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Causalité, destin et liberté dans "Smoking / No Smoking" (Alain Resnais, 1993)

Publié le 13 Janvier 2021, 16:44pm

Catégories : #Philo & Cinéma, #Ateliers audiovisuels

Causalité, destin et liberté dans "Smoking / No Smoking" (Alain Resnais, 1993)

exercice : lire en même temps les 2 extraits et les illustrer par le prisme du libre arbitre
 
Travelling avant sur un paquet de cigarettes. Fumera, fumera pas ? Selon la décision que prendra le personnage de Sabine Azéma, toute son existence et celle de sa famille, de ses amis, de ses voisins, en seront modifiées. D'où deux films. On s'arrête là ? Non, car à l'intérieur de Smoking et de No smoking, d'autres décisions seront prises par d'autres personnages qui dessineront elles aussi des destins différents. Douze en tout.
 
Smoking/No smoking est l'adaptation de huit pièces du dramaturge anglais Alan Ayckbourn regroupées sous le titre Intimate Exchanges et que l'auteur se plaît à appeler une « orgie théâtrale ». Un projet de cinéma fou (Resnais souhaitait à l'origine en faire huit films différents) qui ne surprend pas si l'on connaît le goût du cinéaste pour les films multiples et les récits entrelacés, d'Hiroshima mon amour aux Herbes folles en passant par La vie est un roman. Smoking/No smoking se déroule dans un petit village anglais. Celia Tisdale, épouse triste d'un directeur d'école avec un penchant pour l'alcool, accueille sur sa terrasse le jardinier Lionel (dans Smoking) ou Miles Coombes, un ami de son mari (dans No smoking). Elle leur dit non ou elle leur dit oui. Ils s'éprennent d'elles ou ils s'en détachent.  « Ou bien... ou bien ». C'est la formule du film (et l'un de ses titres de travail). Chaque instant de nos vies est une intersection possible où une décision, un désir, une parole modifient notre devenir. Choisir une de ses intersections et étudier deux des chemins possibles, c'est ce que fait le film. Il pourrait se multiplier par l'infini une infinité de fois – ou plutôt il ne le peut pas, alors il se multiple par deux, cinq fois. 
 
En un sens, Smoking/No smoking ressemble à ces « livres dont vous êtes le héros » dans lesquels les enfants sont invités à se rendre à une page différente selon la décision qu'ils feront prendre au protagoniste. A la différence majeure qu'ici c'est le livre qui tourne ses propres pages et qui choisit l'ordre dans lequel nous les lirons. Le seul choix que le spectateur puisse faire est celui de regarder d'abord l'un ou l'autre, comme l'illustrait l'amusante bande-annonce du film dans laquelle Azéma et Arditi se disputaient pour savoir lequel de Smoking ou No smoking ils iraient voir en premier. A la rigueur, le DVD du film est peut-être la manière idéale de le voir, avec son chapitrage qui permet de choisir quelle branche de cette arborescence de destins on désire voir et dans quel ordre. Tel quel, le film semble adopter une certaine « résignation », s'achevant immanquablement dans un cimetière (ce n'est pas la conclusion de toutes les branches du récit, mais c'est bien celle de chacun des deux films, choix forcément signifiant). L'exploration des différentes trajectoires possibles des personnages apparaît alors non pas comme une variation sur le libre-arbitre (« ou bien... ou bien », au fond, ce pourrait être une histoire de choix) mais bien au contraire comme une sorte de tragédie où aucun destin ne vient véritablement sauver l'autre, où tous mènent à l'impasse, où aucun échappatoire n'est possible.
 
Perspective étouffante que viennent soutenir les choix esthétiques de Resnais. Intégralement filmé en studio alors même que tout s'y déroule en extérieur, le film dégage une formidable et terrible unité plastique, avec ses décors très travaillés et pittoresques et ses horizons en toiles peintes. Il joue ainsi en permanence avec le sentiment de facticité absolue qu'il suscite. Un sentiment renforcé par un autre parti pris radical, que le film doit à la pièce d'Ayckbourn : l'intégralité (neuf en tout) des rôles est tenue par les seuls Sabine Azéma et Pierre Arditi. Les deux comédiens revêtissent tour à tour les costumes des cinq personnages féminins et des quatre personnages masculins. En plus de l'évidente performance d'acteurs que cela autorise pour eux (ils déploient une palette de jeu exceptionnelle, arborant des looks à chaque fois plus improbables), ce parti pris remet explicitement en cause l'exigence de créer une quelconque illusion de réel : « on n'y croit pas ». La croyance du spectateur dans le monde qui lui est présenté n'est plus la préoccupation : les comédiens sont toujours parfaitement reconnaissables, ils jouent seulement à être, une perruque et un costume leur suffisent pour décider qu'ils sont tel ou tel personnage et pour que nous acquiescions. Alors ce que le film perd (peut-être) en croyance, il le gagne en « honnêteté » et en connivence avec son public. Il n'y a pas de supercherie, le spectateur est sans cesse rendu complice du procédé. Smoking/No smoking est extrêmement ludique de ce point de vue.
 
Probablement le film le plus conceptuel de Resnais, le plus ouvertement théorique aussi (avec, tout de même, Mon oncle d'Amérique), Smoking/No smoking décrit les existences mesquines et futiles de gens banals et ennuyeux, et leur concocte des destins pour le moins insatisfaisants. Le film n'en finit pas d'assumer ses origines théâtrales, en usant notamment des clichés narratifs et formels du vaudeville (amants dans la remise, femmes insatisfaites et maris alcooliques etc.). Mais, plus profondément, il révèle aussi que toutes nos actions peuvent être lues sous deux lumières radicalement différentes : dérisoires ou sublimes, futiles ou profondes. La lâcheté de Miles n'est-elle pas aussi une résignation admirable ? La méchanceté de Toby ne pourrait-elle pas être plutôt une formidable lucidité ? Resnais et Ayckbourn donnent à voir les abîmes qui guettent nos gestes les plus anodins, et les nuances minuscules qui séparent le bonheur du malheur, une vie ratée d'une vie réussie. 
 
Le philosophe américain Stanley Cavell parle du cinéma comme art de l'ordinaire, qui reflète et révèle pour nous nos vies et nos gestes quotidiens. Mais ce quotidien est sans cesse traversé par une étrangeté fondamentale que Cavell désigne sous le nom de scepticisme : un sentiment de perte, d'absence et d'incapacité à toucher, à embrasser totalement le monde et autrui. Le cinéma, mieux que tous les autres arts, sait décrire « ces bouffées d'une atmosphère d'incommunicabilité qui peuvent frôler les contours de toute expérience et de toute position ». Ce sont les mots mal dits, les confessions jamais faites, les décisions toujours repoussées. Elles sont légions dans Smoking/No smoking : Miles ne parvenant pas à avouer ses sentiments à Celia, le projet de boulangerie tombant à l'eau, Rowena ne trouvant jamais les bons mots pour s'exprimer etc. Resnais met bien en scène cette difficulté d'entrer en rapport avec l'autre, ce doute sur la possibilité de comprendre le monde et autrui, cette crainte d'être dans notre rapport au monde voué à l'illusion, à la tromperie ou à la fausseté. Pour Cavell cependant, le cinéma, par sa formidable capacité à reproduire le monde, nous appelle à une réconciliation avec lui qui se traduit idéalement par une recherche active du bonheur, de l'expressivité et de la confiance en soi – de la part des personnages comme des spectateurs. En ce sens, Smoking/No smoking semble tout sauf « cavellien » : la quête du bonheur et la réconciliation avec le monde et autrui y sont par nature impossibles. En effet, comment aimer des personnes qui se ressemblent toutes, comment humer un monde où les falaises embrumées comme les pittoresques jardins anglais ne sont que toiles peintes ? 
 
C'est là la cruauté absolue du film. L'identification du spectateur tenue à distance, les personnages sont comme enfermés dans un monde entièrement faux et artificiel, comme piégés dans des destins factices sur lesquels ils n'ont aucune prise. En même temps, à aucun moment Resnais ne méprise ses personnages, ni ne pointe du doigt ou ne les traite avec condescendance. Il a même pour eux une sorte de tendresse, qui s'exprime par une mise en scène refusant à tout instant le théâtre filmé, jouant avec (et dépassant) l'effet théâtre au moyen des codes du cinéma. D'où, derrière l'exercice de style, derrière l'expérience narrative et formelle, l'émotion quasi intacte qui sauve tout. Quand au début de Smoking, la caméra s'amuse de l'éloignement et du rapprochement successifs des corps, l'un embarrassé l'autre avenant, de Celia et Lionel, notre amitié pour les personnages est scellée. Quand à la fin de No smoking, Resnais filme Toby dans l'encadrement de la porte de la remise érigée en l'honneur de Miles mort cinq ans auparavant, puis observe en plan large son départ du cimetière où soudain Celia apparaît pour aller rendre à son tour hommage à l'ami disparu, la pudeur et la tendresse de l'instant bouleversent. C'est comme si la mise en scène de cinéma sauvait le film de son propre dispositif, comme si elle adoucissait sa mesquinerie, atténuait ses caricatures, introduisait du souffle et de la vie dans sa mécanique déterministe - et libérait, au moins un peu, ces corps et ces visages coincés dans des décors et sous des costumes aussi étouffants que peut l'être le destin.
 
anna marmiesse
 
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