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Descartes, "le bon sens " dans le "Discours de la méthode"

Publié le 13 Octobre 2020, 13:51pm

Catégories : #Philo (textes - corrigés)

Descartes, "le bon sens " dans le "Discours de la méthode"

Le bon sens est la chose la mieux partagée car chacun pense en être si bien pourvu, que même ceux qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont. En quoi il n'est pas vraisemblable que tous se trompent ; mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger, et de distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce qu'on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes ; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est l'appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices, aussi bien que des plus grandes vertus ; et ceux qui ne marchent que fort lentement, peuvent avancer beaucoup davantage, s'ils suivent toujours le droit chemin, que ceux qui courent et s'en éloignent.

Descartes, Discours de la méthode (1637)

 

 

Pour comprendre les enjeux du texte :

Lorsque Descartes écrit le Discours de la Méthode, l'Europe vit une révolution intellectuelle et scientifique qui conduit à une remise en question de l’autorité de l’église catholique qui défend une physique héritée de l'Antiquité, la physique de Ptolémée et d’Aristote.

En 1584 Giordano Bruno est torturé et brûlé vif pour avoir publié des thèses contraires  au dogme religieux. En 1633 Galilée est à son tour condamné  pour ses écrits qu'il doit renier sous peine de subir le même sort que Giordano Bruno.

Descartes, inquiet pour sa sécurité, détruit une partie de ses travaux scientifiques. Le Discours de la méthode, qui devait être l’introduction de quatre traités scientifiques qui ne seront jamais publiés, est publié anonymement en 1937.

L’enjeu de ce texte, le Discours de la Méthode,  dans lequel Descartes décrit son cheminement intellectuel, est très important. En parallèle à la lutte contre le dogmatisme religieux, Descartes mène une autre bataille, la bataille contre le scepticisme auquel conduit cette crise des savoirs et des valeurs. Montaigne s’était retrouvé pour ainsi dire acculé malgré lui au scepticisme,  au constat qu'il est impossible à l'homme du fait de sa constitution de connaître la vérité du monde.

Le problème pour Descartes est  de sortir du scepticisme car si rien n’est certain toute science devient donc impossible.

Le projet cartésien sera donc de fournir à la physique galiléenne ses conditions de possibilité, en lui donnant un fondement qui résistera à tout scepticisme.

 

Explication du texte

Thème :  la vérité

Question posée par le texte : Comment se fait-il que nous nous trompions ou que nous soyons dans l'erreur ? (ou comment se fait-il que nous ne puissions atteindre la vérité ?)

Thèse du texte : Si nous sommes dans l’erreur c'est parce que nous utilisons mal notre raison, c'est parce que nous ne suivons pas la bonne méthode.

Plan du texte :

- I° Partie (lignes 1 à 7) : Définition de la raison

- II° Partie (lignes 7 à 11) : Thèse du texte

- III° Partie (lignes 11 à  15) : Il faut éviter de penser dans la précipitation.

Phrase 1 : Le bon sens est la chose la mieux partagée car chacun pense en être si bien pourvu, que même ceux qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont.

Dans cette première phrase Descartes s’approprie l’expression populaire "bon sens".

Dans le langage courant le "bon sens" désigne la capacité d'avoir une réponse pertinente ou appropriée à un problème. Quelqu’un de bon sens c’est quelqu’un qui a raison. Le bon sens est donc synonyme de raison.

Descartes précise ensuite que « le bon sens est la chose la mieux partagée » entre les hommes. Cela signifie que le bon sens ( la raison) est universel : tous les hommes sans exception sont pourvus de raison.

La preuve en est que « ceux qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont » : Descartes observe que généralement nous  ne mettons pas  en question nos propres opinions lorsque nous affirmons quelque chose dans une conversation. Nous considérons tous que nous "avons" raison et même suffisamment de raison (avoir est synonyme ici de posséder). C’est ainsi qu'il ne viendrait à l'esprit de personne de demander plus de "bon sens" ou de raison.

 

Phrase 2 : En quoi il n'est pas vraisemblable que tous se trompent ; mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger, et distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce qu'on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes ; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses.

Même si l'on peut déceler un trait d'ironie sous la plume de Descartes, celui-ci ne rejette pas cette conception "démocratique" du savoir autour de laquelle il semble y avoir une unanimité. ("En quoi il n'est pas vraisemblable que tous se trompent").  Descartes n’est pas (comme Platon par exemple) de ceux qui opposent une élite qui détiendrait la connaissance à une foule qui se contenterait d'opinions, de préjugés, et de croyances toutes faites, foule incapable d'accéder au savoir. Il faut rappeler que Descartes est l’un des premiers philosophe et scientifique à publier en français afin de permettre à tous, et plus particulièrement aux femmes, d’accéder au savoir. Jusqu’alors toutes les publications se faisaient en latin et n’étaient donc accessible qu’à ceux qui avaient fait des études.

Descartes ne rejette pas la conception populaire du bon sens, mais il ne la prend pas telle quelle pour autant. Il la détourne et lui donne un autre contenu. Il part du sens commun pour aller vers le sens philosophique du mot "raison". 

Nous avons vu que  le bon sens est synonyme de  raison dans le langage courant. Descartes opère un glissement de sens. Avoir raison, ce n’est plus avoir une réponse appropriée à une situation ou à un problème sans savoir exactement pourquoi cette réponse est appropriée (ce qui correspond à la définition de l'opinion droite chez Platon); Avoir raison c’est désormais posséder le  principe explicatif d’une chose ; et ce principe on ne peut l’obtenir que par un travail effectif de la raison. C'est pour cela que la raison est un sens qui est bon car c'est le sens qui nous permet d'atteindre la vérité avec certitude. En science et en philosophie il ne s’agit pas d’être persuadé d’avoir raison (ce qui est le cas de l'opinion commune), il faut en être convaincu. Ce qui implique un tout autre rapport au savoir. (voir les repères croire/savoir, persuader/convaincre  ci-dessous.)

Descartes donne alors une définition philosophique précise et rigoureuse de la raison :

- la raison c'est "la puissance de bien juger, et de distinguer le vrai d'avec le faux", autrement dit la raison c’est la faculté qui nous permet d'atteindre la vérité lorsque nous construisons des théories explicatives du monde.

- Si tout le monde est convaincu de posséder la raison et ne demande pas d'en avoir davantage, c'est parce qu'elle est innée et qu'elle est présente en tout homme sans exception (universelle).

- Mais il ne s’arrête pas à l’affirmation de l’universalité de la raison. Il précise qu'elle est non seulement présente en tout homme, mais présente en tout homme de la même façon : elle est "naturellement égale en tous les hommes". C'est-à-dire qu'il n'y a pas d'hommes qui possèderaient quantitativement plus de raison que d'autres et qui seraient de ce fait plus « intelligents » et donc destinés par nature à cette activité supérieure qu’est le savoir alors que les autres étant incapables par nature du fait d’un manque de raison de penser correctement, devraient se contenter d'exécuter des tâches stupidement. Non pour Descartes tout le monde sans exception peut accéder au savoir et à la vérité.

Pour Descartes il est très important d'affirmer l'unité de la raison : il n'y a qu'une raison et elle est la même pour tous les hommes. C'est sur la base de cette unité de la raison qu'il va pouvoir affirmer l'unité du savoir : Quelque soit le domaine scientifique la vérité sera la même, il n'y aura pas une science qui ait plus de valeur qu'une autre parce que toutes les sciences sont le produit de la même raison. Si la raison peut parvenir à une certitude dans une science, elle peut de faire de même dans les autres.

A l'époque à laquelle Descartes écrit, c'est la physique aristotélicienne qui est encore enseignée. Pour cette physique le monde des astres et le monde sublunaire (qui se tient sous la lune) sont faits de "matières" différentes ; par conséquent les lois qui organisent ces mondes sont différentes. Selon le lieu où il se trouve, l'objet étudié possède des propriétés particulières et obéit à des lois particulières. On ne peut envisager une unité de la science.

Galilée révolutionnera la science physique en affirmant contre Aristote que le monde naturel est fait d'une unique matière et donc que les mêmes lois sont à l'oeuvre en tout point de l'univers. Pour Galilée, ce qui fait l'unité de la science c'est l'unité de la nature.

Descartes, lui,  préfèrera une autre voie, pour lui l'unité de la science ne vient pas de son objet, mais de l'unité de l'esprit connaissant.

Cette définition de la raison comme puissance universelle d’atteindre le vrai est une révolution dans la conception du savoir. Ce changement de perspective qui braque le projecteur non plus sur l’objet du savoir (la nature)  mais sur le sujet qui connaît, conduira à la révolution copernicienne opérée par KANT un siècle plus tard : Si l’on veut pouvoir accéder à la vérité il faut donc dans un premier temps s’interroger sur les conditions de production ou de possibilité de la vérité, sur la nature de la raison humaine.

 

Nous voilà arrivés au cœur du problème soulevé par le texte :

Si tout le monde possède cette faculté, la raison, qui nous permet d'accéder à la vérité, et si tout le monde la possède de la même façon, alors comment se fait-il que sur une même question (scientifique) qui n’appelle en principe qu’une seule réponse, nous ne soyons pas tous d'accord  (« la diversité des opinions »)?  Pourquoi est-il si difficile d'accéder à la vérité ?

[Thèse du texte] Pour Descartes la cause n'est pas que nous manquons de raison mais que nous manquons de méthode (en grec le nom méthodos désigne la voie, le cheminement).

Si nous sommes dans l’erreur c'est parce qu'à côté de la raison existe en l'homme, une autre faculté, la volonté, qui est la véritable source de l'erreur. Si nous sommes dans l'erreur c'est parce que nous faisons de mauvais choix.

En effet si nous observons les hommes, chacun utilise sa raison comme bon lui semble, de façon désordonnée. Le problème vient donc non pas d’un manque de raison mais du fait que nous faisons un mauvais usage de notre raison, " de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies". Nous sommes dans l'erreur car nous ne possédons pas LA bonne méthode, une méthode universelle sur laquelle nous serions tous d’accord.

Descartes a le projet  d’une méthode universelle qui s’inspirerait des mathématiques dont il admire la fécondité et la rigueur, rigueur qui laisse peu de place aux désaccords entre les hommes. Les mathématiques sont en outre le seul domaine où l'esprit peut atteindre une certitude. Descartes rêve de pouvoir étendre cette certitude aux autres domaines du savoir.

Phrase 3 : Car ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien.

Descartes formule ici clairement la thèse du texte : Pour accéder à la vérité il ne suffit pas de posséder la capacité de connaître le vrai, la raison, encore faut-il  avoir la bonne méthode pour raisonner.

Concrètement cette thèse signifie que le scientifique avant d’être en mesure d’affirmer quoi que ce soit de vrai sur le monde, doit d’abord être philosophe. Il doit s’interroger sur la valeur des outils, des méthodes, qu’il met en œuvre dans sa connaissance du monde. Ce n’est qu’à cette condition qu’il pourra espérer accéder à la vérité.

Phrase 4 : Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices, aussi bien que des plus grandes vertus ; et ceux qui ne marchent que fort lentement, peuvent avancer beaucoup davantage, s'ils suivent toujours le droit chemin, que ceux qui courent et s'en éloignent.

Dans cette dernière partie du texte, Descartes tire les conséquences de ce qu'il a affirmé plus haut : Si tous les hommes sont égaux sur le plan de la raison, cela veut dire que tous les hommes sont égaux face à l'erreur. Tous les hommes peuvent se tromper, mêmes les "plus grandes âmes", ces hommes dotés de qualités d'esprit qui les distinguent des autres. Ce qui explique qu'ils se trompent c'est souvent qu'ils réfléchissent dans la précipitation sans prendre le temps de s'interroger sur les outils qu'ils utilisent. On peut penser que Descartes vise dans cette phrase les philosophes qui l'ont précédé. C'est pour cela que si l'on veut atteindre la vérité  il vaut mieux suivre l'exemple de Descartes, avancer lentement et prendre le temps de s'interroger préalablement sur ce que serait  la meilleure méthode à suivre.

Repères : Persuader/convaincre

Les expressions « être persuadé de et être convaincu de » renvoient à deux rapports différents au contenu de nos opinions.

- Lorsque je suis persuadé d’avoir raison. J’adhère de façon affective, subjective à mes opinions. Une opinion a de valeur simplement parce qu’elle est mon opinion, rien de plus. (croire)

- Lorsque je suis convaincu de, cela signifie que j’ai examiné le fondement rationnel d’une opinion. C’est ce fondement qui lui donne sa valeur indépendamment du fait que j’y adhère ou non. (savoir)

Croire n’est pas savoir.

source : http://www.aline-louangvannasy.org/2014/09/le-bon-sens.html 

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