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Giacomo Puccini, "Turandot" : l'inconscient & l'amour

Publié le 5 Octobre 2020, 20:55pm

Catégories : #Philo & musique

Giacomo Puccini, "Turandot" : l'inconscient & l'amour

Turandot est un opéra où les personnages semblent n'agir que par pulsion ou par des motifs qui ne sont pas toujours clairs pour eux-mêmes. En outre, l'histoire finit étrangement bien. La méchante princesse (sorcière) finit par s'attendrir en découvrant les vertus de l'amour. Du coup, on lui pardonne ses crimes (assassinat et torture). C'est un peu étonnant si l'on applique ces valeurs à un monde soumis à des règles rationnelles, mais si l'on s'inscrit dans une sorte de fiction onirique cela ne pose plus aucun problème. Ce serait comme si l'un de nos cauchemars finissait bien. On ne retient que la fin, sachant que de toute manière tout ce qui a précédé n'était pas réel. C'est la raison pour laquelle je pense que la notion philosophique la mieux adaptée à ces circonstances est l'inconscient.
Si l'on veut faire l'effort de résumer rapidement l'intrigue, on se rendra compte que nous sommes dans l'un de ces contes que les psychanalystes aiment bien évoquer.

Un vieux roi aveugle déchu (Œdipe ?) erre sur les chemins accompagné de sa servante (Antigone ?). Ils rencontrent par hasard le fils de ce premier, dont la servante est amoureuse, le jeune prince que tout le monde croyait mort. L'occasion de cette rencontre est l'exécution capitale d'un prince perse qui a eu le tort de prétendre épouser Turandot (le sphinx ?) sans savoir su répondre à ses énigmes. Le jeune prince (charmant ?) tombe amoureux fou de la sorcière, va répondre aux énigmes et va finir par la transformer en fée en lui apprenant l'amour. C'est évidemment simplifié, mais une lecture analytique permet cette transposition.

Reprenons les éléments, de manière un peu moins concise. Turandot est une princesse chinoise qui doit se marier. On se doute que ce n'est pas son vœu le plus cher vu les conditions qu'elle impose. Le prétendant doit être capable de répondre à trois énigmes sous peine de mort. Au début de l'opéra, on nous annonce que l'on va assister, quand la Lune sera haute, à l'exécution d'un prince malheureux ou maladroit qui n'a pas réussi l'épreuve.
On est en droit de se dire que la sanction est un peu sévère. S'il fallait assassiner tous les séducteurs éconduits, l'humanité aurait de quoi s'inquiéter quant à son avenir. Mais ce n'est pas pour déplaire au peuple de Pékin ("Popolo di Pekino) : " Muoia ! Sì, muoia !. Noi vogliamo il carnefice !" ("Qu'il meure, qu'il meure. Nous voulons le bourreau."). Puis, ils s'impatientent : "Perchè tarda la luna ?" ("Pourquoi la Lune tarde-t-elle ?) Le prince apparaît et sa beauté émeut la foule. Elle change d'avis et implore, mais Turandot se montre inflexible. Le condamné est décapité. Cela n'impressionne pas le jeune prince qui décide, contre l'avis de tous ses proches, de tenter l'expérience. Il faut écouter l'immense supplique de Liù : " Signore, ascolta ! Deh ! Signore, ascolta !" ("Seigneur, écoute ! Ah ! Seigneur, écoute !"). Il va sonner le gong qui entérine sa candidature.

On pourrait presque se dire que cette princesse Turandot est assez futée. Elle trouve le moyen de ne pas se marier, tout en donnant au peuple la satisfaction d'une exécution. Ce serait un moyen ingénieux de rester populaire tout en faisant oublier qu'il n'y aura pas d'héritier avant un moment. Mais ce n'est pas le propos. Laissons de côté la lecture politique pour en revenir à la question de la psychanalyse ou du moins de l'inconscient. Que souhaite une princesse charmante ? Rien d'autre, évidemment, qu'un prince charmant. Qu'une femme préfère épouser un homme intelligent et cultivé plutôt qu'un imbécile, cela peut se comprendre. Aussi l'épreuve des énigmes se justifie pleinement.

Testez vos connaissances et voyez si vous auriez réussi (les trois réponses se trouvent en bas de page)

Première énigme :
"Dans la nuit profonde vole un fantôme irisé qui déploie ses ailes sur l’humanité noire et infinie !
Tout le monde l’invoque, tout le monde l’implore !
Mais le fantôme disparaît avec l’aurore pour renaître dans le cœur !
Et toutes les nuits il renaît et toutes les nuits il meurt."


Deuxième énigme :
"Il serpente comme une flamme, et ce n’en est pas une !
De temps en temps, c’est le délire !
Il est une fièvre impétueuse et ardente !
L’inertie le transforme en langueur.
Si tu te perds ou meurs, il se refroidit !
Si tu songes à le conquérir, il brûle, il brûle, il a une voix que tu écoutes en tremblant et l’éclat lumineux d’un coucher de soleil."


Troisième énigme :
« Une glace qui te met en feu !
Et ce feu engendre plus de glace.
Éclatante et obscure !
Si tu veux te libérer, elle te rend plus esclave !
Si elle t’accepte comme esclave, elle fait de toi un roi."


Reste la condition : l'échec signifie la mort. N'est-ce pas une manière romantique de demander un engagement total ? Par là, elle s'assure de ne pas être la victime d'un séducteur ou d'un opportuniste, qui préfèrera ne pas se hasarder dans ce genre d'aventure.
Un prince charmant, cela n'hésite pas à lutter contre des dragons ou des sorciers, au péril de son existence. Il prouve qu'il place son amour plus haut que son instinct de survie. Ce qui est une exigence philosophique de base, après tout. C'est une manière de montrer que l'âme est plus forte que le corps. N'est-ce pas pour une raison identique Socrate a accepté sa condamnation à mort ?

Mais, ce n'est pas aussi littéraire. Revenons au champ analytique. Turandot s'explique :
Il y a deux mille ans, une princesse comme elle, Lo-u-Ling fut enlevée et assassinée par un étranger. C'est elle qu'elle venge : "Io vendico su voi quella purezza, io vendico quel grido e quella morte !" ("Je venge sur vous cette pureté,je venge son cri et sa mort ! ")
Le sentiment est honorable, mais un peu délirant. C'était il y a deux mille ans, personne ne s'en souvient. Imaginez un homme qui dirait que les Français doivent se méfier des Italiens parce que Jules César a fait assassiner Vercingétorix. Ou, plus proche, reprocher aux Anglais d'avoir brûlé Jeanne d'Arc, il y a six cents ans. À part une névrose profonde, on ne voit pas trop ce que cela révèle. On comprend que cette mise en scène ne traduit rien d'autre que la peur que Turandot doit avoir des hommes. Et pour cause, elle ne voit en eux que les chasseurs-reproducteurs.

Elle ignore une chose fondamentale. Celui dont on ne connait pas le nom (le jeune prince n'est pas nommé jusque-là, et pour cause) va prouver qu'il n'est pas n'importe qui. En effet, ayant triomphé des trois énigmes, il ne réclame pas son dû comme un vulgaire gagnant du loto. En bon psychanalyste, il va lui donner une chance de se révéler à elle-même. On ne guérit pas d'une névrose à coup de bâton. La psychiatrie a mis longtemps à comprendre cela. Il suffisait pourtant d'être un peu mélomane et aimer les opéras de Puccini. Grand seigneur, il va lui donner sa revanche en mettant sa vie une seconde fois en jeu. Si elle parvient à trouver son nom, il lui concèdera la victoire.

Le dernier acte commence sur un morceau de bravoure dont rêve tout ténor : " Nessun dorma !... Tu pure, o Principessa, nella tua fredda stanza guardi le stelle che tremano d'amore e di speranza. Ma il mio mistero è chiuso in me, il nome mio nessun saprà ! ("Que personne ne dorme ! … O Princesse, toi aussi dans tes froids appartements tu regardes les étoiles qui tremblent d’amour et d’espoir. Mais mon mystère est clos en moi, personne ne saura mon nom !") En effet, Turandot ne dispose que de vingt-quatre heures pour trouver cette réponse. Elle a décrété que personne ne dorme dans la Cité de Pékin durant tout ce temps. Tout le monde doit chercher à trouver ce nom. Cette furie que le malade met à la disposition de sa maladie pour ne pas guérir, cela s'appelle la "résistance".
Il faut savoir que les névrosés n'aiment pas forcément leur souffrance (il y a les doloristes pour cela), mais ils aiment la manière dont ils mettent en scène leur souffrance. Certains ne boitent que pour pouvoir marcher avec une canne.

 

 

Paroles originales (italien) Traduction  

La folla :
Nessun dorma! Nessun dorma!

Calaf :
Nessun dorma! Nessun dorma!
Tu pure, o Principessa,
nella tua fredda stanza
guardi le stelle
che tremano d'amore e di speranza...
Ma il mio mistero è chiuso in me,
il nome mio nessun saprà!
No, no, sulla tua bocca lo dirò,
quando la luce splenderà!
Ed il mio bacio scioglierà il silenzio
che ti fa mia.

Le donne :
Il nome suo nessun saprà...
E noi dovrem, ahimè, morir, morir!

Calaf :
Dilegua, o notte! Tramontate, stelle!
Tramontate, stelle! All'alba vincerò!
Vincerò! Vincerò!

La foule :
Que personne ne dorme ! Que personne ne dorme !

Calaf :
Que personne ne dorme ! Que personne ne dorme !
Toi aussi, Ô Princesse,
Dans ta froide chambre
Tu regardes les étoiles
Qui tremblent d'amour et d'espérance...
Mais mon mystère est scellé en moi,
Personne ne saura mon nom !
Non, non, sur ta bouche, je le dirai,
quand la lumière resplendira !
Et mon baiser brisera le silence
Qui te fait mienne.

Chœur :
Personne ne saura son nom...
Et nous devrons, hélas, mourir, mourir !

Calaf :
Dissipe-toi, Ô nuit ! Dispersez-vous, étoiles !
Dispersez-vous, étoiles ! À l'aube je vaincrai !
Je vaincrai ! Je vaincrai !


Cela va évidemment se traduire par le pire. Le père du prince et Liù sont arrêtés et vont être torturés jusqu'à ce qu'ils parlent. Pour épargner le vieux roi, Liù déclare qu'elle est la seule à connaître le nom tant convoité. Elle dit aussi qu'elle préfèrera mourir plutôt que parler. Même Turandot est impressionnée. Elle lui demande : "Chi pose tanta forza nel tuo cuore ?" ("Qui a mis tant de force dans un cœur pareil ? ". La réponse ? (Encore une devinette) : L'amour.
Suit l'air célèbre : " Sì !... Principessa !... Ascoltami !..." ("Oui.. Princesse… Ecoutez-moi…").
Liù se jette sur un garde pour lui prendre son poignard et elle se le plante dans le cœur.

NB. C'est ici que s'arrête la partition de Puccini, car "Turandot" est son dernier opéra et qu'il est mort à ce moment de l'intrigue, en 1924. Le duo final entre le prince et Turandot sera écrit par Franco Alfano, un proche de l'auteur. Certes, le dénouement du scénario était connu de Puccini.
La musique finale ne démérite pas.


Adorable Liù, si aimante, si sacrifiée… Aux yeux d'un romantique, c'est elle la véritable héroïne de cette sombre histoire, puisque les deux autres vont convoler en si "injustes noces". Turandot exprime pour la première fois quelque chose qui pourrait être du regret ou de la souffrance. Au vu de cette faille, le prince se dit que c'est le moment de faire fondre le monstre de glace. Il se jette sur elle pour l'embrasser. La magie opère, il parvient à l'éveiller à son humanité. Elle s'émeut : "Che è mai di me ? Perduta !" ("Que m'est-il arrivé, je suis perdue").

En bon psychanalyste, celui-qui-n'a-toujours-pas-de-nom, lui dit que ce qu'elle ressent comme une perte est en fait une conquête :
Elle : "La mia gloria è finita ! Onta su me !" ("Ma gloire est finie ! Honte à moi !")
Lui : "No ! Essa incomincia ! Miracolo !" ("Non, elle commence. Miracle !")

Pas si simple. En effet, la résistance à la guérison n'est pas tout à fait absurde. Inconsciemment, celui qui va guérir se doute bien qu'il va falloir qu'il assume tous les excès qu'il a produits.

Alors, quel est ce remède enchanteur ?
Liù l'avait suggéré : le nom de ce prince n'est autre que : l'AMOUR.
C'est ce qui manquait à Turandot et qui faisait d'elle une machine vengeresse froide.

Soit dit en passant, c'est ce même manque d'amour dont Freud dit qu'il est à l'origine de la plupart des névroses.
 La magie de l'opéra a encore frappé.
Un héros a domestiqué un monstre aux prix de quelques cadavres innocents…


NOTE : Réponses des énigmes (deux bonnes réponses ne suffisent pas !)
1 – L'espoir
2 – Le sang.
3 –Turandot.

 

source : http://remy-reichhart.fr/imprimer.php?pg=art135

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