"La Vie Est Belle n'était fait ni pour les critiques blasés ni pour les intellectuels fatigués. C'était mon type de film pour les gens que j'aime. Un film pour ceux qui se sentent las, abattus et découragés. Un film pour les alcooliques, les drogués et les prostituées, pour ceux qui sont derrière les murs d'une prison ou des rideaux de fer. Un film pour leur dire qu'aucun homme n'est un raté." Frank Capra
Alors que la Seconde Guerre mondiale vient de prendre fin, l’auteur de Horizons Perdus et New York - Miami n’est plus le bienvenu au sein de l’industrie hollywoodienne. Cette dernière refuse de financer plusieurs de ses projets en dépit de la garantie de succès que représente le cinéaste. Décidant de se passer des Majors, Capra fonde sa propre société de production, la Liberty Films, et jette son dévolu sur une nouvelle de Philip Van Doren Stern narrant le sauvetage céleste de la tentative de suicide, un soir de Noël, de George Bailey, directeur d’une entreprise familiale venant en aide aux plus démunis.
Capra réécrit le premier jet du scénario du duo Frances Goodrich / Albert Hackett, auquel s’ajouteront les contributions de Jo Swerling, qui œuvra sur Lifeboat et Autant En Emporte Le Vent (en tant que script doctor), et de Michael Wilson, futur scénariste de renom avec Une Place Au Soleil et La Planète Des Singes. L'auteur de Monsieur Smith Au Sénat s'adjoint de nouveau les services de son acteur fétiche James Stewart après qu'il ait décliné l’offre une première fois. Doté d’un budget de 3,1 millions de dollars, le cinéaste fait construire la ville où prend place l'actio, Bedford Falls, dans son intégralité au sein des studios RKO de Encino en Californie. Avec ses 16 000 mètres carrés et sa rue principale de 275 mètres, il s’agit d’un des plus gros décors jamais construits.
La Vie Est Belle sort le 7 janvier 1947. C'est un échec qui manque de ruiner la carrière de Capra. Ce dernier reprendra le chemin des plateaux avec L’Enjeu en 1948, qui marquera la fin de sa société de production et de ses rêves d’indépendance. Cependant, La Vie Est Belle devient, à mesure de ses rediffusions télévisuelles, un film culte constamment réévalué au fil du temps, au point d’intégrer le célèbre classement de l’American Film Institute.
La Vie Est Belle débute avec une vue aérienne de Bedford Falls sur laquelle les voix-off de plusieurs personnages supplient le ciel de venir en aide à George Bailey (James Stewart) tandis que Dieu, représenté sous forme de galaxie (procédé repris bien plus tard dans Futurama), appelle sous forme d’étoile Clarence l’ange sans aile (Henry Travers) qui doit venir en aide à Bailey. Mais avant, Clarence devra écouter la vie de George. Le film laisse alors son introduction "rétro" pour nous conter une leçon de vie à laquelle tout à chacun a le loisir de s’identifier. Chaque étape de la vie de George qui lui aurait permis de réaliser ses rêves (voyages, aventures…) se voit mise en échec par divers événements : le sauvetage de son frère de la noyade qui le rendra sourd d’une oreille, le décès de son père l’obligeant à reprendre l’entreprise familiale vouée à la faillite, son amour pour Mary Hatch (Donna Reed) qui l’oblige à rester sur place.
Traités entre drame et humour, ces événements bénéficient du travail d'écriture et de la direction d'acteurs propres à Capra, cette alchimie fragile contribuant à ce que l’œuvre ne verse jamais dans le grotesque ou le pathos. Le soin apporté à la structure temporelle de l’histoire (un grand flashback) confère au long-métrage une approche moderniste et introspective, Capra se servant de ce procédé comme point d’ancrage émotionnel pour le spectateur. Et bien que classique, la mise en scène joue paradoxalement avec le quatrième mur, Clarence n’hésitant pas à interrompre le film. Il en va de même pour l’esthétique de Bedford Falls : son aspect jardin d’Eden contraste avec les clairs-obscurs expressionnistes de la maison dans lequel George et sa femme s’établiront.
Cette prouesse technique que l’on doit au chef-opérateur attitré de Capra, Joseph Walker, ne serait rien sans la force narrative évoquée plus haut. Sur les deux heures que dure La Vie Est Belle, environ cent minutes se concentrent sur l’histoire de George. Le cinéaste prend le temps de raconter les mésaventures de son protagoniste afin que l’empathie soit totale lors du dernier acte, final euphorique et apothéose de bonheur qui ne peut être possible que par la grâce du "présent alternatif" qui nous montre Bedford Falls corrompu par le bassement capitaliste d’Henry F. Potter (Lionel Barrymore dans un rôle prévu pour Vincent Price). Bien que patriotique, Capra (qui s’était opposé à la chasse aux sorcières) montre à travers Potter la face sombre de l’American Way of Life. A bien des égards, ce personnage peut se voir comme une déclinaison du banquier solitaire d’Un Chant De Noël de Dickens, dont est reprise la structure introspective.
La Vie Est Belle emprunte la voie cathartique en appuyant sur des points symboliques précis pour le spectateur américain : maison, enfance, amour, rêve brisé…, et ce d'autant plus puissamment que le microcosme que représente Bedford Falls est composé de toutes les strates de la société US. Le final et son euphorie touchent quasiment au métaphysique en sous-entendant que chaque être humain est connecté à l’autre, que la moindre de ses actions individuelles a des répercussions positives où négatives sur l’ensemble de ses semblables aussi éloignés peuvent-t-ils nous paraître. Bailey, par sa simple présence, a autant d’impact sur le monde qui l’entoure que toute une communauté.
Ce discours, que l’on retrouve dans de nombreuses croyances (chrétiennes et shintoïste notamment), explique sans doute l’importance que le film a pris dans le cœur des spectateurs et de nombreux artistes. Akira Kurosawa considérait La Vie Est Belle comme l’un des plus grands films de l’histoire du cinéma, il est l'un des films fétiches de Steven Spielberg, Joe Dante en livrera une version sombre avec Gremlins (dans lequel on peut en voir des extraits). Le 1985 alternatif de Retour Vers Le Futur 2 est une référence explicite au Bedford Falls alternatif, que Zemeckis citera aussi lors du final du Drôle De Noël De Scrooge. Satoshi Kon et Shôgo Furuya lui rendront hommage dans Tokyo Godfathers. Sa dimension métaphysique et émotionnelle peut être perçue de façon plus explicite dans des œuvres aussi diverses que les deux volets de Happy Feet, Cloud Atlas ou même Babel et The Tree Of Life, films dans lesquels des cinéastes abordent eux aussi, chacun à leur manière, le rapport qu'entretient l’être humain et ses semblables face au monde qui les entoure.
Au-delà de son statut de classique de Noël, le long-métrage de Frank nous interroge sur notre rapport à la vie et à nos proches via une expérience de cinéma qui continue encore aujourd’hui de toucher de nombreux spectateurs se reconnaissant dans le cheminement intime et philosophique procuré par le film.
A découvrir et redécouvrir.
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