« Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d'un pas un peu trop vif, il s'incline avec un peu trop d'empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d'imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d'on ne sait quel automate tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu'il rétablit perpétuellement d'un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s'applique à enchaîner ses mouvements comme s'ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes ; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s'amuse. Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l'observer longtemps pour s'en rendre compte : il joue à être garçon de café. Il n'y a rien là qui puisse nous surprendre : le jeu est une sorte de repérage et d'investigation. L'enfant joue avec son corps pour l'explorer, pour en dresser l'inventaire ; le garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser. Cette obligation ne diffère pas de celle qui s'impose à tous les commerçants : leur condition est toute de cérémonie, le public réclame d'eux qu'ils la réalisent comme une cérémonie, il y a la danse de l'épicier du tailleur, du commissaire priseur, par quoi ils s'efforcent de persuader à leur clientèle qu'ils ne sont rien d'autre qu'un épicier, qu'un commissaire-priseur, qu'un tailleur. Un épicier qui rêve est offensant pour l'acheteur, parce qu'il n'est plus tout à fait un épicier. La politesse exige qu'il se contienne dans sa fonction d'épicier, comme le soldat au garde-à-vous se fait chose-soldat avec un regard direct mais qui ne voit point, qui n'est plus fait pour voir, puisque c'est le règlement et non l'intérêt du moment qui détermine le point qu'il doit fixer (le regard « fixé à dix pas »). Voilà bien des précautions pour emprisonner l'homme dans ce qu'il est. Comme si nous vivions dans la crainte perpétuelle qu'il n'y échappe, qu'il ne déborde et n'élude tout à coup sa condition ».
J.-P. Sartre, L'Etre et le Néant, Paris, Gallimard, 1976, coll. Tel, pp. 95-96
commentaire :
La foi dont s’agit évoque la confiance (fides) sans laquelle le vivre ensemble serait impossible à l’animal social que nous sommes. Elle devient mauvaise lorsqu’elle travestit la vérité, vise à faire accroire ce que nous savons faux, à nier notre responsabilité ou pratiquer un prosélytisme conquérant.
C’est une stratégie de défense improbe qui oppose avec audace et autorité un refus entêté à ce qui n’est pas douteux. Elle peut aussi revêtir les atours d’une volonté aveugle n’acceptant pas l’existence de ce qui déplaît. Armure face à une vérité blessante ou gênante, la mauvaise foi s’arroge aussi un droit performatif à l’anéantissement. Elle s’apparente à la prestidigitation intellectuelle, escamote le réel par fuite de la réalité ou décret d’un désir face à une impasse ou une difficulté.
C’est pourquoi, elle est un basique de la politique ou de la religion, terreaux où elle s’épanouit avec une tropicale générosité. Elle est sœur de la « postvérité », ce nouveau concept incestueux qui fait florès et en a déjà « trumpé » plus d’un, avec la pratique des faits alternatifs, devenue «tendance » depuis l’élection américaine.
Chez Sartre en revanche, la mauvaise foi n’est pas l’envers de la vérité mais de l’authenticité ; c’est l’attitude du « salaud », qui se ment pour échapper au vertige de sa liberté existentielle et se laisse piéger par le jeu pervers de sa conscience.
« Fuir sa liberté et l’angoisse, c’est être de mauvaise foi. »
Par opposition à l’animal qui « est », enfermé dans une nature, programmé par un code immuable, l’homme « devient », en sa qualité d’être perfectible, doté de plasticité, produit d’une histoire et promis à un futur vierge.
« L’Homme est à venir – L’Homme est l’avenir de l’homme. »
Francis Ponge
Si la fonction d’un coupe-papier constitue son essence avant même d’exister, l’homme au contraire n’a pas d’essence et n’est « rien d’autre que ce qu’il fait ». À ce titre, c’est à lui seul d’ériger ses valeurs ; il est donc entièrement responsable de ses actes.
Dans L’Être et le Néant, Sartre donne l’exemple devenu célèbre du garçon de café qui, comme l’acteur Hamlet, joue son rôle à l’aune de l’idée qu’il s’en fait, en adoptant les gestes du métier. Il s’invente ainsi une identité figée, une essence, pour pouvoir s’exonérer du prix de sa liberté que sont ses responsabilité et angoisse.
Le philosophe l’a expliqué avec clarté le 29 octobre 1945, lors d’une conférence intitulée «L’existentialisme est un humanisme ».
L’homme est « condamné » à être libre, d’où la formule mécomprise par son apparence provocatrice : « jamais nous n’avons été aussi libres que sous l’occupation allemande ». Cette phrase signifie qu’à une époque où « le venin nazi se glissait jusque dans notre pensée, chaque pensée juste était une conquête ».
Quand vivre devient un danger permanent, l’homme prend conscience de sa vulnérabilité ; ses pensées, paroles, choix et actes acquièrent une valeur plus aiguë qu’en temps de paix, où la réalité de sa liberté est moins perçue.
À la question du dilemme : « dois-je abandonner ma mère malade et devenir résistant ? », Sartre ne donne pas la réponse mais souligne qu’il faut opter et assumer son choix, autrement dit s’engager.
À la différence du coupe-papier, l’homme se définit par la somme des actes de sa vie i.e. l’exercice de sa liberté existentielle. Il est une conscience libre en interaction avec les autres. Aussi révèle-t-il sa « mauvaise foi » quand il se ment, cherche des excuses pour nier ou faire mine d’ignorer l’évidence de sa liberté ontologique. Ici aussi la mauvaise foi revient à masquer une idée déplaisante, mais à son propre égard ; la méthode s’apparente au mensonge, à cette nuance notoire et paradoxale, que c’est à soi qu’on masque la vérité.
Trompeur et trompé sont la même personne, le salaud, qui aimerait croire à une finalité déterminée, alors qu’il est un projet en cours, une conscience en mouvement. Certes, il n’a pas choisi son corps, son milieu social ni son éducation mais en dépit et malgré tout, il doit composer avec ce que la nature, l’environnement ou ce que les autres ont voulu faire de lui, pour exercer sa liberté, en mesurer le prix, estimer sa valeur et ainsi goûter sa saveur.
jacques varoclier
source : https://www.varoclier-avocats.com/billets/salaud-garcon-de-cafe-mauvaise-foi/
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