Proposition de traitement (2 h) par Mlle Clémence Georges, lycée Jean Macé de Rennes, TG3, mars 2021.
Sujet : "Un rien de conscience, est-ce une conscience de rien ?"
Selon l’opinion publique, la doxa, la conscience est le fait de savoir, ou plutôt de se savoir. Avoir conscience de soi, de son existence physique, mais aussi avoir conscience de ce qui nous entoure, du monde extérieur, des objets. Cela semble donc prendre en compte l’exhaustivité de ce à quoi on a accès, et suppose donc que la conscience est un concept large, vaste, étendu et destiné à connaître une expansion tout au long de la vie de l’individu auquel elle est rattachée.
Or, peut-on avoir une conscience réduite, voire presque nulle ? Et si cela est possible, alors affirmer "un rien de conscience" n’est-ce pas déjà avoir conscience de quelque chose, auquel cas celle-ci ne serait donc pas "rien" ? Nous pouvons d’ailleurs remarquer que "rien" provient de "res" en latin, qui signifie "chose". Cette origine étymologique illustre donc parfaitement le paradoxe qui fait d’un rien initial un quelque chose final. Mais existe t-il véritablement une conscience vide, et une conscience vide ne demeure t-elle pas encore et toujours une conscience tout de même ? Par ailleurs, n’y a-t-il pas une dualité entre l’être et l’avoir ? Avoir conscience ou être conscient ? Est-il une chose que l’on puisse posséder et être en même temps ? Dans le cas d’une réponse affirmative à cette interrogation, et si l’on considère qu’il peut y avoir une conscience presque nulle, alors peut-on n’avoir ou n’être rien ? Faut-il a minima être conscient de soi ou avoir conscience du reste pour infirmer l’hypothèse d’une conscience de rien ?
Nous verrons dans un premier temps que l’idée d’une conscience de rien s’annule par le fait que l’être conscient prime sur l’avoir conscience, puis nous aborderons la thèse selon laquelle il est possible de réfuter la conscience de rien en ayant conscience du monde extérieur sans en être complètement de soi-même. Enfin, nous étudierons la possibilité qu’il ne faille pas séparer l’être conscient et l’avoir conscience, mais unir les deux afin d’exclure définitivement l’idée d’une conscience de rien.
Tout d’abord, il s’agit donc d’être conscient de soi avant de vouloir avoir conscience. En effet, il faut en premier lieu réussir à être conscient de son propre corps, car il paraît évident que sans cela, nous ne pourrions nous montrer à nous et au monde. Cette conscience corporelle vient progressivement, et l’un de ses penseurs n’est autre que Freud. Effectivement, l’auteur théorise les différents stades par lesquels un enfant passe lorsqu’il prend conscience de sa chair, notamment dans son œuvre Trois essais sur la théorie de la sexualité parue en 1915. Que cela soit pour le stade buccal, anal ou phallique, il est à chaque fois question de tester ses sensibilités, qu’elles soient de plaisir ou de douleur. Ainsi, un être prend d’abord conscience du monde par la conscience de son existence, et en premier lieu par son existence physique.
Par ailleurs, l’être conscient implique en second temps la conscience de sa pensée, de sa possibilité de réfléchir, de sa capacité à s’interroger. En effet, très répandu chez les théoriciens de l’idéalisme, être conscient de sa pensée est primordial. C’est ainsi que Descartes plaide dans Méditations Métaphysiques qu’il faut se détacher du monde sensible, puisque celui-ci nous trompe, et qu’il faut par conséquent se concentrer sur la capacité à réfléchir. Prenons pour exemple un extrait de Tintin au pays de l’or noir, dans lequel les personnages Dupond et Dupont, mis à mal par l’aridité du désert, croient apercevoir une Oasis en plein milieu de celui-ci. Cette illusion d’optique est dûe à l’expérience sensible et le seul moyen d’en sortir est la pensée. De plus, une autre sorte de tromperie existe. Leibniz la décrit dans son livre Les Petites Perceptions, où il explique que face à une chute d’eau l’homme croit entendre un bruit, celui de la cascade, mais qu’en réalité, il est confronté à une infinité de bruits correspondant à l’infinité de gouttelettes d’eau qui constituent cette chute d’eau. Ainsi l’homme, trompé par son ouïe, s’arrête sur un jugement fallacieux. Pour éviter ces illusions, la thèse cartésienne (citée précédemment) utilise le doute de manière hyperbolique afin d’éliminer tout ce dont nous ne pourrions être certains : Descartes prône ainsi le cogito, le "je pense", comme preuve irréfutable de notre existence. Même si nous pensons quelque chose de faux, nous pensons tout de même, et nous sommes conscients de penser. Cela induit donc deux choses : l’être conscient peut précéder l’avoir conscience et dans ce cas, alors la conscience n’est pas de "rien", puisqu’elle est a minima de soi.
Toutefois, nous pouvons nous interroger sur le fait qu’il faille obligatoirement être conscient de soi pour avoir conscience du reste. Effectivement, plusieurs cas peuvent remettre en question cette hypothèse. D’une part, que doit-on penser d’une personne dans le coma ? Son presque néant de conscience d’elle-même lui impose t-elle de n’avoir conscience de rien de ce qu’il se passe autour d’elle? Sans être consciente, ne peut-elle pas avoir conscience ? Plusieurs témoins affirment avoir entendu leurs proches parler, ou le son des machines. D’autre part, dans Vendredi ou la Vie Sauvage de Michel Tournier, le rescapé d’un naufrage se retrouve sur une île déserte. Bien qu’encore conscient de lui-même, nous pouvons nous demander si le fait d’avoir conscience du monde extérieur ne passe pas avant le fait d’être conscient de lui-même. En effet, n’écoute t-il pas alors plus la nature et ce qui l’entoure plutôt que ses sensations ou ses pensées ? Pour survivre ne doit-il pas s’adapter au monde, plus que le monde ne doive s’adapter à lui ? Et dans ce cas, le fait de devoir s’adapter au monde ne passe t-il pas en premier lieu par prendre en considération de quoi celui-ci est fait et comment il fonctionne ?
De surcroît, selon La Politique d’Aristote, "l’homme est un animal politique" destiné à vivre en communauté dans la polis. Il est presque "condamné" à vivre avec autrui, et, se mélangeant avec les autres, nous pouvons questionner le fait qu’il soit vraiment lui même. Dans L’Être et le Néant, Sartre prend pour exemple un garçon de café qui joue à être garçon de café, qui se glisse dans un rôle quotidien, qui s’invente une personnalité, qui se fond dans un ensemble de gestes, d’habits et de verbes qui ne sont pas les siens. Il y a ici de quoi réfléchir sur la nature de l’être propre. Si nous ne sommes pas nous même, que l’aliénation est partout, que tout est autrui, alors en quoi la conscience que nous aurions de nous-mêmes ne rentrerait-elle pas aussi dans ce cas de figure ? En quoi ce qu’on appelle "plaisir" n’est-il pas juste "plaisir" parce que les autres le nomment ainsi ? Pourquoi le "je pense" de Descartes ne serait-il pas plutôt le "on me pense" que Rimbaud exprime dans une lettre à Georges Izambard en 1871 ? Le fait d’être conscient de soi ne reviendrait-il pas alors à être conscient de la même chose que son voisin ? Nous ne serions donc plus conscients de l’être que nous sommes, mais conscients de l’avoir à être du monde. Ainsi, il ne s’agirait plus d’être conscient mais d’avoir conscience. Toutefois, cette idée annule la possibilité d’une conscience de rien puisqu’avoir conscience de quelque chose qu’il soit revient à l’impossibilité d’avoir conscience de rien. Reste t-il encore à savoir si "rien" ne peut nécessairement se définir comme quelque chose de quantifiable, et donc dans ce cas savoir si avoir conscience de rien ne peut nécessairement signifier avoir conscience de quelque chose.
Enfin, nous pouvons nous interroger sur la possibilité de concilier les deux. Effectivement, en quoi ne peut-on pas avoir conscience de soi tout en ayant conscience du monde sans que l’un ne passe avant l’autre ? Il semble évident sans corps et sans esprit, nous ne pourrions être conscients, puisque la conscience suppose l’existence. Et alors que l’être conscient est forcément relié au vivant, le "rien", lui, ne l’est pas nécessairement. Cette opposition laisse ainsi penser que les deux propositions ne sont pas compatibles, et donc que la "conscience de rien" ne peut exister si l’on parle d’être conscient. Toutefois, si l’être n’avait rien autour de lui, si l’on pouvait imaginer un vide, comment cet être ferait-il pour prendre conscience de lui-même ? Il s’appuierait évidemment sur le fait qu’il y ait du vide afin de comprendre qu’il est seul, et c’est en cela que le monde extérieur est nécessaire à la conscience de soi. Cette idée est d’ailleurs relatée par Kant dans son œuvre intitulée Critique de la Raison pure avec l’exemple de la colombe, par lequel il explique que sans appui extérieur, l’oiseau ne pourrait prendre son envol. L’être conscient paraît donc difficilement séparable de l’avoir conscience. Il ne faudrait donc pas a minima une conscience de l’être ou une conscience de l’avoir à être pour réfuter la thèse d’une conscience de rien, mais bien les deux.
De plus, que cela concerne la conscience de soi ou la conscience de l’extérieur, on ne peut avoir conscience de tout. Alors qui définirait le minimum de conscience à avoir pour être conscient? Qui définirait le minimum de conscience à être pour avoir conscience ? La solution pour être certains que nous ne sommes pas conscients de rien ne demeure t-elle pas ici dans le fait d’avoir conscience que nous ne pouvons être conscients de tout ? Ne serait-ce pas le minimum de conscience requise pour pouvoir affirmer que nous sommes conscients ? Cela serait défini, universel, connu de tous. Il ne s’agirait plus d’un critère subjectif, d’une chose que certains qualifieraient de "tout" et que d’autres désigneraient de "rien".
Pour conclure, bien que l’être conscient paraisse en premier lieu primer sur l’avoir conscience, celui-ci semble impossible à mettre au second plan puisque l’individu se construit sur les bases du monde qui l’entoure. Il s’agit donc de repousser les thèses selon lesquelles l’un passe avant l’autre, les deux étant complémentaires. Il ne faut donc pas avoir a minima conscience de quelque chose, que cela soit du monde extérieur ou de soi, pour avoir conscience du reste. En revanche, il faut avoir conscience que nous ne sommes pas conscients de tout pour pouvoir affirmer que nous ne sommes pas conscients de rien, ce qui, paradoxalement, semble être rien mais demeure en réalité être le tout.
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