L’un des poèmes les plus connus de Victor Hugo commence par les mots « Demain, dès l’aube… ». Ce poème issu des Contemplations se trouve dans la plupart des anthologies de littérature. Quant à nous, nous allons tourner deux pages et nous intéresser au poème « Mors », dont voici le texte :
« Je vis cette faucheuse. Elle était dans son champ.
Elle allait à grands pas moissonnant et fauchant,
Noir squelette laissant passer le crépuscule.
Dans l’ombre où l’on dirait que tout tremble et recule,
L’homme suivait des yeux les lueurs de la faulx.
Et les triomphateurs sous les arcs triomphaux
Tombaient ; elle changeait en désert Babylone,
Le trône en l’échafaud et l’échafaud en trône,
Les roses en fumier, les enfants en oiseaux,
L’or en cendre, et les yeux des mères en ruisseaux.
Et les femmes criaient : — Rends-nous ce petit être.
Pour le faire mourir, pourquoi l’avoir fait naître ? —
Ce n’était qu’un sanglot sur terre, en haut, en bas ;
Des mains aux doigts osseux sortaient des noirs grabats ;
Un vent froid bruissait dans les linceuls sans nombre ;
Les peuples éperdus semblaient sous la faulx sombre
Un troupeau frissonnant qui dans l’ombre s’enfuit ;
Tout était sous ses pieds deuil, épouvante et nuit.
Derrière elle, le front baigné de douces flammes,
Un ange souriant portait la gerbe d’âmes. »
Victor Hugo, Les contemplations, « Mors »
Le titre du poème est en latin : mors, mortis, c’est la mort, cette « faucheuse ». Ce poème est beaucoup plus épique que « Demain dès l’aube », même si les deux textes ont le thème de la mort en commun.
Personnifiée à travers la figure de la Faucheuse, la mort apparaît comme un monstre invincible capable de défaire tout l’ordre du monde : elle ôte leur gloire aux « triomphateurs » et inverse les positions respectives du « trône » et de « l’échafaud ».
Victor Hugo prolonge sur plusieurs vers la structure « elle changeait X en Y », de façon à bien mettre en évidence la toute-puissance de la mort dans son pouvoir de transformation. La voici capable de briser des victoires, de faire s’effondrer des rois, d’annihiler toute fortune, et d’engendrer des torrents de larmes.
Le recours au discours direct fait entendre la plainte des femmes, qui n’est pas seulement un chant de désespoir mais aussi et surtout un cri d’indignation : la mort a quelque chose d’incompréhensible, son pouvoir paraît tout à fait arbitraire. Ce cri fait entendre l’absurdité qu’il y a à faire mourir des êtres humains sitôt qu’ils sont nés. On pense, bien sûr, à la mort de Léopoldine, la fille de Victor Hugo (décédée à l’âge de dix-neuf ans en 1843, donc bien avant ce poème daté de mars 1854).
On notera dans la suite du poème des expressions totalisantes : « Ce n’était qu’un sanglot sur terre », « sans nombre », « Tout était sous ses pieds deuil, épouvante et nuit ». Cette emphase est destinée à montrer que rien n’échappe à l’empire de la mort.
L’ajout par le poète romantique de certaines précisions comme les « mains aux doigts osseux », les « noirs grabats » (lits de malades), le « vent froid », le « troupeau frissonnant » crée une atmosphère lugubre et ajoute à l’impression d’horreur.
La « chute » du poème est marquée par l’apparition d’un vocabulaire bien différent : les flammes sont « douces » et l’ange est « souriant ». L’ange qui suit la faucheuse apparaît donc comme une créature bénéfique, conformément à l’image traditionnelle de « l’ange gardien ». Il prend soin des âmes fauchées par la mort en les réunissant en « gerbe » ; celles-ci sont probablement destinées à rejoindre le paradis.
Mais le caractère paisible de cette « chute » suffit-il à faire oublier ce qui précède ? Autrement dit, le but du poète est-il vraiment d’inviter son lecteur à changer de regard sur la mort ? Cela n’est qu’une possibilité parmi d’autres, tant la placidité souriante de l’ange de la mort peut paraître cruelle pour un homme qui vient de perdre un proche.
source : https://litteratureportesouvertes.wordpress.com/2016/08/02/le-poeme-da-cote-victor-hugo/
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