Thomas Jones, Le Poète, 1774, huile sur toile, 168 x 114,5 cm, National Museum Wales, pays de Galles
Sujet
Expliquez le texte suivant :
"Si au moins nous pouvions découvrir chez nous ou chez nos semblables une activité apparentée d’une manière ou d’une autre à ce que fait le poète ! L’investigation de celle-ci nous permettrait d’espérer acquérir un premier éclaircissement sur l’activité créatrice du poète. Et effectivement, une telle perspective existe – les poètes eux-mêmes d’ailleurs aiment à réduire l’écart entre leur particularité et l’essence humaine en général ; ils nous assurent si fréquemment qu’en tout homme se cache un poète et que le dernier poète ne mourra qu’avec le dernier homme. Ne devrions-nous pas chercher déjà chez l’enfant les premières traces d’une activité poétique ? L’occupation la plus chère et la plus intense de l’enfant est le jeu. Peut-être sommes-nous en droit de dire : tout enfant qui joue se comporte comme un poète en tant qu’il se crée son propre monde ou, pour parler plus exactement, transporte les choses de son monde dans un ordre nouveau à sa convenance. Ce serait un tort de croire qu’il ne prend pas ce monde au sérieux, au contraire, il prend son jeu très au sérieux, il s’y investit beaucoup affectivement. Le contraire du jeu n’est pas le sérieux, mais la réalité. En dépit de son investissement affectif, l’enfant distingue fort bien son monde de jeu de la réalité, et il étaye(1) volontiers les objets et les circonstances qu’il a imaginés sur des choses palpables et visibles du monde réel. Rien d’autre que cet étayage ne distingue encore l’« activité de jeu » de l’enfant de l’« activité imaginaire ». Or le poète fait la même chose que l’enfant qui joue ; il crée un monde imaginaire qu’il prend très au sérieux, c’est-à-dire qu’il l’investit affectivement tout en le séparant strictement de la réalité."
Freud, Le poète et l’activité de fantaisie (1907)
(1) « étayer » : appuyer, faire reposer
Rédaction de la copie
Le candidat a le choix entre deux manières de rédiger l’explication de texte.
Il peut :
- soit répondre dans l’ordre, de manière précise et développée, aux questions posées (option n°1);
- soit suivre le développement de son choix (option n°2).
Il indique son option de rédaction (option n°1 ou option n°2) au début de sa copie.
Questions de l’option n°1 A.
Éléments d’analyse
1. Expliquez l’expression « en tout homme se cache un poète ». Cela correspond-il à l’idée que nous nous faisons ordinairement de l’artiste ?
2. Quelles sont d’après le texte les caractéristiques du jeu de l’enfant ? En quoi ressemble-t-il à l’activité du poète ?
3. En quel sens peut-on dire qu’un poète, et plus généralement qu’un artiste, crée son propre monde ?
B. Éléments de synthèse
1. Quelle est la question à laquelle l’auteur tente ici de répondre ?
2. Dégagez les différents moments de l’argumentation.
3. En vous appuyant sur les éléments précédents, dégagez l’idée principale du texte
C. Commentaire
1. Pourquoi le contraire du jeu n’est-il pas le sérieux, mais la réalité ?
2. Quel sens donner, à partir de ce texte, à l’idée d’un travail artistique ?
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Commentaire (option 1)
Éléments d’analyse
Expliquez l’expression « en tout homme se cache un poète ». Cela correspond-il à l’idée que nous nous faisons ordinairement de l’artiste ?
Dans ce texte, Freud s’intéresse à « l’activité créatrice du poète » et, puisque cela est logiquement lié, soulève la question de savoir de quelle nature doit être un homme pour devenir poète. D’où vient le « génie » ou le « talent » dont serait doté celui qui se révèlera poète ? S’agit-il d’un homme hors du commun, ou au contraire d’un homme (et d’un travail) comme les autres ?
La phrase « en tout homme se cache un poète » répond à ces questions en indiquant que les qualités nécessaires pour devenir poète et, nous pourrions dire plus généralement, artiste (poète au sens de créateur), ne sont pas exceptionnelles. Dire qu’en tout homme se cache un poète, cela signifie que ce qui permet à un individu de devenir poète ou artiste est universellement partagé : cela revient donc, comme le formule le texte, à « réduire l’écart entre leur particularité [de l’artiste] et l’essence humaine ».
Cela peut aller à l’encontre de la conception ou de la représentation ordinaire que nous nous faisons de l’artiste, car nous voyons dans les créateurs plutôt des êtres exceptionnels, dotés d’un talent qui serait rare voire unique. L’idée de génie rend compte de ce caractère prétendument hors-norme de l’artiste. Au contraire, Freud nous dit dans ce premier paragraphe que les poètes sont des hommes comme les autres.
Quelles sont d’après le texte les caractéristiques du jeu de l’enfant ? En quoi ressemble-t-il à l’activité du poète ?
Dans ce deuxième paragraphe, Freud analyse le jeu de l’enfant comme portant « les premières traces d’une activité poétique ». En effet, ce qui caractérise le jeu n’est pas son manque de sérieux. On aurait tendance, pourtant, à considérer que le jeu se définit comme une activité gratuite, désintéressée et non productrice, qui s’opposerait par exemple au sérieux du travail. Toutefois – et c’est l’intérêt de la comparaison que fait Freud –, quand l’enfant joue, il est pleinement dans cette activité qu’il « prend au sérieux », c’est-à-dire qu’il s’y investit pleinement. Ce n’est donc pas le manque de sérieux qui caractérise le jeu de l’enfant, mais le fait que l’enfant, dans le jeu, « crée son propre monde » et y transpose des éléments de la réalité, qu’il transporte dans ce monde pour l’étayer et y instaurer un « ordre nouveau » dont il est pleinement le maître. Le jeu se caractérise donc non pas par son manque de sérieux, mais par l’imagination qui y est mobilisée pour créer ce monde nouveau dans lequel l’enfant va s’investir et dont la caractéristique principale est d’être strictement distinct de la réalité.
C’est précisément ce qui permet de faire le parallèle entre le jeu de l’enfant et l’activité créatrice du poète et de l’artiste, comme l’indique la dernière phrase de ce paragraphe : il n’y a que peu de différence entre « l’activité de jeu » de l’enfant et « l’activité imaginaire ». C’est ce qu’indique également la dernière phrase du texte : « Le poète fait la même chose que l’enfant qui joue ; il crée un monde imaginaire qu’il prend très au sérieux. » Le jeu ressemble à l’activité du poète car tous deux consistent à créer un monde imaginaire.
En quel sens peut-on dire qu’un poète, et plus généralement qu’un artiste, crée son propre monde ?
Dans la description que propose Freud du travail de l’artiste, il met en avant la dimension proprement créatrice. Dès lors, l’idée d’une création suppose la mobilisation de l’imagination par laquelle l’artiste va inventer, produire un ensemble d’images. On peut donc en conclure qu’il crée son propre monde pour deux raisons : d’abord parce que – et c’est ce sur quoi insiste Freud dans la description du jeu – l’imaginaire est par définition ce qui n’est pas réel, ce qui s’oppose au réel ; il s’agit donc d’un monde « à côté » de la réalité, et c’est en cela que l’on peut parler d’un monde propre à l’artiste. Ensuite, l’on peut également parler d’un monde propre de l’artiste, dans le sens où l’imaginaire constitue une totalité, un ensemble d’images qui sont liées et qui emmènent le lecteur et le spectateur dans l’esprit de l’artiste, qui les a créées comme le film ou le roman dans lequel je me plonge et qui me font oublier la réalité. Il s’agit alors à la fois d’un monde qui ressemble à celui qui l’a créé, et dans le même temps, d’un monde qui se distingue de la réalité.
Éléments de synthèse
Quelle est la question à laquelle l’auteur tente ici de répondre ?
Dans ce texte, Freud pose deux questions en une. La question qui est posée, comme l’indique le début du texte, est de savoir si le poète et l’artiste constituent des individus hors-norme, des êtres à part au sein de l’humanité, dotés de qualités ou de capacités spéciales que peu d’hommes possèderaient, ou si, au contraire, on peut considérer le poète comme un homme comme les autres. En cherchant une activité qui, chez tout homme, serait similaire à l’activité créatrice, Freud cherche à répondre à une autre question, la plus essentielle dans ce texte, qui est de savoir en quoi consiste l’activité créatrice du poète et de l’artiste (à quelle autre activité peut-on la comparer pour la comprendre ?).
Dégagez les différents moments de l’argumentation
On peut dégager deux grands moments de l’argumentation. Dans un premier moment (premier paragraphe), Freud pose la question de la place de l’artiste et du poète dans l’humanité : sont-ils des hommes comme les autres ou des individus hors-norme ? Cela lui permet de se demander s’il nous est possible de connaître l’activité de l’artiste en la ramenant à une activité avec laquelle nous serions tous familiers.
Dans un deuxième temps (deuxième paragraphe), Freud étaye son propos par la comparaison entre l’activité de jeu de l’enfant et l’activité imaginaire, créatrice du poète. Ce parallèle lui permet de montrer que les artistes sont des hommes comme les autres car ils sont proches de l’enfant que nous avons tous été – et surtout, qu’il existe donc bien une activité que nous avons tous connue et grâce à laquelle nous pouvons savoir en quoi consiste l’activité du poète. Le dernier paragraphe conclut en reprenant clairement l’idée que rien n’oppose l’enfant et le poète : tous deux « créent un monde imaginaire qu’ils prennent très au sérieux » : dans cette phrase, Freud nous livre ainsi une « description » (synthétique) de « l’activité imaginaire » du poète et de l’artiste.
En vous appuyant sur les éléments précédents, dégagez l’idée principale du texte
On peut donc en conclure que l’idée principale du texte est que l’activité créatrice est identique aux jeux de l’enfant que nous avons tous été, et que par ce parallèle, nous pouvons connaître la nature de l’activité du poète.
Commentaire
Pourquoi le contraire du jeu n’est-il pas le sérieux, mais la réalité ?
Dans ce texte, Freud donne une description très précise du jeu. Ce qui le caractérise ce n’est pas, comme nous pourrions le penser, son absence de sérieux. Par sérieux, il ne faut pas entendre la gravité ou l’importance des enjeux qui sont attachés à cette activité. De ce point de vue-là, le jeu est gratuit puisqu’il n’y a pas d’enjeu (le jeu est sans conséquence matérielle, immédiate). Par sérieux, Freud entend ici le fait que l’on prenne, ou pas, une activité au sérieux. Or, l’enfant qui joue, comme il l’indique à plusieurs reprises, prend très au sérieux cette activité dans laquelle il s’« investit affectivement » (l’expression est présente à deux reprises) – au point, d’ailleurs, qu’il est souvent très difficile de l’interrompre ! Le jeu ne peut donc pas être considéré comme une activité qui ne serait pas sérieuse, et c’est en cela aussi que, s’il est sans conséquence matérielle, il n’est pas sans conséquences sur le plan affectif, notamment.
En revanche – et il se trouve que c’est lié –, ce qui fait que le jeu mobilise souvent toute l’attention, l’esprit et l’énergie de l’enfant, c’est précisément que ce dernier s’y plonge dans le monde imaginaire qu’il invente au fur et à mesure de son activité. Si ce monde s’appuie sur des éléments de la réalité qui y sont transposés, comme l’indique Freud (les jouets que l’enfant va utiliser, les rôles qu’il va endosser et imiter, etc…), il s’oppose néanmoins à la réalité car il est fruit de l’imagination de l’enfant – qui, au passage, le coupe souvent du réel qui l’entoure : s’il est dur d’interrompre un enfant qui joue, c’est la plupart du temps d’abord parce que, plongé dans son imagination, celui-ci ne nous entendra même pas l’appeler !
Quel sens donner, à partir de ce texte, à l’idée d’un travail artistique ?
Dans la description que donne Freud du travail artistique, l’auteur insiste sur ce qui, dans ce travail, relève de l’imagination créatrice. L’artiste est en effet associé à l’idée de création, mais dans la création, il y a non seulement l’idée de la fiction issue de l’imagination, mais aussi celle de la fabrication. Dans ce sens, le travail de l’artiste tend vers l’artisanat et suppose un savoir-faire technique. Celui-ci peut sembler évident pour le sculpteur, le danseur ou le peintre ; or le poète ne peut-il ou ne doit-il pas également maîtriser des techniques de versification ? La question que pose le texte en premier lieu nous ramène ainsi à celle du génie : pour créer, suffit-il d’être « génial » (d’avoir l’inspiration ou le talent permettant de créer un monde imaginaire riche), ou faut-il travailler, fournir un effort, un labeur pour fabriquer ou produire l’œuvre ? Ici, en insistant sur l’imagination et en laissant de côté la question de la fabrication, en faisant le parallèle avec le jeu qui, même sérieux, s’oppose à la pénibilité de l’effort, Freud semble indiquer que le travail de l’artiste se distingue radicalement de l’effort ou de la pénibilité du travail artisanal. Toutefois, le texte permet aussi de penser le travail artistique comme accessible à tous. Il ne s’agit donc pas de dévaloriser l’activité créatrice en la comparant à celle de l’enfant : cela permet surtout à Freud de montrer qu’elle ne requiert aucune autre disposition particulière que celle dont nous sommes tous dotés et que nous avons tous pu utiliser et manifester dans nos jeux d’enfants.
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