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"La justice est-elle une affaire d’État ?"

Publié le 7 Mai 2021, 13:18pm

Catégories : #Philo (textes - corrigés)

"La justice est-elle une affaire d’État ?"

Bernardino Mei, Allégorie de la Justice, 1656.

Remarques préliminaires

1. Voilà un sujet qui repose sur une expression du langage courant : « faire de quelque chose une affaire d’État », c’est lui attribuer beaucoup d’importance. L’expression est généralement employée de façon ironique ou dans une tournure négative (« N’en fais pas une affaire d’État ! »). S’il faut prendre la question dans son sens le plus littéral, il n’est pas interdit de faire allusion au sens figuré de cette expression.

2. Dans le cadre de la distinction entre légal et légitime, il faut essayer de décrire des formes de justice qui ne se réduisent pas au « juridique ». Il vaut mieux parler « d’équité » que de « justice morale ». En effet, la confusion de la justice et de la morale est discutable, surtout quand la morale est définie (maladroitement) par l’obéissance aux mœurs.

3. Il est bon de définir des lignes argumentatives précises pour chaque partie (ne pas se contenter d’un oui / non). Pour cela, les repères au programme sont très utiles.

Proposition d’introduction 

Ce n’est pas une affaire d’État », « n’en fais pas une affaire d’État », dit-on parfois pour relativiser l’importance d’un problème. Or, on ne saurait minimiser l’importance de la justice, qui doit être « la première vertu des institutions sociales », comme le dit Rawls dans sa Théorie de la justice.
Faut-il dès lors en faire « l’affaire de l’État », une de ses prérogatives exclusives, ou au contraire, la justice est-elle une affaire trop sérieuse pour la confier exclusivement à un État, qui peut certes définir ce qui est légal, mais non déterminer ce qui est légitime ou non ?

Car le problème est bien là. D’un côté, puisque la justice ne peut exister dans une société où chacun prétend se faire justice soi-même, il est nécessaire de confier son exercice à un tiers, à une institution qui, administrant un territoire et une population, aurait pour fonction de faire respecter les lois et de punir les transgressions. Or telle est bien une des prérogatives fondamentales de l’État. Mais d’un autre côté, la justice n’est-elle pas une norme idéale qui doit régler les pratiques de l’État et que l’État ne saurait plier à sa guise ? Comment donc déléguer l’exercice de la justice à l’État sous risque que l’État ne s’approprie la justice, sans qu’il en fasse son affaire ?

Proposition de plan

I) En pratique, il est nécessaire de déléguer une partie essentielle de l’exercice de la justice à l’État
a) Tout d’abord, il n’y a pas de justice là où chacun peut « se faire justice soi-même ».
Référence possible : Weber, Le Savant et le Politique : « Partout le développement de l’État moderne a pris pour point de départ la volonté d’exproprier les puissances « privées » indépendantes. », l’État « revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime. »
Voir aussi le remarquable texte de Alain, Propos sur les pouvoirs, manuel
b) L’action pacificatrice de l’État est une condition de possibilité des questions de justice.
Référence possible : Hobbes, Léviathan : l’état de nature est un « état de guerre de tous contre tous » où la justice n’a pas sa place. Seule l’institution d’un État fort permet de créer les conditions de la justice. On peut aussi penser à Rousseau, Du contrat social : le passage de l’état de nature à l’état civil permet de substituer dans la conduite de l’homme « la justice à l’instinct ».
c) L’arbitrage de l’État est nécessaire pour définir des solutions de compatibilités entre des requêtes particulières incompatibles. Par exemple, au nom de la liberté d’expression, on peut revendiquer le droit de publier des œuvres licencieuses. Au nom de la protection des mineurs, on peut souhaiter en interdire la publication. Les intuitions subjectives et privées sur ce qui est juste et injuste sont trop diverses et contradictoires pour fonder une société ordonnée. La pratique de la justice requiert des normes publiques.

II) Mais en théorie, la justice est l’affaire de tous. La délégation de l’exercice de la justice à l’État ne saurait être absolue, inconditionnelle
a) Si la justice pénale et civile est l’affaire de l’État, il y a d’autres questions de justice (distributive, rétributive), d’équité, qui ne sont pas exclusivement l’affaire de l’État. Les questions de partage, de notation, de rémunération, etc. posent des problèmes de justice qui ne peuvent tous être réglés par l’État. Souhaiter une extension des prérogatives de l’État nous exposerait au péril d’une forme de « despotisme démocratique » (voir Tocqueville, De la démocratie en Amérique ; voir aussi Mill, De la liberté)
b) Si l’on délègue à l’État l’exercice factuel de la justice, on ne lui délègue pas pour autant le droit absolu de définir le juste et l’injuste. Les références possibles sont nombreuses. Citons en particulier Montesquieu, De l’esprit des lois ; Simone Weil, L’Enracinement.
c) Les pratiques de désobéissance civile, qui consistent à s’écarter d’une légalité jugée illégitime, posent le problème théorique de la part de l’État dans les questions de justice. Définit-il le juste, comme le soutient Hobbes ou est-il lui-même soumis à des normes supérieures ?

III) Comment donc déléguer l’exercice de la justice à l’État sous que l’État ne s’approprie la justice, sans qu’il en fasse son affaire privée ?
a) Si la justice est l’affaire de l’État, un État bien constitué n’a pas tous les droits (autolimitation du pouvoir de l’État par la constitution). Références possibles : Montesquieu, De l’esprit des lois ; Spinoza, Traité politique ; Locke, Le Second traité du gouvernement.
b) Dans un État de droit, l’État est lui-même un justiciable et est soumis à des exigences de publicités. Sur l’État de droit, en plus des références qui précèdent, voir Rawls, Théorie de la justice. Sur l’exigence de publicité, voir Kant, Projet de paix perpétuelle.
c) Enfin, l’État peut être soumis à des juridictions internationales. Sur le cosmopolitisme, voir Kant, Projet de paix perpétuelle.

Conclusion
La justice est une affaire d’État non pas au sens où les États peuvent en disposer à leur guise, mais au sens où ils sont non seulement responsables de l’exercice d’une grande partie de la justice (pénale, civile...) mais aussi parce qu’ils doivent s’organiser de façon interne pour exercer la justice sans se l’approprier, pour garantir une forme d’indépendance de la justice.
C’est dire que plus profondément, que la justice est l’affaire de tous : si les États, en pratique, jouent un rôle essentiel dans la réalisation de la justice, il revient aux citoyens, aux associations, au public, de veiller à ce que les États ne trahissent pas les idéaux desquels ils tirent une partie de leur légitimité.

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