous croyons comprendre le plus distinctement, à savoir les corps que nous touchons et que nous voyons. Je n'entends pas parler des corps en général, car ces notions générales sont d'ordinaire plus confuses, mais de quelqu'un en particulier. 
Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d'être tiré de la ruche : il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il contenait, il retient encore quelque chose de l'odeur des fleurs dont il a été recueilli ; sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes ; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. Enfin, toutes les choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps se rencontrent en celui-ci.
Mais voici que, cependant que je parle, on l'approche du feu : ce qui y restait de sa saveur s'exhale, l'odeur s'évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s'échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoiqu'on le frappe, il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-elle après ce changement ? Il faut avouer qu'elle demeure et personne ne le peut nier. Qu'est-ce donc que l'on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction ? Certes ce ne peut être rien de tout ce que j'y ai remarqué par l'entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, ou l'odorat, ou la vue, ou l'attouchement ou l'ouïe, se trouvent changées, et cependant la même cire demeure.
Peut-être était-ce ce que je pense maintenant, à savoir que la cire n'était pas ni cette douceur de miel, ni cette agréable odeur de fleurs, ni cette blancheur, ni cette figure, ni ce son, mais seulement un corps qui un peu auparavant me paraissait sous ces formes, et qui maintenant se fait remarquer sous d'autres. Mais qu'est-ce, précisément parlant, que j'imagine, lorsque je la conçois en cette sorte ? Considérons-la attentivement, et éloignant toutes les choses qui n'appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d'étendu, de flexible et de muable. 
Or, qu'est-ce que cela : flexible et muable ? N'est-ce pas que j'imagine que cette cire, étant ronde, est capable de devenir carrée, et de passer du carré en une figure triangulaire ? Non certes, ce n'est pas cela, puisque je la conçois capable de recevoir une infinité de semblables changements et je ne saurais néanmoins parcourir cette infinité par mon imagination, et par conséquent cette conception que j'ai de la cire ne s'accomplit pas par la faculté d'imaginer.
Qu'est-ce maintenant que cette extension ? N'est-elle pas aussi inconnue, puisque dans la cire qui se fond elle augmente, et se trouve encore plus grande quand elle est entièrement fondue, et beaucoup plus encore quand la chaleur augmente davantage ? Et je ne concevrais pas clairement et selon la vérité ce que c'est que la cire, si je ne pensais qu'elle est capable de recevoir plus de variétés selon l'extension, que je n'en ai jamais imaginé. 
Il faut donc que je tombe d'accord, que je ne saurais pas même concevoir par l'imagination ce que c'est que cette cire, et qu'il n'y a que mon entendement seul qui le conçoive ; je dis ce morceau de cire en particulier, car pour la cire en général, il est encore plus évident.
Or quelle est cette cire qui ne peut être conçue que par l'entendement ou l'esprit ? Certes c'est la même que je vois, que je touche, que j'imagine, et la même que je connaissais dès le commencement. Mais ce qui est à remarquer, sa perception, ou bien l'action par laquelle on l'aperçoit n'est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l'a jamais été, quoiqu'il semblât ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l'esprit, laquelle peut être imparfaite et confuse, comme elle était auparavant, ou bien claire et distincte, comme elle est à présent, selon que mon attention se porte plus ou moins aux choses qui sont en elle et dont elle est composée."

- René Descartes, Méditations métaphysiques (1641), "Deuxième Méditation", in Oeuvres et lettres, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1953, p. 279-281.

 

Les Méditations métaphysiques (1641) suivent l'ordre des raisons, c'est-à-dire l'ordre analytique de la découverte. Au cours des six méditations qui composent cet ouvrage, René Descartes (1596-1650) part du doute pour établir sa première certitude qui est celle du cogito. Il remarque ensuite qu'il existe en nous une idée dont on ne peut être l'auteur : l'idée d'infini. Il en déduit l'existence d'une réalité correspondant à cette idée : Dieu. Ce Dieu étant parfait, il ne peut vouloir me tromper, ce qui incline à penser qu'il existe une relation de vérité entre nos impressions et les corps extérieurs. Cependant, il convient de se méfier des informations que nous transmettent les sens. Il existe en effet selon Descartes un écart entre notre entendement fini et notre volonté infinie. En voulant trop rapidement connaître, on risque de se tromper, de mal interpréter ces informations, d'où l'importance de recourir uniquement à des représentations claires et distinctes.

Le texte ci-dessous constitue le célèbre exemple du morceau de cire. Il est issu de la Deuxième Méditation dont le sous-titre est "De la nature de l'esprit humain ; et qu'il est plus aisé à connaître que le corps". Cette affirmation que l'esprit est plus facile à connaître que le corps va à l'encontre de l'opinion commune. Elle découle du cogito qui pose comme vérité première la transparence de la substance pensante à elle-même : lorsque je suis en train de penser, j'existe. Le cogito peut ainsi être interprété à la fois comme une intuition ("je suis, j'existe") et comme une déduction ("je pense, donc je suis"), il reste dans tous les cas un acte de l'entendement. Or Descartes estime que l'on ne connaît clairement et distinctement qu'au moyen de l'entendement.

L'exemple du morceau de cire est célèbre dans l'histoire de de la philosophie. A travers lui, Descartes montre qu'une même matière peut faire l'objet de différentes sensations lorsqu'elle subit une modification. La cire d'abeilles n'est pas choisie par hasard : elle change radicalement d'aspect lorsqu'on la chauffe. Lorsqu'on la tire de la ruche, elle conserve son odeur de miel, elle a une certaine couleur, une certaine forme. Elle est dure au toucher et elle rend un son quand on la frappe. Tous les sens, goût, odorat, vue, toucher, ouïe permettent de distinguer qu'elle est de la cire. Mais l'expérience qui consiste à l'approcher du feu conduit à modifier notre perception du morceau du cire : sa saveur s'exhale, son odeur s'évanouit, sa couleur change, sa figure se perd. Comme il chauffe, il n'est plus possible de le toucher et à l'état liquide, il ne rend plus aucun son. Toutes les informations que nous transmettaient les sens sur les qualités du morceau de cire ont changé.

Pourtant, le morceau de cire chaud reste le même morceau que celui qui était froid. D'où la question que se pose Descartes : "qu'est-ce donc que l'on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction ?" Il faut d'emblée rejeter l'idée que ce seraient les sens qui nous renseigneraient sur cette identité du morceau de cire : en effet, le goût, l'odorat, la vue, le toucher et l'ouïe ont tous changé. Si l'on examine ensuite le morceau de cire en faisant abstraction de toutes ses qualités contradictoires, que reste-t-il ? "Quelque chose d'étendu, de flexible et de muable" répond Descartes. On le comprend, ce ne sont pas les sens qui nous donnent l'information de ce qu'est la cire, mais une opération consistant à faire abstraction de ses diverses qualités contradictoires et à maintenir uniquement celles qui demeurent. On s'orienterait à ce stade vers une faculté de représentation. Descartes va donc se demander si c'est l'imagination qui permettrait cette opération de connaissance.

L'imagination au sens cartésien n'est pas à comprendre comme une faculté d'invention (ce qu'on appelle plus proprement la fantaisie) mais comme une faculté de se représenter les choses de manière sensible. La réponse est ici encore négative : on conçoit que la cire est flexible et muable, c'est-à-dire capable de recevoir une infinité de variation de formes (ronde, carrée, triangulaire), mais l'imagination ne peut se représenter l'ensemble de ses formes possibles. De même, on conçoit que la cire est étendue, mais cette extension dépend si étroitement de la température à laquelle elle est soumise que l'imagination ne peut envisager toutes les dimensions possibles de cette cire. Bref, l'imagination n'est pas capable de nous renseigner sur ce qu'est la cire en elle-même. Il reste donc plus qu'une seule solution, c'est l'entendement qui permet d'appréhender ce qu'elle est : "je ne saurais pas même concevoir par l'imagination ce que c'est que cette cire, et qu'il n'y a que mon entendement seul qui le conçoive".

La cire telle que se la représente l'entendement est la même que celle que l'on connaît au moyen des sens. Mais la différence est que la perception de la cire, ou bien précise Descartes, "l'action par laquelle on l'aperçoit", c'est-à-dire l'action qui permet d'associer plusieurs sensations à un objet précis, d'identifier une matière comme étant un morceau de cire, autrement dit de percevoir et de reconnaître (apercevoir) ce dont il s'agit, relève ni des sens, ni de l'imagination, mais constitue "une inspection de l'esprit". C'est dire donc que seul l'entendement permet de connaître la nature des choses. Il procède pour cela par abstraction, c'est-à-dire par idées. Cette inspection nous dit Descartes, peut être de deux sortes :
"imparfaite et confuse" : il y a ici une marge d'erreur possible, ce que nous percevons est encore mal conçu par l'esprit, il faut donc faire fonctionner son jugement, son entendement, en poursuivant l'analyse ;
"claire et distincte" : on retrouve là le critère de la vérité pour Descartes, une chose est vraie lorsque mon esprit la conçoit clairement et distinctement, qu'elle devient une évidence, une intuition. Or on parvient à un tel résultat une fois seulement que l'on a étudié attentivement la cire, envisagée ses qualités et déduit lesquelles demeurent quoiqu'il advienne.

Pour Descartes, l'esprit est plus aisé à connaître que le morceau de cire car l'esprit est une présence immédiate à soi. La pensée n'a toujours affaire qu'à elle-même alors que lorsqu'on s'intéresse au monde des objets, il faut patiemment décomposer le réel en idées claires et distinctes. Pour Descartes, la perception est une interprétation, c'est l'entendement qui recompose le donné sensible soit imparfaitement et confusément, soit clairement et distinctement. Cette théorie peut être qualifiée d'intellectualiste dans la mesure où c'est l'intellect qui structure les apparences. La perception et la conception se confondent.

Peu après ce texte, Descartes livre un autre exemple, celui de la vision à travers une fenêtre d'hommes qui passent dans la rue. C'est mon esprit en portant un jugement sur ma perception qui va pouvoir déterminer que les chapeaux et les manteaux recouvrant des automates sont bien des "hommes". Le jugement rend possible la perception en ce qu'il retraduit les sensations en idées. En outre, on peut voir dans cet autre exemple que le "je pense" est premier par rapport aux choses et aux autres hommes. Toute altérité doit donc être considérée comme une donnée externe alors que la conscience est une donnée interne immédiate. C'est pourquoi on a pu reprocher à Descartes de tomber dans une forme de solipsisme, situation métaphysique dans laquelle seul le moi est assuré d'exister, l'existence du monde extérieur (et d'autrui) restant toujours une donnée seconde dans l'ordre de la découverte par rapport à celle de ma propre conscience.

source :
http://philocite.blogspot.com/2016/11/il-ny-que-mon-entendement-seul-qui.html

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